Dictionnaire apologétique de la foi catholique/Chine (Religions et doctrines)

Dictionnaire apologétique de la foi catholique
Texte établi par Adhémar d’AlèsG. Beauchesne (Tome 1 – de « Agnosticisme » à « Fin du monde »p. 262-273).

CHINE (RELIGIONS ET DOCTRINES). —

I. A l’origine. — II. Avant les Tcheou, religion primitive. — III. Sous les Tcheou, innovations. — ÏV. Sous les Tcheou, adultérations. — V. Fin des Tcheou. Lao-tse et Confucius. Dissidents. — VI. Sous les T’sin. Destruction des anciennes archives. — VU. Sous les Han. Taoïsme magique, alchimique, diététique, politique. — VIII. Les Tsin. Grande anarchie. Bouddhisme. — IX. Soei et T’ang. Restauration. Jeu de bascule. — X. Sous les Sang. Taoïsme héroïque. Xéo-confucianisme. — XI. Sous lesSong. Le Tchouhisme. — Xll. Yuen, Ming, T’sing. Temps modernes. Règne des Lettrés.

I. A l’origine. — Ceux qui, vers l’an trois mille avant J.-C, ou plus tôt, fondèrent dans le bassin du fleuve Jaune ce qui est devenu depuis l’empire chinois, arrivèrent-ils par le nord-ouest ou par le sudouest, vinrent-ils de la Chaldée ou de l’Inde, étaient509

CHINE

510

ils Ariens ou Dravidiens ? Cette question n’ayant pas encore reçu sa solution définitive, on ne peut pas dire non plus d’où ils apportèrent leur religion et leur civilisation. A leur entrée dans l’histoire, vers 2698 s’il faut en croire la chronologie chinoise oilicielle, ils apparaissent comme un peuple distinct, relativement peu nombreux, ayant ses idées et ses mœurs propres, étal)li par stations parmi un autre peuple aborigène, d’idées et de mœurs ditlerentes. Les Chinois ne rendaient de culte qu’au ciel et aux mânes ; les Miao aborigènes étaient fétichistes. C’est tout ce qu’on sait de ces temps reculés.

II. Avant les Tcheou, religion primitive. — Pour la période historique (jui précéda iavènement de la dynastie Tcheou, xxiv’au xii* siècle avant J.-C, voici les notions que les anthologies confucéennes, Odes et Annales, seuls documents existants, nous ont conservées. Nous supposons que Confucius les a fidèlement rapportées, et que la postérité ne les a pas altérées… Au-dessus de tout, les Chinois plaçaient un Etre supérieur, qu’ils appelaient Sublime Ciel, Ciel, Sublime Souverain, ou Souverain.

Ces termes sont strictement et parfaitement synonymes. LeCiel.leSublimeSouverain, donne, conserve, ou ravit l’existence. Il est l’auteur de toutes les relations, de toutes les lois. Il considère les hommes et les juge. Il récompense et punit, selon le mérite et le démérite. De lui viennent la disette ou l’abondance, l’adversité ou la prospérité. L’empereur est son mandataire. Le Ciel prédestine à longue échéance, prépare son élu durant des siècles d’avance… Etant donné ces attributs, il est impossible d’admettre que les anciens aient considéré le Ciel comme une voûte matérielle, ou le Sublime Souverain comme un ancien héros. Ces interprétations sont également inconciliables avecles textes, les commentaires et la tradition… Le culte qu’on rendait au Ciel, au Sublime Souverain, était simple et expressif. On lui immolait des victimes, ordinairement un bœuf. On l’avertissait des événements majeurs, en allumant un bûcher sur la cime d’une montagne. La fumée était censée porter au Ciel la communication qu’on voulait lui faire. On s’inquiétait beaucoup de savoir s’il était content ou mécontent, favorablement ou défavorablement disposé. Pour cela, on examinait les corps célestes et les météores terrestres ; on flambait des écailles de tortue, et l’on conjecturait d’après les craquelures produites. Le choix de ce dernier mode de divination fait bien comprendre ce que l’on prétendait. La carapace dorsale bombée de la tortue figurait le ciel, sa plaque ventrale plate la terre, l’animal entre les deux figurait l’homme. On voulait apprendre la voie du Ciel, disent les textes ; ce que le Ciel préparait, ce qu’il désirait.

Dès la même époque, divers êtres transcendants étaient l’objet d’un culte secondaire. Les textes énumèrcnt les c/ien du ciel et les k’i de la terre, spécialement ceux des monts et des fleuves, le patron des terres et le patron des moissons, etc. C’étaient les mânes d’hommes illustres, considérés comme bienfaiteurs et protecteurs. — La grande affaire, c’était le culte des Mânes. La survivance de l’âme hunuiine était crue généralement et fcrnunnent. Un texte célèbre de l’an 1400 parle au long de l’élysée céleste, de l’effet des bénédictions ou des malédictions des ancêtres. Jamais aucune allusion à un jugement après la mort, à un purgatoire ou à un enfer… l’nc tablette en bois servait do médium entre le défunt et ses descendants. C’est devant cette tablette qu’on offrait au défunt des mets et des étoffes. On l’invitait, en déclamant des adresses, en chantant des odes, en faisant de la musique. Non que l’on crût <iu’il viendrait,

qu’il mangerait réellement, disent les commentateurs tout d’une voix. On espérait seulement que l’ancêtre, informé de la peine que ses descendants se donnaient pour l’honorer, leur enverrait sa béné-, diction, qui leur porterait bonheur. Cependant on parlait et on agissait comme si on avait espéré la venue réelle du défunt. Fiction i-ituelle, disent les commentateurs : le cœur humain est ainsi fait ; il prend ou feint de prendre ses désirs pour des réalités. Parfois, dans les occasions très solennelles, pour donner plus de vie à la scène, on habillait un descendant du défunt avec ses vêtements soigneusement conservés, et c’est à ce représentant muet, médium vivant, qu’on offrait les mets et les chants.

m. Sous les Tcheou, innovations. — Notons d’abord, outre l’ancicu procédé de conjecture par l’écaillé de tortue, deux autres systèmes de divination, l’un par les nombres, l’autre par les diagrammes. — Attribuée à l’empereur Yu le Grand, le fameux canalisateur du xxiii= siècle, exposée en l’an 1122 par l’oncle du dernier empereur de la dynastie Yin, la divination par les nombres, basée sur les chiffres simples i à 9, n’eut d’abord que peu de vogue. Plus tard on perfectionna le système. On ajovita le chiffre 10. On construisit deux dessins. On raconta qu’ils avaient été copiés sur le dos d’un dragon, d’une tortue. Les lettrés de la période Ilan s’en occupèrent. Ceux de la période Song en firent le jeu d’esprit à la mode. Ils crurent au dragon et à la tortue, à un dessin céleste rond et à un dessin terrestre carré. Le ciel et la terre, les deux principes, les cinq éléments et les nombres combinés, formèrent un système ignoré de l’antiquité et oublié depuis. — La divination par les diagrammes joua, dans l’histoire de la Chine, un rôle plus important. Elle est basée sur huit figures dites /oa, formées chacune de trois lignes entières ou brisées. On a voulu voir, dans ces trigrammes, des caractères cunéiformes ; plaisanterie ! Les trigrammes ne figurent rien. Chacun porte un nom conventionnel. Ces noms sont empruntés à la natiu-e, ciel, terre, soleil, tonnerre, vent, montagne, eau stagnante, eau courante. Tout le système est basé sur ces noms. Primitivement on tirait au sort, d’abord un premier trigramme, puis un second, et l’on conjecturait, par rapport à la question proposée, d’après le changement que le second sens semblait apporter au premier. De là le nom /, Mutations, que porte le système. Par exemple, supposons qu’on conjectural sur l’avenir prochain de l’empire. Le premier trigramme tiré au sort ayant été montagne, notion de solidité, et le second ayant été tonnerre, notion d’ébranlement ; on concluait que, à la tranquillité actuelle, succéderait une révolution. Il est évident que, dans ces interprétations, la marge laissée aux devins était très large et les consultations que l’histoire nous a conservées, prouvent qu’ils en usaient largement. Plus lard on conq)liquales figures graphiques, probablement pour mettre dans le système plus de mystère apparent. Les 8 trigrammes furent combinés en 64 hexagrammes, numérotés, et l’on tira la mutation de la comparaison des deux hexagrammes, le procédé restant d’ailleurs le même. Le tirage au sort successif (les deux numéros se faisait par une série de coupes, avec un jeu de brins d’achillée… Quant à l’origine de ce système de divination, encore enq)loyé de nos jours, il est moralement certain que ce fut, non pas l’empereur légendaire Fou-hi, niaisleduc T’changde Tcheou, père du fondateur de la dynastie impériale Tcheou, plus connu sous son litre posthume Wcn-wang, qui l’inventa entre 1144 et 1142 avant J.-C. Son fils Tan, duc de Tcheou, le perfectionna. Les deux ajoutèrent aux diagrammes d’ineptes sentences. Confucius 511

CHINE

512

admira leur œuvre, et y ajouta sa prose… En résumé, deux idées successives tirées au sort, pour conjecturer sur une question donnée. Si la seconde modifie la première en bien, c’est faste, avancez ! Si la mutation est en mal, c’est néfaste, reculez ! Pas plus de mystère que dans le jeu de l’oie. — Durant la même période, l’astrologie officielle se développa aussi considérablement. Aucune décision importante ne se prenait, sans avoir auparavant demandé aux sorts la voie du Ciel… La mentalité chinoise est ainsi faite : hésitation a^ant, résignation après. Plutôt que de se tourmenter, on jette les sorts. Ensuite, le gouvernement se repose, le peuple s’apaise. Si tout va mal, c’est que cela devait être ; tout ira bien, une autre fois. — Du reste, pendant toute cette période, les textes des Odes et des Annales, relatifs au Ciel et au Sulîlime Souverain, textes nombreux et clairs, montrent que, sur ce point, la croyance de ces quatre siècles fut la même que celle des siècles précédents. Même constatation pour ce qui est des cultes secondaires rendus aux êtres transcendants. Même constatation pour ce qui concerne le culte des mânes. Cependant dans le rituel Tcheou-Ii de la dynastie, apparaissent des nouveautés, pas substantielles, mais importantes, à cause des suites qu’elles eurent… Quelles furent les causes de ces innovations ? Les critiques chinois en énoncent deux : l’ambition séparatiste de certains feudataires ; la contamination des Chinois par les aborigènes, dont l’absorption commença durant cette période. J’en ajoute une troisième : l’importation probable d’idées hindoues… Omettons les points de moindre importance, pour ne nous attacher qu’aux deux principaux, (7/// <jr Souverains et Sorcellerie.

