Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/07

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 70-81).


CHAPITRE VII

Plus d’une confidence


« Je connais fort peu ce gentleman, monsieur, dit Neville au chanoine mineur en retournant à la maison.

— Vous connaissez peu votre tuteur ? s’écria le chanoine.

— Presque pas.

— Comment cela est-il possible ?…

— Qu’il soit devenu mon tuteur ?… Je vais vous le dire, monsieur. Vous savez, je suppose, que ma sœur et moi nous arrivons de Ceylan ?

— En vérité, non.

— Cela m’étonne. Nous vivions là avec un beau-père. Notre mère y était morte lorsque nous n’étions que de tout petits enfants. Nous avons eu une misérable existence. Elle avait institué son mari notre tuteur ; c’était un vilain avare qui nous donnait à contre-cœur notre nourriture et les vêtements que nous portions. En mourant il nous a passés à M. Honeythunder, parce que celui-ci était son parent et que son nom, qu’il voyait constamment imprimé, avait attiré son attention.

— Ces choses sont récentes, je suppose !

— Très-récentes. Notre beau-père était un affreux brutal en même temps qu’il était avare. Il a bien fait de mourir, car j’aurais fini par le tuer. »

M. Crisparkle s’arrêta court à la clarté de la lune et regarda son élève avec une consternation comique.

« Je vous étonne, monsieur, dit le jeune homme changeant promptement de ton et d’un air bien plus doux.

— Vos paroles m’ont choqué plus que je ne puis le dire. »

Le jeune homme secoua la tête en marchant.

« Vous n’avez jamais vu battre votre sœur, dit-il ; j’ai vu, moi, cet homme battre la mienne, et je ne l’ai jamais oublié !

— Ce n’est pas une raison, dit M. Crisparkle. »

Il devenait moins sévère, en dépit de lui-même, à mesure que son indignation s’en allait.

« Rien, entendez-vous, ne saurait justifier les paroles que vous venez de prononcer, pas même les larmes remplissant les yeux de votre sœur.

— Je regrette donc de les avoir employées surtout en m’adressant à vous, monsieur, et je vous prie de les oublier. Mais, permettez-moi de rectifier vos idées sur un autre point. Vous avez parlé des larmes de ma sœur. Elle se serait laissée mettre en pièces par notre beau-père plutôt que de lui donner la satisfaction de verser une larme. »

M. Crisparkle repassa ses notes mentales et ne fut nullement surpris de ce qu’il entendait de nouveau, ni disposé à le mettre en doute.

« Peut-être trouverez-vous extraordinaire, monsieur, reprit le jeune homme après une légère hésitation, que je vous demande si vite la permission de vous faire mes confidences. Cependant si vous aviez la bonté d’écouter un mot ou deux pour ma défense…

— Votre défense ? répéta M. Crisparkle, vous n’avez pas à vous défendre, monsieur Neville.

— Je pense le contraire, monsieur. Tout au moins aurais-je à dire ce qui peut m’excuser, et si vous connaissiez mieux mon caractère…

— Bon, monsieur Neville, reprit le chanoine, est-ce que vous ne me laisserez pas le soin de le découvrir ?

— Puisque tel est votre désir, monsieur, répondit le jeune homme avec un brusque changement dans les manières et une expression de désappointement sur le visage, puisqu’il vous plaît de m’arrêter dans mon expansion, je dois me soumettre. »

Il y avait dans le ton dont ce peu de paroles était prononcé quelque chose qui émut la conscience de cet homme juste.

Ce reproche contenu lui donnait à comprendre qu’il allait sans le vouloir, en repoussant la confiance de ce jeune esprit à peine formé, s’ôter peut-être les moyens de le diriger et de l’améliorer dans l’avenir.

Ils étaient alors arrivés en vue de la maison aux fenêtres de laquelle on voyait briller des lumières.

Il s’arrêta.

« Revenons sur nos pas, dit-il, et faisons encore un tour de promenade, monsieur Neville. Je veux vous donner le temps de terminer ce que vous aviez l’intention de me dire. Vous avez été trop prompt à penser que je voulais comprimer votre confiance. Au contraire, j’y fais appel à présent.

— Vous y avez sans cesse fait appel sans le savoir depuis que je suis arrivé, monsieur. Je dis « sans cesse », comme s’il y avait déjà une semaine que je suis ici. La vérité est, monsieur, que nous étions venus, ma sœur et moi, bien décidés à vous chercher querelle, à nous mettre en hostilité ouverte contre vous et à nous enfuir après.

