Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris et de ses monuments/Fontaine-Molière (rue de la)


Fontaine-Molière (rue de la).

Commence à la rue Saint-Honoré, nos 246 et 248 ; finit aux rues du Hasard, no  1, et de Richelieu. Le dernier impair est 43 ; le dernier pair, 44. Sa longueur est de 253 m. — 2e arrondissement, quartier du Palais-Royal.

Cette rue longeait l’enceinte de Paris, construite sous les règnes de Charles V et Charles VI.

À l’endroit où elle prend naissance, on voyait une porte de ville nommée porte Saint-Honoré. Des titres du XVIe siècle désignent cette voie publique sous le nom de rue Traversière. En 1625, c’était la rue de la Brasserie ou du Bâton-Royal. Elle reprit au commencement du XVIIIe siècle la dénomination de rue Traversière. — Une décision ministérielle du 3 nivôse an X, signée Chaptal, avait fixé la largeur de cette voie publique à 8 m. Cette largeur a été portée à 10 m., en vertu d’une ordonnance royale du 4 octobre 1826. Conformément à une décision ministérielle du 12 mai 1843, la rue Traversière a dû prendre le nom de rue de la Fontaine-Molière. Les maisons nos 35, 37 et 39 sont alignées, les autres constructions de ce côté devront reculer de 2 m. 40 c. à 2 m. 60 c. ; les maisons nos 20 et 30 sont alignées, celles nos 2 et 4 devront reculer de 80 c. à 1 m. 40 c., le surplus est soumis à un retranchement qui n’excède pas 70 c. — Portion d’égout. — Éclairage au gaz (compe Anglaise).

De nobles souvenirs se rattachent à cette voie publique.

Le 8 septembre 1429, Jeanne-d’Arc, à la tête de l’armée royale, vint assiéger Paris du côté de la porte Saint-Honoré. Pour faire comprendre la position occupée par les troupes de Charles VII, il est nécessaire de tracer la ligne que décrivait le rempart dont la construction commencée sous le règne du roi Jean, puis continuée sous Charles V, fut terminée par Charles VI. La partie septentrionale de la ville, depuis l’achèvement des halles sous Philippe-Auguste, prenait chaque jour de nouveaux développements. Bientôt elle brisa la digue que lui opposait l’enceinte construite de 1198 à 1205.

L’accroissement de Paris avait été plus lent au midi de la ville, et de ce côté la population était à l’aise dans l’enceinte de Philippe-Auguste.

Sous le règne du roi Jean, après la malheureuse bataille de Poitiers, Étienne Marcel résolut de mettre Paris à l’abri des attaques des Anglais. À cet effet, le prévôt des marchands fit relever seulement les murailles de la partie méridionale, les flanqua de tours et creusa les fossés des remparts. Mais l’enceinte dut recevoir un accroissement considérable dans sa partie méridionale. Voici la courbe qu’elle traçait à l’époque du siége que nous allons décrire. De l’ancienne porte Barbelle, située à l’extrémité orientale du quai des Ormes, partait le nouveau rempart, puis il remontait en côtoyant le fleuve jusqu’à l’endroit où commence aujourd’hui le quai Morland. La muraille prenait alors la direction des fossés de l’Arsenal jusqu’à la rue Saint-Antoine, où fut construite une porte fortifiée qui devint plus tard la Bastille ; puis, laissant le boulevart actuel en dehors de la ville, elle prenait la direction de la rue Jean-Beausire, aboutissait à la rue du Temple, où fut bâtie une porte fortifiée nommée bastille du Temple. De là cette muraille suivait une ligne parallèle à la rue Meslay jusqu’à la rue Saint-Martin, où l’on construisit une porte, puis elle traversait la rue Sainte-Appoline et s’arrêtait à la rue Saint-Denis. En cet endroit se trouvait une porte fortifiée nommée bastille Saint-Denis. De cette bastille, le mur d’enceinte suivait la direction de la rue de Bourbon-Villeneuve, puis celle de la rue Neuve-Saint-Eustache. Sur l’emplacement où cette voie publique aboutit à la rue Montmartre, on voyait une porte fortifiée nommée porte Montmartre. Le mur d’enceinte suivait, à partir de cette porte, la ligne de la rue des Fossés-Montmartre, traversait la place des Victoires, coupait l’emplacement de l’hôtel de Toulouse (aujourd’hui la banque de France), celui des rues des Bons-Enfants et de Valois, et passait dans le jardin du Palais-Royal, vers le milieu de sa longueur. La ligne du mur d’enceinte continuait alors à travers la rue de Richelieu jusqu’à la rue du Rempart, qu’elle traversait pour aboutir à la rue Saint-Honoré, vers l’entrée de la rue Traversière où se trouvait la porte Saint-Honoré. Enfin de cet endroit le mur se prolongeait sur l’emplacement de la rue Saint-Nicaise, et s’arrêtait à la Tour de Bois, au bord de la Seine.