Les Lettrés affirment unanimement, que les Cinq Souverains ne sont pas des souverains autres que le Sublime Souverain, le Souverain universel. « Alors que sur la terre il ne saurait y avoir deux empereurs, comment au ciel y aurait-il six souverains ? » Les Chinois comptent cinq éléments, et cinq régions de l’espace, nord, sud, est, ouest, centre. Les Cinq Souverains sont, pour eux, le Sublime Souverain agissant par les cinq éléments, dans les cinq régions de l’espace. Nous dirions qu’ils sont sa quintuple action. « L’homme, qui est un, agit par sesquatre membres. Le Sublime Souverain, qui est un, agit par les cinq éléments dans les cinq régions. Quand on considère son immensité, on l’appelle Sublime. Parce qu’il habite le ciel, on l’appelle Azuré. Quant à son être, on l’appelle Ciel. Quant à son pouvoir, on l’appelle Souverain. Les Cinq Souverains sont sa quintuple manifestation. Ce ne sont pas cinq chen dist incts, ses ministres, comme certains l’ont imaginé. » Les certains anonymes visés dans ce texte, sont divers imposteurs dont le premier fut Sin-yuen-p’ing (165 avant J.-C), qui personnifièrent les Cinq Souverains, les peignirent de la couleur des cinq éléments et des cinq régions, et leur donnèrent des attributs absolument identiques à ceux des Tchatiir Maharadjas, rois des quatre éléments et régions, du Brahmanisme et du Bouddhisme. Il en fallut cinq en Chine, le système chinois étant quinaire… Aucun doute n’est possible sur les interprétations données ci-dessus. La question a été traitée magistralement par les Lettrés les plus célèbres, K’oang-heng en Sa avant J.-C, Wang-sou en 266 après J.-C, etc. Si elle fut souvent reprise, ce n’est pas qu’elle fût obscure ; c’est que, à toutes les époques, les Taoïstes firent rage pour arriA’er à loger leurs chen dans le ciel des Lettrés, sous le couvert des Cinq Souverains. Finalement, en l’an 1067, l’empereur Chcn-tsoung des Song trancha la question par l’édit suivant : ’< Le rituel Tcheou-li se sert des trois termes, Splendide Ciel, Sublime Sou verain, Cinq Souverains. Ces dénominations diverses désignent toutes un seul et même Souverain. » Cette décision impériale ayant été insérée au rituel olQciel, depuis lors il n’a plus été question des Cinq Souverains. .. Bien avant les tentatives des Taoïstes, des princes avaient rendu un culte à l’un ou à l’autre des Cinq Souverains. Mais la nature de ces faits est très ditférenle. Les entreprises des Taoïstes furent hérétiques, celles des princes ne furent que schismatiques. Les Taoïstes voulurent faire de nouveaux dieux, les princes tirèrent à eux celui de l’empire. L’empereur seul avait le droit de sacrifier au Sublime Souverain. En’j^o avant J.-C, le comte Siang de T’sin, pratiquement rebelle, se donna son culte à lui. N’osant tout de même pas s’approprier le Sublime Souverain, ce qui aurait excité l’animosité universelle, il éleva un tertre au Souverain Blanc, c’est-à-dire au Sublime Souverain en tant que protecteur de l’Ouest, région dans laquelle se trouvaient ses domaines, et dont la couleur est le blanc dans le système quinaire chinois. Le culte séparatiste rendu plus tard par d’autres princes à d’autres Souverains, eut la même origine.

Pour ce qui est de la sorcellerie, qui s’introduisit, se répandit, et acquit même une situation olhcielle durant la jjériode qui nous occupe, les Lettrés aflirment unanimement que les Chinois l’acceptèrent des aborigènes absorbés par eux. Il est probable qu’ils reçurent aussi, médiatement ou immédiatement, des superstitions venues de l’Inde. Ainsi la théorie des éclipses, les pratiques pour délivrer le soleil ou la lune, sont si absolument identiques dans l’Inde et la Chine à cette époque ; le génie noir des Chinois est si incontestablement le Rahu des Brahmanes, qu’il est impossible de ne pas penser à une communication, à un emprunt… Les sorciers et sorcières étaient considérés comme possédés par un chen. Ils devaient obtenir la pluie en cas de sécheresse, conjurer les calamités, préserver des microbes, guérir les maladies, expulser les lutins malfaisants qui font leur première apparition à cette époque. Pour ces diverses opérations, ils se servaient de tambours, de verges et de balais, de formules et de gestes tout à fait semblables aux tantras et aux mudras de l’Inde.

IV. Sous les Tcheou, adultérations. — Cette ])ériode s’étend du ïx° au vi’siècle avant J.-C. Les textes sont nombreux et explicites. Certains traits des notions primitives s’accentuent, d’autres s’altèrent. — La notion primitive de l’Etre supérieur, du Sublime Souverain, reste ce qu’elle était, s’accentue même, sans dégradation. Il devient de plus en plus personnel. Il règne, gouverne, récompense et châtie. Il apparaît en songe. Les opprimés lui portent plainte. Il fait droit à leiu-s requêtes et leur rend justice. On ne le trompe pas. Nul n’échappe à sa vindicte. Il bénit et exalte les hommes de bien. — La notion primitive des êtres transcendants se précise aussi, mais se dégrade. La distinction des chen et des Ai s’efface. Les k’i sont oubliés. Les chen sont des défunts illustres et puissants. Ils bénissent ou maudissent comme jadis. Mais ils mangent, tandis que les chen anciens ne mangeaient pas. Ils revêtent des formes animales. Leur catégorie s’élargit, poiu* recevoir des êtres malfaisants d’origine hétérodoxe, ondins, dryades, et autres qui ressemblent singulièrement aux nagas et aux prêtas indiens. — La notion primitive des mêmes se précise aussi, mais s’altère. La survivance est crue plus fort que jamais. De rares incrédules qui se demandent si les défunts sont doués de connaissance, sont blâmés. Les ancêtres bénissent, maudissent ; les défunts apparaissent, avertissent. Mais eux aussi ont, à cette époque, appris à manger ; si bien même que, si on ne les nourrit pas, ils souffrent de la faim, volent les 513

CHINE

514

aliments offerts à d’autres, et punissent leiu-s descendants négligents… En 689, premier cas certain de suttéisrae, hommes, chevaux et chars envoyés dans l’autre monde avec leur maître défunt… Des hommes se tuent, pour aller porter une nouvelle aux morts… En 535, fait capital, affirmation de la duplicité de l’àme humaine. L’ànie inférieure, p’ai, qui anime le corps et dirige les opérations végétatives, est issue du sperme qui a donné naissance à l’embryon. Après la naissance, l’àme supérieure, hoen, est formée peu à peu, par condensation intérieure de l’air respiré. A la mort, l’àme inférieure suit le cadavre dans la tombe, où elle unit par s’éteindre. L’àme supérieure ne s’éteint pas. Après sa séparation d’avec le corps, elle est d’autant plus transcendante, plus capable, qu’elle a mieux mangé et plus appris durant la vie. Si les descendants lui font les offrandes rituelles, elle se tiendra tranquille. Sinon, elle les molestera… Ce texte est resté classique jusqu’à nos jours. Nous verrons que les philosophes Song le modifièrent, mais en mal, pas en bien. — Divination et sorcellerie, comme durant la période précédente. Les sorciers servent de médiums entre les vivants et les défunts. La croyance aux songes s’accentue. — D’où provinrent les adultérations de cette période, surtout la dernière, la plus grave, la distinction de deux âmes ? De l’introduction du dualisme, de la théorie philosophique j/ « et r « "^, deux principes contraires, évolution circulaire continue, l’un portant en soi le germe de l’autre, l’apogée de l’un appelant sa ruine par l’autre. Le premier texte, qui expose le système, peut remonter à l’an 816. Le dualisme abstrait trouva dans le couple ciel et terre sa formule concrète, binôme dont nous verrons les Taoïstes tirer monts et merveilles. .. Cette forme de chthonisme fut-elle autochtone ? Il est bien plus probable qu’elle vint de l’Inde. Echos avestiques et védiques.

V. Fin des Tcheou. Lao-tse et Confucius. — La version actuellement la plus commune, quoiqu’elle soit plutôt légendaire qu’historique (voyez Chixe (Sages DE la), Lao-tse), fait de ces deux hommes des contemporains. Lao-tse Unissait, quand Confucius débutait. Ils se virent et ne se comprirent pas. Cela devait être, car leurs vues étaient diamétralement opposées. Les critiques chinois modernes les ont admirablement résumées en ce peu de mots : « Les anciennes croyances et institutions n’étaient plus qu’une ruine. Lao-tse voulut la déblayer, faire place nette. Confucius voulut la restaurer, tout reconstruire. Lao-tse s’éleva dans les nuages, Confucius s’aplatit contre terre. »

I. Système de Lao-tse. — Lao-tse fut un philosophe. Il spécula sur l’origine des choses. Ses spéculations démolirent la religion antique. Son système est une sorte de panthéisme. Il distingua tao, le principe primordial, le tout, l’unité, force évoluant en deux périodes yin et yan^, progression et régression ; et k’i, le souffle pi-imordial, matière subtile, le substratum des évolutions, des progressions et des régressions. Le principe n’eut pas de principe. Il fut toujours, et de lui-même. Il fut avant le Souverain (le Sublime Souverain, le Dieu de la religion primitive, laquelle se trouve rejetée en bloc par cette unique assertion). Il produit tous les êtres. « L’espace médian entre le ciel et la terre est semblable au sac d’un immense soufflet, dont le ciel et la terre seraient les deux phinches. De lui émanent tous les êtres. Ils sont produits par l’aclion du principe sur le souffle. Le principe est au souffle, ce que le mâle est à la femelle. Du principe uni au souffle sont issus le ciel