— Ce n’est pas possible ? balbutia M. Crisparkle, fort embarrassé pour trouver autre chose à dire.

— Vous comprenez, monsieur, que nous ne pouvions savoir ce que vous étiez… Le pouvions-nous ?

— Certainement non, dit M. Crisparkle.

— Et n’ayant jamais aimé aucun de ceux avec lesquels nous nous sommes trouvés en rapport, nous avions pris le parti d’avance de ne pas vous aimer.

— En vérité ! répéta M. Crisparkle.

— Mais nous vous aimons, monsieur. Nous avons vu tout de suite une si grande différence entre votre maison, et la réception que nous y avons reçue et tout ce que nous avons jamais rencontré ailleurs ! Je vous le dis parce que le hasard a voulu que je fusse seul avec vous… Et puis le calme et la tranquillité de tout ce qui nous entoure, la vieille ville de Cloisterham, si belle à la clarté de la lune, toutes ces choses réunies m’ont poussé à vous ouvrir mon cœur.

— Je comprends parfaitement, monsieur Neville ; il est salutaire de céder à de si bonnes influences.

— En vous révélant mes imperfections, monsieur, je dois vous prier de ne pas supposer que je vous avoue en même temps celles de ma sœur. Elle a beaucoup mieux échappé que moi aux inconvénients de notre misérable vie. Elle est aussi au-dessus de moi que la tour de cette cathédrale est au-dessus des cheminées qui l’entourent. »

Cela, par exemple, M. Crisparkle n’en était pas très-sûr au fond de son cœur.

« J’ai eu, monsieur, dès mes plus jeunes années, à combattre une haine farouche et mortelle. C’est ce qui m’a rendu dissimulé et vindicatif, reprit Neville. J’ai toujours été ployé tyranniquement sous une main de fer, ce qui m’a porté dans ma faiblesse à chercher une ressource dans le mensonge. J’ai été privé d’éducation, de liberté, d’argent, de vêtements, des premières nécessités de la vie, des plus simples plaisirs de l’enfance, des joies les plus ordinaires de la jeunesse. Il en est résulté chez moi l’absence d’émotions, de souvenirs, ou de bons instincts. Je ne sais si je m’exprime bien, je ne suis même pas bien sûr de trouver un nom, vous le voyez, pour rendre les qualités qui me manquent, qualités ordinaires pourtant et sur lesquelles vous avez pu agir, sans doute, chez les autres jeunes gens que vous avez connus.

— Tout cela est évidemment vrai, mais peu encourageant, pensa M. Crisparkle, en continuant la promenade.

— Et pour en finir, monsieur, j’ai été élevé au milieu d’être abjects et serviles, appartenant à la classe inférieure et peut-être ai-je contracté trop facilement certaines affinités avec eux. Parfois, je ne sais ; mais il me semble qu’il pourrait bien y avoir dans mes veines une goutte du sang de tigre qui coule dans les leurs…

— Les paroles que tu viens de prononcer tout à l’heure l’indiquent bien, se dit à lui-même M. Crisparkle.

— Un dernier mot relativement à ma sœur, monsieur. Nous sommes jumeaux. Il faut que vous sachiez, à sa gloire, que jamais rien dans notre misérable vie n’a pu la soumettre, tandis que moi j’ai souvent été vaincu par une lâche épouvante. Quand nous nous sommes enfuis de la maison, nous l’avons fait dix fois sans autre succès que d’y être bientôt ramenés et cruellement punis de nos escapades, nos projets de fuite ont toujours été conçus par elle et exécutés sous sa direction. Elle s’habillait en jeune garçon et elle montrait l’audace d’un homme. Nous avions sept ans la première fois et je me rappelle avec quelle énergie, ayant perdu le couteau qui devait lui servir à se couper les cheveux, elle essaya de se les arracher ou de les couper avec ses dents. Je n’ai rien de plus à vous dire, monsieur, si ce n’est que j’espère que vous aurez de la patience et que vous serez indulgent pour moi.

— Quant à cela, monsieur Neville, vous pouvez en être sûr, répondit le chanoine mineur. Je ne prêche qu’à mon corps défendant et je ne récompenserai pas votre confiance par un sermon. Mais je vous prie de vous mettre sérieusement et solidement dans l’esprit que si je dois vous faire quelque bien, cela ne peut être qu’avec votre propre assistance. Nous ne pouvons espérer un résultat efficace qu’en implorant l’aide du ciel.

— J’essaierai de faire mon devoir, monsieur.