L’armée de Jeanne-d’Arc, composée de douze mille hommes, occupait la butte Saint-Roch, et le terrain entre ce monticule et la bastille Saint-Denis. Vers les onze heures du matin, le boulevart extérieur près de la porte Saint-Honoré fut emporté par les troupes commandées par la Pucelle et le duc d’Alençon. Jeanne voulut passer outre et assaillir le rempart, « mais elle n’estoit pas informée de la grande eaue qui estoit ès fossés ; et il y en avoit aucuns qui le sçavoient et qui eussent bien voulu par envie qu’il lui arrivast malheur. » Jeanne, une lance à la main, monta sur la contrescarpe pour sonder l’eau ; en ce moment, un trait d’arbalète lui perça la jambe, et son porte-étendard fut tué à côté d’elle. « Ce nonobstant elle ne vouloit partir de ce lieu, et, couchée sur le bord du fossé, elle continuoit d’exciter l’ardeur des assaillants, et faisoit toute diligence de faire apporter et jeter des fagots et du bois dans le fossé, espérant pouvoir passer jusqu’au mur ; mais la chose n’estoit pas possible, vu la grande eaue qui y estoit. »

Jeanne resta en cet endroit jusqu’au soir. Lorsque plusieurs capitaines vinrent pour l’emmener, la physionomie de l’héroïne leur parut empreinte d’un profond chagrin : Jeanne voulait mourir à son poste. Le duc d’Alençon fut obligé de venir lui-même la chercher.

Martial d’Auvergne, procureur à Paris, qui a composé une chronique rimée et connue sous le nom des Vigiles de Charles VII, raconte ainsi la tentative de Jeanne-d’Arc sur Paris.

D’un côté et d’autres, canons
Et coulleuvrines si ruoient,
Et ne voyoit-on qu’empanons
De flèches qui en l’air tiroient.

A donques Jehanne la Pucelle
Se mist dans l’arrière fossé,
Où fist de besogner mervelle
D’un courage en ardeur dressé.

Un vireton que l’on tira
La vint en la jambe asséner,
Et si point ne désempara
Ne s’en voult oncques tourner.

Bois, huis, fagots faisoit géter,
Et ce qu’es toit possible au monde,
Pour cuider sur les murs monter ;
Mais l’eau estoit trop parfonde.

Les seigneurs et gens de façon
Lui mandèrent s’en revenir,
Et y fust le duc d’Alençon
Pour la contraindre à s’en venir.

Après cet échec, Jeanne se rendit à la basilique de Saint-Denis, et à la manière des anciens, elle y appendit les armes dont elle s’était servie, puis elle s’agenouilla devant la châsse vénérée de l’apôtre de la France. Sa mission lui paraissant accomplie, la jeune fille manifesta le désir de retourner à son village ; mais les instances du roi parvinrent à triompher de sa résolution. Charles VII n’ayant pas assez de ressources pour continuer la guerre autour de Paris, repassa bientôt la Loire avec son armée.

Trois grands poètes ont chanté Jeanne, Schakespeare, Voltaire et Schiller. Dans Schakespeare, la Pucelle est une sorcière ; dans Schiller, c’est une femme divine inspirée du ciel. Quant à Voltaire, on sait ce qu’il a fait de l’héroïne de Vaucouleurs. Rendons hommage au temps où nous vivons, ce crime du génie, cette débauche du talent ne serait plus possible aujourd’hui ; Voltaire serait forcé d’être Français par ses sentiments comme par sa gloire. Les grandes insultes à la patrie ne peuvent avoir lieu maintenant, car la liberté est la sauvegarde de ces renommées nationales qui appartiennent à tous les citoyens.

Jeanne-d’Arc n’est pas la seule illustration qui se rattache à la voie publique dont nous esquissons l’histoire. À l’angle de la rue de Richelieu s’élève un monument consacré à Molière. Il y a quelques années, le conseil municipal avait voté là reconstruction d’une fontaine en cet endroit, et personne n’avait songé à l’illustre poète, lorsqu’un artiste dramatique, amoureux de son art comme sont tous les talents supérieurs, écrivit à M. le comte de Rambuteau la lettre que nous reproduisons :

« Monsieur le Préfet,

Le Journal des Débats, dans son numéro du 14 février, annonce la prochaine construction d’une fontaine à l’angle des rues Traversière et Richelieu. Permettez-moi, Monsieur le Préfet, de saisir cette occasion de rappeler à votre souvenir que c’est précisément en face de la fontaine projetée, dans la maison du passage Hulot, rue Richelieu, que Molière a rendu le dernier soupir, et veuillez excuser la liberté que je prends de vous faire remarquer que, si l’on considère cette circonstance et la proximité du Théâtre-Français, il serait impossible de trouver aucun emplacement où il fût plus convenable d’élever à ce grand homme un monument que Paris, sa ville natale, s’étonne encore de ne pas posséder.