et la terre, tous les êtres. » Ces êtres paraissent et s’agitent pour un peu de temps sur la scène du monde, puis vont se cacher et se reposer dans de mystérieuses coulisses. La vie n’est rien, ce qui la suit est tout. Attendre en paix le repos stable d’outre-tombe, voilà la sagesse ; se démener dans la vie pour arriver à quelque chose, c’est folie. — De ces principes théoriques découlent les applications pratiques suivantes, quiétude, abstention, laisser la roue tourner. Rien ne profite, rien ne dure, alors à quoi bon s’agiter et peiner ? Voir, ouir, goûter, désirer, autant d’illusions ; sage est celui qui les méprise et qui remplit son ventre. Au lieu d’apprendre, il faut se vider. Agir, contrarie le cours naturel des choses. Pas de lois, pas de règles ! Suivre l’instinct inné, voilà la voie. Les gouvernants doivent appliquer ces principes au peuple. Ils doivent isoler leurs sujets, pour pouvoir les tenir dans l’ignorance la plus absolue. Ils doivent éteindre en eux toute ambition, tout désir. « Videz les têtes et remplissez les ventres, débilitez les esprits et fortifiez les os ! » Instruire le peuple, c’est ruiner l’Etat… Ajoutons que Lao-tse maudit la guerre, avec une très grande énergie. — L’ensemble de ces principes, qu’on a appelé Taoïsme, a eu sur la Chine une influence prodigieuse. De là ces innombrables politiciens, qui prônèrent ce principe unique, que nourrir le peuple doit être le seul souci, parce que « quand son ventre est plein, le peuple est sage ». De là le système gouvernemental de l’abstention et de l’expectative, appliqué jusqu’à nos jours : « laisser leur libre cours à toutes choses, n’intervenir qvie par nécessité et à regret, mettre le doigt le plus rarement possible dans l’engrenage ciel et terre, de peur de déranger son fonctionnement normal ». De là enfin l’horreur de la guerre, et le mépris du métier des ai-mes. — Il me reste à citer un texte, qui fut aussi gros de conséquences. Il fait suite à la comparaison du soufflet universel. « L’homme peut arriver à ce que le principe vital contenu dans le sperme qui lui a donné naissance, survive à la séparation d’avec le corps, à la mort. Il peut, en nourrissant ce principe vital par une respiration douce et réglée, combiner l’air avec le sperme, et concevoir en soi, comme la poule conçoit son œuf, l’embryon de son être futur. » Cet embryon, les interprètes le décrivent, et les images le représentent, comme un enfançon nimbé d’une gloire. Il doit arriver à peser sept onces, pour être viable. A la mort, il transmigre dans l’autre monde. Le cadavre, qui reste, est un vêtement ôté, une défroque usée… Voilà l’origine de l’étrange gymnastique respiratoire dite kong-fou, par laquelle tant de Chinois travaillent encore à se procurer l’immortalité.

2. Système de Confucius. — Confucius fut un politique. Non seulement il ne spécula sur rien, mais il réprouva toute spéculation abstraite, toute recherche transcendante. Pas même de morale théorique. Chez lui tout est concret, tout vise à la formation de gouvernants pratiques et de gouvernés dociles. Le grand objectif de Confucius, fut de réformer les abus administratifs des princes féodaux de son temps, et les superstitions introduites depuis la décadence des Tcheou. Il pensa comme les anciens, et crut comme eux ; à preuve, c’est lui qui nous a conservé tout ce qui nous reste d’eux. Comme eux il crut au Ciel, au Sublime Souverain, à une Providence, et il prouva sa foi par ses paroles et par ses actes. Comme eux il crut à la divination, et cultiva les Mutations, pour apprendre à connaître la t’o/c du Ciel. Comme eux il crut fermement à la survivance de l’àme humaine, mais resta absolument muet sur les sanctions d’outre-tombe. Comme eux il crut aux chen, et prêcha

17 515

CHINE

516

leur omniprésence, pour obtenir que les hommes se conduisissent bien, en tout temps et en tout lieu. Il connut et ne contredit pas le dualisme d’introduction récente. Il crut aux mânes, et insista énergiquement sur leur culte, qu’il interpréta raisonnal)lement. Réagissant directement contre la multiplication des superstitions, il voulut que le culte se bornât strictement aux pratiques anciennes, et fût plutôt respectueux qu’ïiimant. Sa morale, Confucius l’a résumée lui-même en ces deux mots : loyauté et bénignité. Au peuple, il veut aussi qu’on procure d’abord le bien-être ; mais l’élevage quasi bestial de Lao-tse ne lui suffît pas. Il exige que les gouvernants fassent instruire le peuple ; mais seulement de ses devoirs, des choses qui peuvent lui être utiles ; et cet enseignement doit être tout positif et pratique, réduit en maximes, sans accompagnement de raisons que le peuple ne saurait comprendre. Il faut surtout préserver le peuple de tout enseignement hétérodoxe, le plus dangereux des fléaux… Confucius détesta les armes et la guerre, presque autant que Lao-tse… Tout cela paraît très simple, et pas bien neuf. Où donc est le Confucianisme i’il git dans les deux principes suivants : constitution familiale, opportunisme au joiu ? le jour… On sait avec quelle intensité, avec quelle exagération voulue, Confucius a insisté siu" la piété filiale, bonté des parents pour leiu-s enfants, dévotion des enfants à leurs parents. C’est que, pour lui, la famille était la molécule type. La principauté, l’Etat, agrégations de molécules, devaient vivre et fonctionner à l’instar. En expliquant les lois de la famille, Confucius entendait édicter les lois de l’Etat. Le rêve de sa Aie, utopie irréalisable, fut que tout revint au temps où les hommes, encore en petit nombre, A-ivaient sous le régime patriarcal. Il ne se douta pas que, pour les grandes agglomérations, ce doux régime ne suffit pas… Pour ce qui est de l’opportunisme, c’est la A-raie marque du Confucianiste, la devise de l’école. « L’opportunisme est le trait distinctif du Sage. Excès et défaut, sont deux A-ices également nuisibles. Tout plan préconçu, totlt parti pris d’aA’ance, est un grand mal. Il faut suivre en tout une voie moyenne, marcher sans intention déterminée, ne rien embrasser avcc passion, ne rien repousser par antipathie, faire ce qui couvient le mieux pour le moment, dans le cas donné, au fiu- et à mesure. Peu d’iiommes atteignent cet idéal, peu s’y maintiennent durant un mois entier. » Ces paroles du Maître, amplifiées par ses disciples, surtout par son petit-fils TsE-SE, ont fait la Gliine confucianiste, la Chine des Lettrés. Pas d’idéal, pas de plan, pas de programme ; ni patriotisme, ni politique, ni amour, ni haine. Depuis 25 siècles, gouvernement et peuple

« passent les jours » comme on dit en ce pays. Ils se

courbent dans l’adA’ersité, se redressent dans la prospérité, s’en tirent toujours. On ne peut comparer cet état, ni à un char, ni à un A^aisseau. Un bouchon flottant sur l’eau à l’aventiu-e, est ce à quoi il ressemble le plus. Quand la vague passe, il plonge ; quand elle a passé, il émerge. Croyez l’article Chine (Sages de la), Confucius.)

Lao-tse et Confucius eurent des disciples. La filiation des disciples de Lao-tse est moins connue, celle des disciples de Confucius l’est davantage. Les disciples déA-eloppèrent les idées de leurs maîtres. De là le Taoïsme et le Confucianisme, doctrines qu’il faut se garder d’appeler des religions, vu que ce furent des politiques assises sur quelque peu de philosophie naturelle, l’une niant Dieu, l’autre le négligeant. — Les Taoïstes, surtout, Lie-tse et Tchoang-tse, au ive siècle, exposèrent la doctrine de Lao-tse dans un style magnifique, mais sans rien ajouter au fond. Les Confucianistes Tseng-tse, Tse-se, surtout Mong-tse

Aulgo Mexcius, rendirent, du a’au m’siècle, le même service à la doctrine de Confucius.

A la fin du a^ siècle et au commencement du ia<= siècle, A’écurent deux philosophes qu’il faut connaître. Ya>g-tchou qui prêcha l’égoïsme et le séparatisme systématiques, et Mei-ti qui i^rêcha l’altruisme uni-A-ersel et la fusion des peuples. Le premier fut immédiatement traité en ennemi par les Confucianistes, dont la dcvise est bénignité. Le second fut d’abord traité par eux en ami. Mais dès la fin du ia’* siècle, la Jjénignité confucéenne devcnant de plus en plus chose froide et pharisaïque, les Confucianistes commencèrent à se moquer de la charité chaude et déA-ouée de Mei-ti. Leuxs descendants, les Lettrés de nos jours, ont appelé Mei-ti le Jésus de la Chine, et traitent les chrétiens de sectateurs de Mei-tse. Mei-ti lutta aussi avec énergie pour la foi en la Providence et en la surA’ivance. C’est la plus noble figure de la galerie des philosophes chinois… Citons encore Siun-k’oang qui Aécut au m’siècle. Plutôt sti-atégiste que philosophe, il fut pourtant le père d’une théorie qui fit du bruit. Il déclara l’homme foncièrement mauA’ais, et toutes ses œuA-res essentiellement aIcieuses. La morale est chose purement couA-entionnelle, tout extérieure ; une sorte de corset lacé sur la nature, qui fixe l’homme dans une attitude forcée qu’on appelle le bien.

VI. Sous les T’sin, destruction des anciennes archives. — En l’an 2 1 3 avant J.-C, Tcheng de T’sin, le destructeur des Tcheou et le conquérant de l’empire, deA’enu l’empereiu’Che-hoang-ti, fit brûler tous les anciens écrits, annales, rituels, chants, chroniques, registres, et tout spécialement les anthologies compilées par Confucius poiu* ses disciples. Deux motifs expliquent cet acte barbare. D’abord l’empereur était la dupe des Taoïstes. Puis les Confucianistes prouvaient par leurs livres, que ses lois étaient des innoA ations contraires à l’antiquité. L’empereur brûla les bibliothèques pour faire oublier l’antiquité. Il y réussit assez bien. Il ne nous reste, en fait de moniunents anciens authentiques, que fort peu de chose. Au point de Aue chronologique, historique, statistique, la perte est immense. L’est-elle autant, au point de vue religieux et philosophique ? C’est douteux. En fait d’idées, ’les livres modernes, très a’oIumineux, contiennent peu de chose. En fut-il autrement dans l’antiquité ? On peut penser que, dans ce qui est par A-enu jusqu’à nous, nous aA-ons l’essentiel.

VII. Sous les Han. Taoïsme magique, alchimique, diététique, politique. — Cette période s’étend pratiquement de l’an 213 aA^ant J.-C. à l’an 300 après J.-C. Trois faits la caractérisent : i. Introduction du Bouddhisme ; 2. Développement et organisation du Taoïsme, qui devient une grande puissance ; 3. Latence du Confucianisme.

1. Bouddhisme. — Les choses de l’Inde étaient assez connues en Chine depuis longtemps. Le contact intime de la Chine avec l’Inde, dans le bassin du Tarim, depuis le 11* siècle avant J.-C, les fit connaître mieux encore. En l’an 65 après J.-C, l’empereur Ming euA^oya quérir les livres bouddhistes, et des bonzes poui’les expliquer. Deux Hindous, Kashiapa Matanga et Dharma Aranya, se fixèrent à la capitale. Le Bouddhisme s’implanta, mais ne se répandit pas, parce que les patrons politiques, qui font le succès des sectes en Chine, lui manquèrent provisoirement.

2. Taoismk. — Des Taoïstes aux allures exoticp^ies gouvcrnèrent l’empereur Che-hoang-ti des Tsin, qui espéra échapper, par leurs bons soins, à la loi de la 517

CHINE

518

mort. Sous les Nan, leur crédit alla croissant d’âge en âge. En 165 avant J.-C, le magicien Sin-yuex-p’ing s’empare de l’esprit de l’empereur Wen. De 1 53 à 1 12, l’empereur Ou fut la dupe des alcliimistes Li-chao-KiUN. Chao-avong, Liuen-ta, et autres, qui lui promettaient la conversion du cinabre en or, et la drogue d’immortalité. Miao-ki lui lit introduire le culte du Suprême Un, équivalent taoïste du Sublime Souverain des Confucianistes. L’empereur chercha à se mettre en relations avec cette déité, sur la cime du mont Tai-chan, le 17 mai iio. Puis il éleva la Tour des communications célestes. La magie, l’alchimie, les évocations, les conjurations, les charmes, les maléfices et l’envoûtement, furent à l’ordre du jour durant tout ce long règne. Ce fut une fureur. Elle coûta à lempereur Ou son propre fils le prince Kiu, désigné pour lui succéder, et nombre de fidèles sujets. Assagi par le malheur, il finit par découvrir qu’on s’était joué de lui durant 02 ans. Son proche parent, le prince Lieou-nax, mort en 122, ajouta à la littérature taoïste l’important traité naturaliste et alchimique, connu sous le nom de Hoai-nait-tse, dont l’odeur est franchement exotique. En 61, l’empereur Siuen autorisa des pratiques taoïstes magicjues venues de l’Ouest. En 14. l’empereur T’cheng se convertit du Confucianisme au Taoïsme. En 5 avant J.-C, l’empereur Xai, le fameux sodomite, confirme 700 lieux saints, et autorise 87.000 sacrifices taoïstes par an. Des dcA ins taoïstes lancèrent la révolution qui renversa l’usurpateur Wang-mang, et rétablit les Han. Un prophète taoïste mit sur le trône, en 26 après J.-C, l’empereur Koang-Ou, qui se montra reconnaissant. En 166, l’empereur Hoan élève un temple à Lao-tse dans sa capitale, et lui sacrifie avec le rituel des sacrifices au Ciel. En 184. grande rébellion des Turbans jaunes, qui s’étaient associés et organisés petit à petit, comme l’ont fait presque tous les rebelles depuis lors, sous le couvert de dévotions taoïstes. Ils pratiquaient en commun certaines cérémonies superstitieuses, qui les liaient entre eux. Ils pratiquaient certaines bonnes œuvres, qui leur attachaient le peuple. Quand ils se crurent assez forts, ils tirèrent le sabre. Dans les années qui suivirent, les sectes analogues pullulèrent. Une surtout est à noter, non à cause de son importance, mais parce que c’est d’elle que date la fameuse légende du pape des Taoïstes. Il s’agit de l’aïeul de Tchang-lou, Tchang-ling dit Tchang-tao-ling, qui vécut à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne, et fut favorisé d’apparitions de Lao-tse. Y eut-il dès lors, dans cette famille Tchang, une transmission héréditaire de certains secrets et d’une certaine autorité sur la secte ? le fait est douteux pour cette époque, mais plus tard il en fut ainsi. Vers ^23, un certain K’kol-k’ien-tcuk achèvera de faire du Taoïsme une secte hiérarchisée, puissante, malfaisante et redoutée. C’est lui qui fit conférer à feu Tchang-taoling, le titre de Docteur céleste, qu’ont porte depuis tous ses successeurs plus ou moins authentiques. Il mit en vogue la forme diététique du Taoïsme, gymnastique respiratoire, drogue d’immortalité, régime des Immortels, consistant à ne manger que des pétales de fleurs et à ne boire que de la rosée. Simagrées superstitieuses destinées à donner le change sur la nature révolutionnaire de la secte. Les devins taoïstes furent les principaux fauteurs des troubles qui agitèrent le commencement du 111° siècle. Aussi l’un des premiers actes du fondateur de la nouvelle dynastie Tsin, fut-il de prohiber leur métier.

3. CoNnciANisMi :. — Le soleil de la faveur ne luisit pas pour lui, durant cette période. Le foiulaleur des Han méprisa les Lettrés. En 191 avant J.-C, le décret prohibant les livres cessa d’avoir force de loi, sans

avoir été abrogé. En i^o, les harangues de Tong-TCHOXG-cHou à l’empcreur Ou, prouvent que les Lettrés ont fait du dualisme leur principe fondamental. De 155 à 130, le prince Hiex, frère de l’empereur Ou, recueille et restaure les vieux écrits échappés au désastre de l’an 21 3. Ils furent enfouis dans la bibliothèque impériale. En 51, on se souvint enfin de leur existence. En 7 avant J.-C, on les classa. En 79 après J.-C, on les revisa… Vers go après J.-Ç., mort du philosophe Wang-t’choxg, lettré transfuge, dont les attaques contre ses anciens confrères nous fournissent un très bon catalogue de leurs thèses. Incontestablement, à cette époque, les Confucianistes avaient subi l’influence du milieu taoïste dans lequel ils vivaient. Ils avaient oublié la notion anticjue du Ciel Sublime Souverain, que Wang-t’chong relève. Ils considéraient comme le grand pouvoir supérieur, le binôme ciel et terre, le ciel et la terre étant matériels, faits d’une substance ténue, semblable à la vapeur ou à la fumée. Ils attribuaient pourtant à ce binôme les attributs que les anciens donnaient au Ciel Souverain, le gouvernement, la Providence, la rétribution du bien et du mal. Ils l’interrogeaient par la divination. Ils lui faisaient des offrandes. Wang-t’chong attaque a’ec verve leur inconséquence. « Si le ciel et la terre sont matériels, avec quels j^eux nous voient-ils, avec quelles oreilles nous écoutent-ils, avec quelle bouche mangent-ils ?)i D’un autre côté, Wang-t’chong nous apprend que les Confucianistes croyaient encore à la survivance des âmes, que lui-même nie : <( Si les âmes survivaient, comme le veulent les lettrés, étant donné le nombre d’hommes qui ont passé sur la terre, à chaque pas j’en écraserais une. » — En 170, persécution sanglante des Lettrés, par les eunuques alors tout-puissants à la cour. Nombreuses victimes ; dix-mille, dit l’histoire officielle. — Vers le milieu du iii^ siècle, Wang-sou compile le recueil d’anecdotes confucianistes Kia-yu, et en 817 Mei-hi ajoute aux Annales ig chapitres qu il fabriqua en cousant ensemble des centons de toute provenance.

VIII. Les Tsin. Grande anarchie. Bouddhisme.

— Cette période s’étend pratiquement de 300 à 689 après J.-C. Tongouses du N.-E., Huns du N.-O., Tangoutains et Tibétains de l’O., se ruent à l’envi sur l’empire, et le refoulent peu à peu jusqu’au sud du fleuve Bleu, occupant tout le nord. Le Bouddhisme trouva en eux les protecteurs politiques, qu’il attendait depuis près de trois siècles. Ce furent surtout les princes huns de cette période, vers 330, Che-lei, Chehou et autres, ivrognes, débauchés, cruels, quelque peu anthropophages, qui le favorisèrent. Avec la faveur vint l’expansion. Cette expansion soudaine obligea les bonzes hindous débordés à s’adjoindre des bonzes chinois en nombre, ce qui accéléra encore la propagande. Mais n’allez pas croire que Che-lei et Che-hou furent dévots. Ils ne le furent pas du tout. Servis fidèlement par le bonze hindou Bouddha Jaxga, ils payèrent les services de cet homme, le premier par des honneurs personnels, le second par un édit en faveur de sa secte. « La faveur dont jouit ce bonze, dit l’histoire officielle, mit le Bouddhisme en vogue parmi le peuple. Des pagodes s’élevèrent de toute part, et grand fut le nombre des Chinois qui se firent raser la tête, et qui entrèrent dans les bonzeries, ce qui ne s’était jamais vu jusque là. Bientôt les bonzes chinois pullulèrent. » Ces bonzes chinois travaillèrent avec zèle à faire des prosélytes. En 372 le bonze Choex-tao introduisit le Bouddhisme en Corée, d’où il i)assa au Japon. — En liob, la faveur accordée au bonze hindou Kumarajiva, par’i ao-hing roi de T’sin, fut cause, dit l’histoire officielle. « que tout le nord de la Chine se couvrit de bonzcries, de 519

CHINE

520

pagodes et de tours. Les bonzes reclus se comptèrent par milliers. Dans le peuple, sur dix familles, neuf étaient bouddhistes ». — En 899, le bonze chinois Fa-hiex alla chercher dans l’Inde les textes authentiques, et revint après quinze années de voyages et d’études. D’autres pèlerins imitèrent son exemple. Tous les livres bouddhistes furent successivement apportés en Chine et traduits en chinois. — En 446, un magasin d’armes ayant été découvert dans une bonzerie, il s’ensuivit pom- le Bouddhisme une éclipse de favem*, qui ne dura que peu d’années. — En 514, il y avait dans la ville de Lao-yang plus de trois mille bonzes étrangers, sans compter les bonzes indigènes ; et, dans la Chine du Nord seulement, plus de treize mille pagodes. La dévotion de la reine Hou augmenta encore cet entrain. En 538, la Chine du Nord comptait trente mille pagodes, et deux millions de bonzes et de bonzesses. — Par la raison des contraires, le Taoïsme était discrédité, persécuté, prohibé parfois sous peine de mort. Les gouvernants avaient lini par se rendre compte des dangers politiques de cette secte incendiaire. Les prophéties des devins taoïstes lançaient les révolutions. Leurs oracles faisaient siu"gir les prétendants et lem* suscitaient des adhérents. En 548, édit de proscription, cfui fit au Taoïsme un très grand mal. A ce propos l’histoire officielle remarque que la vitalité du Taoïsme fut toujours moindre que celle du Bouddhisme ; que le Taoïsme s’est toujours relevé lentement et avec peine des coups qui lui ont été portés, tandis que le Bouddhisme s’est chaque fois redressé plus florissant et plus vivace, au lendemain même de la persécution. La remarque est vraie. Quelle est la raison de ce phénomène ? C’est que le Taoïsme alchimique ne satisfaisait le peuple guère mieux que le Confucianisme dégénéré ; tandis que le Bouddhisme donnait au cœiu’et à la conscience populaire une satisfaction relative. Morale bonne, sanctions justes, charité sincère. Pas de divinité, il est vrai ; mais le peuple s’en fit une, ou d’Indra, le dieu du ciel brahmanique conservé pai* les Bouddhistes, ou du Dieu qui se révèle dans la conscience humaine. Il en appela au Vénérable Maître du ciel, dans ses maux et ses angoisses. Il se consola de l’oppression, en pensant que l’oppresseur l’expierait un jour, comme bœuf ou prêta famélique. Durant les siècles de barbarie de cet âge de fer et de sang, les âmes assoiffées de paix n’en trouvèrent quelque peu que dans les bonzeries. Réunissez ces données ; elles expliquent poiu-quoi le peuple chinois devint bouddhiste alors, et l’est resté depuis… Notons l’anecdote suivante, presque comique : En 555, Kao-yang roi de T’si, une brute célèbre, imagina d’en finir avec le Taoïsme par voie de persuasion. Il réunit en champ clos un nombre égal de bonzçs et de tao-che, et les fît argumenter. Les arbitres ayant déclaré les tao-che vaincus, le roi leur ordonna de couper leur longue chevelure, et de devenir bonzes ras. Ils protestèrent. Le roi fit couper quatre têtes. Les autres préférèrent ne se faire couper que les cheveux. — Dans la Chine du Sud, dans l’empire, le Taoïsme régnait encore en maître au milieu duiv* siècle. En 364, l’empereur Nai devint idiot, pour avoir pris une drogue qui devait le rendre immortel. Mais bientôt le Bouddhisme envahit aussi l’empire. Entravée d’abord, sa marche devint vite ti’iomphale. En 38 1, l’empereur Niao-Ou des Tsin établit dans son palais une communauté de bonzes, avec lesquels il vivait et psalmodiait. En 435, un préfet déclare à l’empereur Wen des Song : « Les statues de Bouddha, ses images, ses temples, ses bonzeries, se comptent maintenant par milliers dans l’empire. Les richesses gaspillées, les dépenses faites pour son culte, ne se calculent plus. Oubliant le ciel et la terre, le peuple ne pense plus qu’à cet honune. » En 52 1,