Ne serait-il pas possible de combiner le projet dont l’exécution est confiée au talent de M. Visconti avec celui que j’ai l’honneur de vous soumettre ? Quand vos fonctions vous le permettent, vous venez assister à nos représentations, vous applaudissez aux chefs-d’œuvre de notre scène ; le vœu que j’exprime doit être compris par vous, et j’espère que vous l’estimerez digne de votre attention.

Les modifications que l’on serait obligé de faire subir au projet arrêté entraîneraient indubitablement de nouvelles dépenses, mais cette difficulté serait, je le crois, facilement écartée. N’est-ce pas à l’aide de dons volontaires que la ville de Rouen a élevé une statue de bronze à Corneille ? Assurément une souscription destinée à élever la statue de Molière n’aurait pas moins de succès dans Paris ; les corps littéraires et les théâtres s’empresseraient de s’inscrire collectivement ; les auteurs et les acteurs apporteraient leurs offrandes individuelles. Tous ceux qui aiment les arts et qui révèrent la mémoire de Molière accueilleraient cette souscription avec faveur, et s’intéresseraient à ce qu’elle fût rapidement productive. Du moins c’est ma conviction, et je souhaite vivement que vous la partagiez. D’autres que moi, Monsieur le Préfet, auraient sans doute plus de titres pour vous entretenir de ce projet, qui avait déjà préoccupé le célèbre Le Kain, mais si la France entière s’enorgueillit du nom de Molière, il sera toujours plus particulièrement cher aux comédiens. Molière fut, tout à la fois, leur camarade et leur père, et je crois obéir à un sentiment respectueux et presque filial, en vous proposant de réunir au projet de l’administration, celui d’un monument que nous serions si glorieux de voir enfin élever au grand génie qui, depuis près de deux siècles, attend cette justice.

J’ai l’honneur, etc.

Signé Régnier,
Sociétaire du Théâtre-Français.

Cette lettre rencontra de la sympathie. Une souscription fut ouverte, et le 15 janvier 1844 eut lieu l’inauguration de la fontaine Molière. Sur le soubassement s’élève un ordre corinthien accouplé, au centre duquel est une niche circulaire, ornée, dans sa partie supérieure, d’une clef portant une table de marbre sur laquelle est inscrit le monogramme de 1844. Le monument est terminé par un riche entablement dont la frise est ornée de mascarons et de branches de lauriers. Il est surmonté d’un fronton circulaire au centre duquel est assis un génie qui couronne le poète.

Les lignes des faces latérales viennent se raccorder à la façade principale, qui forme, pour ainsi dire, le frontispice au devant duquel est placé le piédestal en marbre blanc portant la statue en bronze de Molière. L’illustre poète est assis et parait plongé dans une profonde méditation. De chaque côté du piédestal sont deux figures, dont les regards se dirigent vers le poète ; elles portent une légende où se trouvent inscrites, par ordre chronologique, toutes les pièces de Molière ; ces deux statues représentent, l’une la muse grave, l’autre la muse enjouée, double expression de talent de Molière ; enfin un bassin octogone reçoit l’eau qui jaillit de trois têtes de lion. Ce monument a 16 m. de hauteur sur 6 m. 50 c. de largeur. Il a été composé par M. Visconti, architecte ; la statue de Molière est de M. Seurre aîné et les deux muses de M. Pradier.

La dépense s’est élevée pour la fontaine à 
 200,000 fr. environ.
Celle de l’acquisition de deux maisons, à 
 252,000 fr. environ.
_______ fr. environ.
Total 
 452,000 fr. environ.

sur lesquels la Ville de Paris a fourni 255,000 fr.

On ne saurait trop exalter la noble pensée qui a présidé à l’érection de la fontaine Molière. Il est utile de rappeler les beaux-arts à leur sainte mission. La statuaire devient une école de patriotisme et de sagesse, lorsqu’elle cherche à populariser l’héroïsme, les généreux dévouements et le culte des grands poètes ; lorsqu’elle place dans le cœur de tous les images de ces nobles intelligences qui répandent sur le monde des flots d’une lumière si pure.

Puisse le monument consacré à Molière perdre bientôt ce lustre éclatant de jeunesse qui nous rappelle deux siècles d’oubli !