le bonze hindou Bodhidharma convertit l’empereur Ou des Leang, qui se fit bonze en 52’ ;. Donc, au commencement du vi’siècle, toute la Chine, nord et sud, fut bouddhiste, officiellement. — Et le Confucianisme ? … Oublié ! … Il faudra que la politique rende un jour à ce cadavre une vie factice.

IX. Soei et T’ang. Restauration. Jeu de bascule. — Cette période s’étend de 689 à 960… Le restaurateiu " de l’unité de l’empire, Yang-kien, empereui’Ven des Soei, fut bouddhiste, et hostile au Confucianisme, dont il ferma les écoles en 60 1. Il traita les Lettrés en malfaiteurs, dit l’histoire ofticielle, qui le compare à Che-hoang-ti. Son fils, le fameux empereur Yang, n’eut pas le loisir de se faire une croyance. En tout cas il n’aima pas les Lettrés, lesquels le lui rendirent et souillèrent sa mémoire. — Li-yuen renversa les Soei et fonda les T’ang. Pour lancer cette révolution, il lui fallut un ressort. Il s’adressa au Taoïsme persécuté durant les derniers siècles. Les devins de la secte découvrirent que Li-yuen descendait de Lao-tse. Les Lettrés i-irent, mais Li-yuenréussit. Son fils et successeur Li-che-min s’empressa de prohiber la divination, qui venait de donner l’empire à sa famille. Bon pour soi, pas pour un autre. Rien de plus singulier que le jeu de bascule religieux, sous ce règne et sous les suivants. Politique, pas conviction, évidemment. En 687, Confucius reçoit la place d’honnem" dans les écoles, et la collection des treize classiques, avec les commentaires anciens, est éditée. Les Bouddhistes et les Taoïstes sont mal vus et contenus. Le Mazdéisme est favorisé. Le Nestorianisme reçoit gracieux accueil. Le Mahométisme s’introduit. L’eriipereur T’ai connut nombre de cultes, les patronna tous, et n’en pratiqua aucun. En 666, son fils l’empereur Kao sacrifia au Ciel et à la Terre sur le mont T’ai-chan. Le même visita la patrie de Confucius et celle de Lao-tse, aima également les Confucianistes, les Taoïstes et les Nestoriens. Sa veuve, la fameuse impératrice Ou, choya les Bouddhistes, et accueillit en 694 les Manichéens. Son fils l’empereiu " Joei caressa les Taoïstes… Bien entendu que la vogue populaire suivait, comme pour tout en Chine, ces oscillations de la faveur impériale, causées par la politique le plus souvent, ou par l’influence temporaire d’un imposteiu- habile, d’un mignon chéri, d’une concubine favorite. — L’empereur Hiuen sévit contre les Bouddhistes en 714, sacrifie au Ciel sur le mont T’ai-chan en 725, et qualifie les Manichéens de secte perverse en 732. En 787-739, les classiques confucianistes devinrent sujets du programme des examens : point dedépai’tdu relèvement de la caste des Lettrés ; des écoles sont créées jusque dans les hameaux ; Confucius reçoit le titre et le rang de roi. Puis soudain revirement complet ; l’empereur Hiuen devient dévot Taoïste. En 74 1 sa piété lui valut une apparition de Lao-tse, auquel il offrit des sacrifices solennels. Il parait que les Nestoriens célébraient volontiers leurs offices devant ce saint païen… Notons que, en 740, il y avait dans la ville de T’chang-nan, maintenant Si-nan-fou, 91 pagodes et couvents bouddhistes, 16 temples et couvents taoïstes, 2 églises nestoriennes, 4 temples mazdéens et manichéens. L’empereur Hiuen finit par devenir à peu près fou. Une rébellion le chassa de sa capitale. Elle fut réprimée par son fils l’empereur Sou, au moyen de troupes étrangères, Ouïgours manichéens, Arabes musulmans, qui propagèrent leurs religions en Chine. Personnellement, l’empereur Sou fut taoïste, bouddhiste, nestorien, et le reste, tout à la fois. Son fils l’empereiu- Tai fut franchement bouddhiste. En 768, il dut rapporter la censure de l’an 782 contre le Manichéisme, à la demande de ses alliés les Ouïgours. L’empereur Hien fut aussi 521

CHINE

522

dévot bouddhiste. Sous l’empereur Wen, en 835, persécution sanglante des Lettrés par les eunuques, à peu près comme en 170. — En 843, les Ouïgours étant ruinés, un édit de l’empereur Ou supprime le Manichéisme. Devenu fervent taoïste, le même empereur porta en 845 contre les Bouddhistes un édit d’extermination, dans lequel furent englobés le Nestorianisme et le Mazdéisme. Plus de 44-ooo pagodes et bonzeries furent détruites, plus de 260.000 bonzes et bonzesses furent sécularisés. Moins d’un an après, l’empereur mourut d’une dose de drogue d’immortalité, et son successeur l’empereur Siuen s’empressa de faire oublier aux Bouddhistes leurs malheurs. En 852, le même se convertit au Taoïsme. En 809 il mourut aussi d’une dose de drogue d’immortalité. Puis l’empereur I fut Bouddhiste fervent. — Sous l’empereur Hi, en 879, au sac de Canton, 120.000 Musulmans. Juifs, Nestoriens et Parsis furent passés au fil de l’épée. — Vers 882, sentant que leur cvilte manquait de tête, les Taoïstes abandonnèrent le Suprême Un, monopolisé par le gouvernement, et inventèrent le Pur Auguste, déité qui deviendra très populaire.

— Les T’angs’étant écroulés en 907, et les hordes du Nord, Tongouses et Turcs, s’étant de nouveau ruées sur l’empire, un calme relatif se fit dans les esprits durant 54 ans. Chose singulière, en 982 le Turc Liseyuen fit éditer pour la première fois par la gravure les classiques confucianistes, copiés à la main jusque là. Personne n’a contribué au relèvement du Confucianisme plus que cet étranger.

X. Sous les Song. Taoïsme héroïque. Néo-confucianisme. — Cette période s’étend de 960 à 1280. Constatons d’abord l’établissement à la capitale K’aifong-fou, on ne sait pas en quelle année, d’une colonie deJuifs noirs, indiens ou persans. — Les Chinois avaient donné aux Japonais le Bouddhisme et le Confucianisme ; le Japon rendit à la Chine. En 984, le bonze japonais Tiao-jan présenta à l’empereur T’ai l’histoire du Japon, et lui exposa le Sintoïsme japonais, ensemble de fablesqui fait descendre lafamille impériale et les familles nobles de héros anciens divinisés. [Ce fut une révélation. L’empereur admira beaucoup, dit l’histoire, et conçut une forte envie de n’être pas moins divin que son collègue japonais. Depuis lors il fit de grandes avances aux Taoïstes, mais n’eut pas le temps d’aboutir. C’est son fils l’empereur Tchen, qui créa le Sintoïsme chinois. Cet homme fut un imposteur consommé. Il trouva, pour l’aider, des ministres de même acabit. En 1008, il commença à avoir des apparitions. Un écrit mystérieux tomI)a du ciel. D’autres visions et faveurs suivirent. Elles furent attribuées au Pur Auguste, iin-enté par les Taoïstes en 882. On insinua que ce Pur Auguste était l’ancêtre de la famille impériale. Par suite, en 1017, un décret lui attribua les insignes impériaux. Lao-tse abaissé reçut une place intermédiaire entre le Pur Auguste et l’empereur. Une foule d’anciens personnages, bons et mauvais, furent faits Génies courtisans du Pur Auguste. Tandis que l’élysée taoïste se peuplait, sur la terre le Taoïsme se hiérarchisait définitivement sous la direction d’un descendant de Tchang-tao-ling, et ce Sintoïsme chinois devenait religion de l’Etat. Jamais les Lettrés ne ricanèrent comme devant ces folies ; mais ce fut en vain : la choseeuldu succès. L’empereiu- Iloiay mit ladcrnière main, p’n 1115, il concilia, par <lécrcl, le cidte nouveau avec la religion anli(jue, en déclarant que le Pur Auguste n’était autre qtu> le Sublime Souverain. Il vulgarisa le binôme, en faisant représenter le ciel sous la figure d’un homme, et la terre sous celle d’une femme. La coin- inq)ériale devint une féerie. Le géomancie, forme de divination noxivellc, décida

de tout. Restaient les Bouddhistes réfractaires au mouvement. En 1115 l’empereur tenta de les faire entrer en bloc, par décret, dans son système. Bouddha et ses disciples furent incorporés dans la légion des Génies taoïstes, chacun à son rang. Ordre aux bonzes de se fondre avec les tao-che. On espérait que la fusion des adeptes suivrait celle des déités et des maîtres. Il n’en fut rien. Les Bouddhistes patientèrent en attendant le revirement, lequel vint à son heure. Les incursions des Tongouses Kin, puis des Mongols de Gengis-Khan, donnèrent bientôt aux Song de telles distractions, qu’ils en oublièrent la théosophie. Une philosophie, le Néo-confucianisme, occupa les courts répits de leur longue agonie. — Nous avons vu que, dès le temps des Ilan, les Lettrés avaient déjà altéré considérablement les vieilles notions frustes, legs de Confucius et des anciens. Leurs successeurs continuèrent. A partir du x’siècle, la diffusion par la gravure des livres confucianistes, bouddhistes et autres, leur permit de lire davantage et de mieux comparer. La Tripitaka chinoise leur révéla les systèmes des écoles philosophiques de l’Inde. Le désir d’une systématisation des doctrines confucianistes naquit dans bien des esprits, et plusieurs se mirent à l’œuvre. Leur action détermina une réaction. Les confucianistes se divisèrent en deux camps, les réactionnaires et les progressistes, qui se firent, au xii* siècle, une guerre acharnée. Les réactionnaires demandaient le retour pur et simple au texte ancien, et l’abandon de tous les commentaires, même de ceux consignés dans l’édition des classiques de l’an 687, comme étant déjà entachés d’hétérodoxie. Les progressistes, imbus de philosophie indienne, étaient au contraire pour qu’on ajoutât des commentaires nou-Acaux, dans lesquels on systématiserait les propositions éparses du texte intangible, et les gloses des commentateurs anciens. Quelques-uns de ces progressistes sont à connaître. Au xi’siècle, Chao-yong,

TCHEOU-TŒN-I, TCHANG-TSAI, IcS dcUX frèrCS T’CHENG HAO et T’cHKNG-i, Se-ma-koaxg. Au XII* siècle, Tchou-Hi qui les résuma, et qui enchérit siu- tous. La lutte s’envenima à l’extrême. Tour à tour les deux partis en appelèrent à l’autorité impériale, au bras séculier, La politique ayant incliné les empereurs vers les réactionnaires, ceux-ci usèrent de leur faveur pour éci-aser leurs adversaires. En 1)78. ils obtinrent de l’empereur Hiao la condamnation des commentaires nouveaux de T’cheng-i. Le verdict porte : « Abandonnant le texte des Classiques, les Lettrés ne s’occupent plus que de philosophie abstraite, et passent leur temps à combattre, à coups d’expressions inintelligibles, des idées insaisissables. Qu’il leur suflise d’apprendre l’interprétation traditionnelle, et de se bien conduire ! » Tchou-hi et ses amis ayant appelé leur parti YEcole de la Voie, les réactionnaires se jugèrent par là qualifiés implicitement de dévoyés. Poiu- se venger, ils sollicitèrent et obtinrent un décret impérial, qui appela le parti de Tchou-hi Ecole de mensonge. Le maître fut persécuté ; ses disciples furent traités de clique perverse. Tchou-hi avait, comme Confucius, un caractère hargneux, qui servait mal sa cause, d’ailleurs mauvaise. Ses discours, prolixes ou violents, endormaient ou exaspéraient ses auditeurs. Le gouvernenient le fit surveiller de près. Il mourut, gardé jusque sur son lit de mort, en 1200, à l’âge de 71 ans. La vogue lui vint après s.a mort, comme à Confucius. Au moment où les Song allaient tomber du trône, l’empereur Li s’enticha des élucubrations de Tchou-hi. le nomma en 124 I Grand maître, le diplôma exégète authentique, classique idéal, plaça les tablettes des cinq principaux progressistes dans le temple de Confucius. C’était, en périssant, léguer à la Chine la peste. Les 523

CHINE

524

critiques modernes définissent ainsi l'œuvre de cet homme : « Tchou-hi, qui a^ait constaté le rôle que la philosophie joue dans les livres bouddhistes, en inventa une analogue pour expliquer les livres confucianistes. La Chine n’avait eu jusque là aucune philosophie. Sachons gré à Tchou-hi d’avoir comblé cette lacune. » Eh bien, non ! L’homme néfaste qui enseigna l’athéisme, un monisme matérialiste dynamiste, cet homme-là ne mérite pas que son pays lui en sache gré.

XI. Sous les Song. Le Tchouhisme. — Voici le système, resté officiel jusqu'à nos jours. Pas de Dieu, pas de Souverain, pas de Juge, pas de Providence, quoi qu’en aient dit les anciens. L’univers, et tous les êtres qu’il contient, sont composés de deux principes coéternels, distincts mais inséparables, // la norme, et k’i la matière. Inhérente à la matière, la norme est le principe de l'être, de la Aie, de toutes les actions et évolutions. La matière est le substratum de la norme, le principe de la diversité des espèces et de la distinction des individus. Sous l’impulsion de la norme, la matière évolue en deux i^hases alternatives yin et ycing. La norme s’appelle aussi t’ai-ki, le grand axe, parce qu’elle meut tout ; et ou-ki, parce qu’elle est imperceptible. La norme est une, infinie, éternelle, immuable, inaltérable, homogène, nécessaire, aveugle, fatale, inconsciente, inintelligente. Restant toujours une, et toujours la même, elle se termine dans tous les êtres. La portion limitée de la matière infinie, qui constitue tel individu, définit, en la retenant poiu" la durée de son existence, la terminaison de la norme universelle dans cet individu. Cette terminaison se retire dans l’unité, dans le tout, dont elle ne s'était jamais séparée, au moment où l’indi’idu cesse d'être, par suite de l’altération de sa matière. La vai’iété des êtres provient de ce que le lot de matière plus ou moins fine d’un chacun, a offert plus ou moins de perfectibilité, ou opposé plus ou moins d’inertie, à l’influence de la norme. Les êtres sortent du grand tout et y rentrent, comme les godets d’une noria montent du puits et y redescendent, la roue de l'évolution déroulant une chaîne sans fin. — Les deux âmes de l’homme sont toutes deux matérielles, la supérieure aussi bien que l’inférieure. Produites par condensation, elles finissent par se dissiper, comme la fumée se dissipe quand le feu s’est éteint. Dire qu’une âme siu-vit après la mort, c’est une erreur bouddhique, a dit Tchou-hi cent fois. « Il en est de l'àme comme d’un fruit, qui mûrit, puis blettit, puis se décompose. Quand un homme a été sage, quand il a vécu jusqu’au terme de ses jours et est mort content, son àme déjà blette se décompose aussitôt. Tels les Sages célèbres, qui n’apparurent jamais après leur décès. C’est qu’ils étaient morts à point, fruits blets qui se décomposèrent immédiatement. Tandis que l'àme de ceux qui sont morts avant le temps n'étant pas mûre, l'àme de ceux qui, comme les bonzes, ont trop médité étant trop coriace, la dissolution n’est pas immédiate. De là les apparitions, les revenants ; survivance éphémère qui ne dure pas… Les âmes des ancêtres n’existent plus, quoi qu’en disent les anciens livres. Le culte que les descendants leur rendent, n’est que profession de reconnaissance pour l’acte génératif par lequel les ancêtres leur ont transmis la vie. Il en est des générations des hommes comme des vagues de la mer. Chaque vague est elle-même, mais toutes sont des modalités de la même eau. Moi qui suis aujourd’hui, je suis une modalité de la norme et de la matière universelles. Mon ancêtre fut lui aussi, en son temps, une modalité des mêmes éléments. Il n’est plus. Les éléments restent. Je suis en communion

avec lui, par communion de norme et de matière. De même, le ciel, la tei-re, tous les êtres, étant composés de norme et de matière, le ciel, la terre et tous les êtres son un avec moi. Je puis appeler le ciel mon père, la terre ma mère, tous les êtres mes frères, car tous me sont unis, tout l’univers est avec moi un être unique. » — La norme est inconsciente, la matière est inintelligente ; mais, dans l’homme, le cœiu' matériel, mù par la norme, produit l’intelligence, la perception, la moralité. L’intelligence jaillit de la matière, par éclairs, comme le feu du briquet. Ces éclairs d’intelligence causent les émotions, vibrations du composé. Quand l'émotion, et l’action qui suit, se tiennent dans les limites de la convenance naturelle, il y a bien. Sinon, il y a, non pas mal, car le mal n’existe pas ; mais il y a pas bien, parce qu’il y a excès ou déficit. — Dans les êtres divers, la norme manifeste des nuances diverses, qui sont leurs qualités, leurs vertus. Ainsi dans l’homme, la norme s'épanouit en bonté, équité, déférence, prudence, loyauté. Si cet épanouissement est imparfait, c’est que des impuretés de la matière l’ont entravé. — C’est tout ! Le système que celui de Tchou-hi rappelle le plus, à première vue, est le panthéisme natiu-aliste de Schelling. Certaines comparaisons imagées qu’il emploie sont cause de cette illusion. Mais l’examen approfondi des définitions cpi’il donne de la norme, la dissipent, et obligent de conclure que le système de Tchou-hi est inférieur au panthéisnie. C’est un matérialisme dynamiste, fait de matière et de force, dans le genre de Hæckel.

XII. Yuen, Ming, T’sing. Règne des Lettrés.

— La période s'étend de 1280 à igoD. Elle est caractérisée par la décadence du Bouddhisme et du Taoïsme, les charges et les examens qui y donnent accès ayant passé aux mains des Lettrés, lesquels devinrent la puissance dominante. — Koubilai, le fondateur de là dynastie mongole, contint les Taoïstes dont il avait peur, favorisa le bonze tibétain Phags’pa et sa réforme des bonzes rouges, employa les Lettrés de la nouvelle école que leur rancune contre les Song jeta dans ses bra"s. Nombre d’entre eux devinrent fonctionnaires, et servirent la dynastie étrangère de leur mieux. Pour leiu* faire plaisir, Koubilaï ordonna l'érection de temples à Confucius, dans tout son empire sino-mongol. En 1 289, création du Directoire des cultes, pour régler les affaires des Bouddhistes, des Taoïstes, des Nestoi-iens, des Grecs schismatiques et unis qui se comptaient par milliers dans la garde impériale, enfin des Catholiques, dits Religion de la Croix. En 1 298, arrivée à Pékin du missionnaire franciscain Jean de Monte-Corvino. En iSo^, l’empereur Ou encense Confucius. En 1313, l’empereur Fen lui fait une couronne, dans son temple, de tous les auteurs du Néo-confucianisme, et décrète que désormais les sujets des examens triennaux, tous tirés des Classiques, devront être interprétés d’après Tchou-hi. Pour se faire plus d’amis, le même empereur faisait copier en lettres d’or tovites les sutras bouddhiques authentiques. En 1351, première mention de la fameuse secte du Lotus Blanc. Elle prétend préparer les Aoies au Bouddha futur Maitreya, mais ses pratiques sont taoïstes. En réalité, c’est une société révolutionnaire, qui se recrute sous couleur de culte. Sous des noms divers, les sectateurs du Lotus Blanc ont fait toutes les révolutions naodernes, y compris celle de 1900. Ils eurent tôt fait de renverser la dynastie mongole Yuen, qui n’avait pas poussé de racines. Avec les Mongols, disparurent de la Chine les religions qu’ils avaient autorisées, les étrangers qu’ils avaient patronnés. Toutes les formes 525

CHINE

526

de Christianisme, furent balayées, au point qu’il n’en resta aucun vestige.

L’archevêché de Pékin, fondé en 1308, fut supprimé de fait en iSôg. l’archevêque et tous les chrétiens ayant été expulsés. L’évêché de Zayton, T’siuentcheou au Fou-kien, fondé en 1312, avait cessé d’être dès 1362, l’évêque ayant été tué et la chrétienté dispersée. — La dynastie chinoise Ming, qui remplaça les Yuen, ayant été fondée par un ex-bonze, les Bouddhistes firent florès à son début, naturellement. Des bonzes siégèrent dans le conseil impérial. Mais la position politique des Lettrés était solide. Charges et examens leur restaient. A leur requête, l’empereur bouddhiste T’cheng fit compiler et éditer la grande philosophie néo-confucianiste Sing-li-ta-t’siuen, par décret de l’an 1416… Sous l’empereur Ou, vers 1515, introduction des bonzes tibétains jaunes, de la réforme de Tsongkapa, dits lamas les excellents, lesquels absorbèrent en lô^i les bonzes rouges de Phags’pa… En 1522, l’interprétation tchouhiste des Classiques est de nouveau déclarée officielle… En 1552, SAINT François Xavier meurt dans l’île de Sancian, en vue de la Chine. En lôô^, établissement des Portugais à Macao. En 1582, entrée en Chine du Jésuite Mathieu Ricci, qui s’établit à Pékin en 1601, et y mourut en 1610. Le Christianisme rentra avec lui.

— L’ère de la dynastie tartare mandchoue T’sing, actuellement régnante, fut, de iG44 à igoS l’âge d’or des Lettrés. La famille impériale est bouddhiste lamaïque, mais, durant 250 ans, toutes ses faveurs furent pour les Lettrés. Ceux-ci la servirent bien, la sauvèrent plus d’une fois, lui firent partager leurs amours et leurs haines. En 1663, l’institution du système d’examens qui a fonctionné jusqu’en igo5, les rendit tout-puissants. Le Christianisme, qui n’avait déjà échappé à plusieurs crises que grâce à la faveur des Jésuites de Pékin, obtint en 1692 de l’empereur K’ang-hi un édit de tolérance. Mais, par peur des Lettrés, en 17 17 le même K’ang-hi le prohibe pratiquement. Poussé par les Lettrés, son fils Yong-tchexg le persécute franchement. K’iex-long, grand Lettré lui-même, continua la persécution, et fit des martyrs depuis 17/17. Kia-k’ing imita son père ; en 1814, édit portant peine de mort contre tout prêtre, et peine de déportation contre tout chrétien ; martyrs en 18 1 51819. Continuation de la persécution sous Tao-koang. Confucius n’a-t-il pas dit qu’il faut préserver le peuple des doctrines hétérodoxes ?… Après des guerres et des négociations, édits de tolérance de iSl^ ! ^-l8l^b. Après de nouvelles guerres et de nouvelles négociations, édits de protection de 1860 et des années suivantes. .. Les rebelles T’ai-p’ing, qui mirent la Chine à feu et à sang de 1850 à 1865, ne furent pas des chrétiens protestants comme on l’a prétendu, mais des sectateurs du Lotus blanc, qui arrangèrent à leur manière une Bible protestante. Les Lettrés sauvèrent encore la dynastie, en organisant la résistance. Aussi furent-ils, après la tourmente, plus choyés que jamais. Par suite, recrudescence de crédit et de faveur pour Tciiou-Hi. Le 18 juillet 189^, un décret impérial censura Mao-k’i-ling, son célèbre contradicteur, et ordonna aux examinateurs olliciels de « se conformer scrui)ul(usciiicnt à la loi établie, de tenir le commentaire ; de Tchou-hi pour la parole du Maître, de n’accepter aucune dissertation contenant des opinions différentes de celles de Tchou-hi ». Six ans plus tard, rébellion des Boxeurs. Ce furent encore les Lettrés diplomates qui tirèrent la dynastie d’affaire. Mais la secousse que le gouvernement éprouva cette fois, lui fll conq)rcndre enfin que la littérature ne peut pas tenir lieu (h ; tout. Les coups de canon tirés sur Pékin, ouvrirent une brèche aux idées modernes. Le 2 septembre 1905, décret abolissant les anciens examens

littéraires. Nouvelle organisation des écoles. Programmes et manuels scolaires, sur patron japonais. C’est la ruine de la caste des Lettrés, et l’aube d’une ère nouvelle. Puisse la période qui s’ouvre être celle du Christianisme. Humainement il y a peu d’espoir, mais Dieu peut tout.

Cet’article a été tiré tout entier des sources chinoises originales. Pour tout ce qui concerne les religions et doctrines de la Chine, presque tous les livres européens anciens ont fait leur temps, beaucoup des modernes ne sont pas au point. Peuvent être consultés avec fruit : Ph. Couplet S. J., Confucius Sinarum philosoplius. — J. Legge, Chinese Classics, et The Religions of China. — A. Zottoli S. J., Cursus litteraturae sinicae. — Prof. Ed. Chavannes, Mémoires Historiques de Se-ma-t’sien. — Ch. de Harlez, divers livres, opuscules et articles. — S. Couvreur S. J., Classiques chinois. — J. M. de Groot, The religious srslem of China. — St. Le Gall S. J., Tchou-hi. — H. Havret S. J., Stèle de Si-ngan-fou et T’ien-tchou ; et autres numéros des Variétés sinologiques. — Tous les textes relatifs aux questions touchées dans cet article, se trouvent, cités au long et commentés, dans les Textes historiques et les Textes philosophiques de l’auteur de cet article.

Léon WiEGER S. J,

CHINE (SAGES DE LA). — Lao-tse. — Le Vieux Maître, appellatif usuel de l’auteur du Tao-tei/ang, le plus ancien ouvrage philosophique chinois qui soit parvenu jusqu’à nous. L’espèce de panthéisme contenu dans ce livre a été exposé dans l’article Chine (Religions et doctrines), v. Reste à dire ici ce que nous savons de son auteur. — Il y a sur la personne de Lao-tse deux versions. La première version, plus historique, prétend que le Vieux Maître fut le grand archiviste de l’empereur Yeou des Tcheou, 781 à 771 avant J.-C, que les Annales appellent Pai-yang-fou. Le célèbre autevir taoïste du n"^ siècle Tchoang-tcheou raconte Cque le Vieux Maître mourut en Chine et dans son lit. Les philosophes néo-confucianistes, et les meilleures critiques de toute nuance, ont tous soutenu cette tradition. La seconde version, jjIus légendaire, prétend que le Vieux Maître fuL le grand archiviste de l’empereiu* King des Tcheou, 519 a ^76 avant J.-C, celui que le Li-ki appelle Lao-tan, le Vieux Tan, et que Confucius visita pour le consulter. Les textes sur lesquels cette opinion est assise, sont de basse époque. Ses soutenants sont des auteurs de moindre valeur. Elle est actuellement plus commune, ce qui ne prouve rien. L’identité du Vieux Tan que Confucius visita, et du Vieux Maître auteur du Tao-tei-king, n’a jamais été démontrée… D’après la légende, las de voir l’empire mal gouverné, Lao-tse serait parti pour l’Occident. On n’eut jamais plus de ses nouvelles. Il se fit bonze dans l’Inde, dirent les Bouddhistes plus tard. Il inventa le Bouddhisme dans l’Inde, dirent les Taoïstes. Lao-tse, l’auteur du Tao-tei-king, n’eut rien de conimun avec le Bouddhisme, mais il eut des accointances étroites avec le Brahmanisme. Pourra-t-on démontrer quekjue jour, qu’ayant fait un voyage dans l’Inde, il en rapporta en Chine le pantliéisme dualistique et autres nouveautés ? ou qu’il apprit ces choses, d’inconnus venus de l’Inde, et les vulgarisa en Chine ? C’est plus que probable… Alors seront expliquées, et la corruption de la religion chinoise primitive, et l’apparition d’une pliiloso{)hie qui ne fut certainement pas autochtone. Alors seront conciliés les traits en apparence disparates des traditions relatives à Lao-tse, son voyage en Occident et sa 527

CHINE

528

mort en Chine. — Le Tao-tei-king a été traduit en français par Stanislas Jilien, en anglais par J. Lkgge.

Léon WiEGi’R S. J.

Confucius. — Proprement K’oiig-fou-tse, maître K’ojig. politique chinois, né en 55 1, mort en 4/9 avant J.-C. Originaire de la principauté de Lou, province actuelle du Chan-tong. Fils d’un officier militaire obscur, qui le laissa orphelin à trois ans. Tout ce qu’on sait de son enfance, c’est qu’il ralTolait des cérémonies, et excellait dans les rits. Marié à dix-neuf ans, il devint, avec le temps, intendant des greniers, puis des pacages du marquis de Lou. Il avait cinquante ans quand, en 501, il fut promu préfet. En 500, il devint grand-juge du marquisat, et en ^97 vice-ministre. Dans ces diverses fonctions, il se montra sévère, intransigeant, cassant. Trouvant le mai-quis de Lou trop peu déférant et trop peu souple, il le quitta brusquement, et se mit à errer, colporteur de politique à la disposition du plus offrant, à travers les principautés féodales pratiquement indépendantes, qui composaient alors l’empire chinois, prêchant partout le retour aux mœurs anticxues, parfois écouté pour un temps, plus souvent éconduit sur-le-champ, l’acrimonie de son caractère servant mal sa politicomanie… En 484, après treize années dévie errante, âgé de 67 ans, il revint à Lou, mais ne rentra pas au service du marquis. L’empire était caduc, les rits et la musique dégénéraient, les odes et les annales étaient oubliées. Confucius chercha à faire revivre tout cela, à réformer son temps en le ramenant de 18 siècles en arrière. A cette fin, il tria les Bits, il fit une sélection des Annales et un choix des Odes, il commenta les Mutations (voyez LnRES chinois). Confucius compila ces choix de textes, ces anthologies, pour l’usage de ses élèves. Or, par suite de la destruction des bibliothèques en l’an 213 avant J.-C, il est arrivé que ces manuels scolaires, en somme moins de deux cents pages in-8° de textes détachés, sont à peu près tout ce qui nous reste de la Chine ancienne. Ces petits livres ont fait la grande réputation de l’homme… Confucius tint école privée jusqu’à la fin de sa vie. Il enseigna successivement environ trois mille élèves, dont 72, qui le satisfirent plus particulièrement, sont appelés ses disciples… Avec l’âge et les mécomptes, car il n’agréa jamais à ses contemporains, son caractère alla s’aigrissant et il devint superstitieux. Il regretta de n’avoir pas cultivé davantage la mj-stique divinatoire. Des chasseurs ayant tué un animal extraordinaire, il en conclut que son œuvre ne lui survivrait pas. Il consacra ses dernières années à la rédaction des Annales de Lou, ouvrage dans lequel il créa cet art des réticences calculées, des insinuations perfides, des travestissements délibérés, des euphémismes trompeurs ; art mauvais dont les Lettrés ont depuis lors tant usé et abusé. En 479’Confucius annonça que le mont sacré allait s’écrouler, que la maîtresse poutre allait se rompre, que le Sage allait périr. Ses dernières paroles furent : « Pourquoi vivrais-je davantage ? Aucun prince n’a l’esprit de m’écouter, personne n’est capable de me comprendre ; autant vaut mourir ! » Il s’alita, ne parla plus, et s’éteignit le septième jour, à l’âge de 78 ans. Ses disciples l’ensevelirent au nord de la ville de K’iu-fou, la capitale de Lou, au bord de la rivière Se. Sa tombe existe encore, inviolée… Le fils de Confucius, Pai-yu, était mort avant son père, laissant un fils nommé Ki (Tse-se), auteiu- du traité sur le Juste milieu, qui contribua beaucoup à systématiser les propositions éparses de son aïeul. — Retournés dans leurs patries respectives, les élèves de Confucius firent école privée

autour d’eux, à l’instar du Maître. Ainsi naquit la secte des Lettrés, laquelle fut d’abord aussi peu connue et aussi mal vue qu’avait été son auteur. Les Lettrés ne fm>ent jamais ime institution publique, comme on le croit parfois à tort. Ils furent toujours une coterie privée de politiciens retardataires et réactionnaires, une caste fermée, presque une société secrète, se perpétuant par l’éducation des jeunes gens, par cooptation et par intermai-iages. Répandus un peu partout, faisant partout bande à part, hypnotisés par l’idée unique du retour à l’âge d’or, acariâtres comme leur Maître, jiédants antipathiques par nature, critiques frondeiu-s par état, ils furent parfois flattés par intérêt, quelquefois persécutés pour leur insolence, le plus souvent justement ignorés.

Généralement parlant, les dynasties chinoises leur furent hostiles. C’est sous les deux dynasties étrangères, la mongole et la mandchoue, qu’ils firent le mieux leurs afTaires ; sous la première comme agents du fisc, sous la seconde comme maîtres de l’enseignement. Voici un échantillon du ton sur lequel ces intellectuels le prenaient, non avec les petits, mais avec les gTands de la terre. En l’an 195 avant J.-C, l’empereur Kao, des Han, passant près de la tombe de Confucius, fit une offrande à ses mânes. « Jadis le Ciel a fait naître Confucius, le Maître de tous les âges. Que les peuples existent encore, c’est à la doctrine de notre Sage qu’ils le doivent. Cette doctrine pénètre l’univers, dont elle est comme l’esprit vital, comme l’âme. Les T’sin n’ont pas réussi à la détruire, les Han n’ont pas le mérite de l’avoir ressuscitée, parce qu’elle est immortelle, éternelle. Elle est au-dessus des atteintes des hommes, de toutes les vicissitudes des temps et des choses ; elle a toujours été, et ne cessera jamais d’être. L’empereur Kao, le premier des Han, un reître grimpé siu* le trône, n’entendait rien aux Odes ni aux Annales. Il méprisait les Lettrés, les outrageait quand il pouvait, allant jusqu’à uriner dans leurs bonnets. Comment cet homme qui traitait ainsi les disciples, pouvait-il estimer leur Maître ? Cependant, quand il passa près de la tombe de Confucius, il fit une offrande à ses mânes. Si les Han se maintinrent sur le trône durant quatre siècles, c’est à cet acte de déférence qu’ils le durent. S’ils en tombèrent après quatre siècles, c’est qu’ils n’étaient pas arrivés, pendant tout ce temps, à pénétrer et à appliquer la doctrine du Maître. » En 72 après J.-C. l’empereur Ming, passant par le pays de Lou, visita la maison de Confucius. L’historiographe officiel écrivit dans sa relation, que l’empereur « honora » de sa visite la maison de Confucius. Les Lettrés clamèrent.

« Cet historiographe n’entendait évidemment

rien â la valeur des termes. Le Maître de tous les âges, le Père des bonnes mœiu’s, le Soutien du ciel et de la terre, le Conservateur de la race humaine, est-il honoré parce qu’un empereur le visite ? C’est l’empereur qui s’honore en le visitant ! » (Citations du T’se-tci’ie-t’ong-kien)… Les innombrables écrits des Lettrés de tous les âges, sont dans le même goût. Les modernes n’ont rien perdu de la morgue de leurs anciens. Il ne se peut rien imaginer de plus pauvre comme fond, de plus maussade comme forme, que les élucubrations de ces esprits retardataires, empêtrés dans leurs utopies surannées du gouvernement patriarcal et de la politique équilibriste. Il y a peu d’années, ils assiégeaient encore le trône, réclamant à toute occasion le retour de quarante siècles en arrière. Malgré leurs efforts, les aiguilles du cadran ont jusqu’ici continué à avancer. Ils n’ont pas perdu l’espoir (l’arrivcr quelque jour à les faire reculer quand même. — L’introduction et l’éAolution de ce qu’on a appelé le culte de Confucius. de l’hommage olficiel rendu à la mémoire du Sage, fut singulièrement tar529

CHINOIS

530

dive, lente et laborieuse. On a souvent parlé de pèlerinages faits par les empereurs à sa tombe. C’est là une erreur historique. Ils s’arrêtèrent parfois devant la tombe du Sage, comme devant les autres curiosités du pays, au cours de voyages qui avaient un tout autre but. Ceux qui travaillèrent délibérément à o-lorifier Confucius lurent, notons-le bien, des empereurs chinois hétérodoxes, ou des conquérants étrangers. Ils honorèrent Confucius, afin de se faire pardonner par les Lettrés, les uns le péché de superstition, les autres le crime d’usurpation. Ils se prosternèrent devant le Maître, pour gagner le cœur des disciples, et par eux celui du peuple. Politique, non dévotion ! … Près de mille ans après sa mort, en 4^2 après J.-C, un empereur taoïste élève au Sage un temple près de sa tombe. En ^j3, un roi tongouse fait duc héréditaire le chef de sa postérité. En 505, un empereur bouddhiste élève au Sage le premier temple ({u’il eut à la capitale. En ôSy. un ministre qui favorisa tous les cultes assigna à l’image de Confucius la place d’honneur dans les écoles. En 665, un empereur, qui pratiqua toutes les superstitions, lui conféra le titre de Maître suprême. En 789, un empereur taoïste lui accorde le titre de roi, et lui fait une cour de ses disciples. En 982, un empereur turc fait graver ses livres jusque là peu répandus, et procure ainsi la diffusion de sa doctrine. En 101 3, un empei-eur taoïste ayant transféré au dieu Pur Auguste le titre alors porté par Confucius, conféra à celui-ci, pai" manière d’indemnité, le nom de Sage parfait^ qu’il ])()rle encore. En lo^S, la robe impériale lui fut concédée, un peu en fraude. En 1807, l’empereur mongol Ou l’exalta, comme jamais personne n’avait fait, lie l’aveu des Lettrés. En 1330, l’empereur mongol Wen anoblit ses ancêtres. Le 6 janvier 1907, en compensation apparente de la modification du système des examens, mesure qui annule pratiquement la caste des Lettrés, le gouvernement mandchou élève le culte de Confucius au rang de culte du premier degré. Si l'édit est appliqué, ce sera la suppression de ce culte dans l’empire, les fonctions des cultes du premier degré étant réserA'ées au seul empereur. — Quant à la signification moderne du culte rendu à Confucius, nous savons à quoi nous en tenir. D’après Tchou-hi l’exégète officiel, l'àme d’un homme s'éteint d’autant plus vile après sa mort, que cet homme avait été plus sage durant sa vie. Or Confucius étant le Sage parfait, il s’ensuit que son àme est retournée dans le néant, il y a de cela plus de 28 siècles, et que le culte qu’on lui rend ne s’adresse qu'à son nom et à sa mémoire, que cet hommage doit glorifier et perpétuer. Des pièces toutes récentes ne laissent aucun doute à ce sujet. Elles montrent aussi combien la Cliine tient à cet hommage extérieur. Dans son Aiao-ou-ki-liao, bref recueil des questions religieuses, publié pour servir de guide aux mandarins peu versés dans cette matière, Tchkou-fou, gouverneur du Chan-tong et depuis vice-roi des deux Koang, expose d’abord au long une consultation du Tribunal des Rits de l’an 1701, adressée à l’empereur K’ang-hi, laquelle porte en toutes lettrcs(chapitre 4, '-i' section, page 12 verso, colonne 2) ces mots : « Xotis vos serviteurs ayant délibéré, sommes d’avis cjue se prosterner devant Confucius, c’est le vénérer comme le maître et le modèle des hommes, ce n’est pas lui demander fortune, talent ou dignités. » Tcheou-fou cite encore une requête au trône du tao-t’ai de Tientsin en 1874 (chapitre 4, i" section, page 9 face, col. 8 et 10), qui porte : « Confucius est le grand Sage de la Chine, que, depuis l’antiquité jusqu'à nos jtmrs, souverains et jjcuple ont vénéré à I’cua i. Le chrétien qui ne reconnaît que Dieu, et qui renie Confucius, en quoi diffère-t-il d’un rebelle ? » Enfin

Tcheou-fou lui-même reprend ainsi ces idées (postface, page 8 rcA-ers, col. 4, et page i revers, col. 5) :

« Depuis l’origine des temps, c’est l’usage en Chine

de se prosterner pour honorer. Ce n’est pas Confucius qui a institué cette manière de saluer. On n’en use pas que pour lui. Ce n’est pas un acte de religion, mais un rit déterminé par le gouvernement. C’est un rit des plus importants, qui oblige tous les officiers et gens du peuple. Quiconque le refuserait, serait réfractaire à la loi. » Les mêmes choses ont été dites aussi clairement que possible, par M. Chex-t’oxg-yen. Parlant aux élèACs du grand collège de Tsientsin, au jour anniversaire de la naissance du Sage, en 1904, cet orateur officiel s’exprima ainsi : « C’est aujourd’hui la fête de Confucius, le grand Sage de notre nation, l’auteur de la doctrine classique. Nous devons l’honorer, mais de quelle manière ? Non pas certes en sollicitant de lui des faveurs, par des prières ou des prostrations. Mais en imitant les exemples que nous a laissés ce parfait modèle des Lettrés. C’est dans ces sentiments que nous allons saluer sa tablette. Elle est pour nous un mémorial ; ce que la croix est pour les Protestants. « (Journal officiel Koanpao, numéro du 12 décembre 1904.) — Voir l’article CmxE. RELiGioxs ET DOCTRINES, V, X ct XI ; et la bibliographie à la fin du dit article.

Léon WiEGER S. J.