— Moi aussi, monsieur Neville, je tâcherai de faire le mien ; sur ce, voici ma main. Dieu bénisse vos efforts ! »

Ils se trouvaient alors devant la porte de la maison, et ils purent entendre le bruit joyeux des voix et les éclats de rire qui s’y élevaient.

« Nous ferons encore un dernier tour avant de rentrer, dit M. Crisparkle, car j’ai une question à vous adresser. Quand vous avez dit que vos dispositions à mon égard avaient changé, vous n’avez pas seulement parlé pour vous, mais aussi pour votre sœur.

— Certainement, monsieur.

— Excusez-moi, M. Neville, mais il me semble que vous n’avez pas eu l’occasion de causer avec votre sœur depuis que je suis avec vous. M. Honeythunder a été très-éloquent, mais je peux bien ajouter, sans méchanceté, qu’il a un peu accaparé le monopole de la conversation. Ne répondez-vous donc pas pour votre sœur sans garantie ?…

— Vous ne savez pas, monsieur, quelle entente complète peut exister entre ma sœur et moi sans un mot, ni peut-être même un regard échangé. Non-seulement elle a éprouvé le sentiment que je vous ai exprimé, mais elle savait que je chercherais l’occasion de vous parler en son nom et au mien. »

M. Crisparkle regarda le jeune homme avec une sorte d’incrédulité, mais le visage de Neville respirait une conviction si absolue et si ferme que le chanoine baissa les yeux vers le pavé.

Il resta plongé dans ses réflexions jusqu’au moment où ils se retrouvèrent devant sa porte.

C’est moi qui vous demanderai de faire encore un tour cette fois, reprit le jeune homme, dont le visage s’animait. Sans l’éloquence de M. Honeythunder… Je crois que vous avez dit éloquence, monsieur ?… ajouta-t-il avec un peu de malice.

— Moi, oui, j’ai dit : éloquence, répondit M. Crisparkle.

— Sans l’éloquence de M. Honeythunder, je n’aurais pas à vous faire la question que je vais vous adresser. Ce M. Edwin Drood, monsieur… C’est bien son nom je pense ?

— Parfaitement, dit M. Crisparkle, D… r… deux o… d.

— Étudie-t-il ou a-t-il étudié avec vous ?

— Jamais, M. Neville ; il vient ici pour voir son parent, M. Jasper,

— Mlle Bud est-elle aussi sa parente, monsieur ?

— Pourquoi me fait-il cette question avec ce feu soudain dans le regard ? » pensa M. Crisparkle.

Puis il dit tout haut ce qu’il savait de la petite histoire des fiançailles entre Rosa Bud et Edwin.

« Oh ! c’est cela ! dit le jeune homme. Je comprends maintenant ses airs de propriétaire. »

Ces derniers mots, il les avait laissé échapper en se parlant à lui-même, et cette réflexion semblait si peu s’adresser à M. Crisparkle, que ce dernier se tut.

Il sentit instinctivement que les relever serait aussi indiscret que de faire allusion au passage d’une lettre lue par-dessus l’épaule de la personne qui l’écrirait.

Un moment après, ils rentrèrent à la maison.

M. Jasper était au piano quand ils entrèrent au salon ; il accompagnait Mlle Rosa Bud qui chantait : comme il jouait de mémoire et sans musique, et que la jeune fille état une petite créature étourdie très-susceptible de commettre des erreurs, il suivait aussi bien le chant sur ses lèvres que des doigts sur le piano et, de temps en temps, il la remettait dans le ton en frappant doucement la note qu’elle devait donner.

Debout, entourant de son bras la taille de la chanteuse, mais occupée surtout à observer le visage de M. Jasper, se tenait Helena, qui échangea avec son frère un regard d’intelligence dans lequel M. Crisparkle vit ou crut voir la preuve de cette entente secrète dont le jeune homme venait de lui parler.

M. Neville alla prendre son poste d’admiration, près du piano, en face de la chanteuse ; M. Crisparkle s’assit auprès de la cheminée, à côté de la bergère en porcelaine de Saxe ; Edwin Drood ouvrait et refermait galamment l’éventail de Mlle Twinkleton, et cette dame s’extasiait et revendiquait avec l’orgueil d’une propriétaire le talent de son élève ; Tope, le bedeau, ne montrait pas plus d’amour-propre dans l’exercice quotidien de ses fonctions à la cathédrale.

Le chant continua.

C’était une triste romance d’adieux, et la voix jeune et fraîche qui la disait se faisait tendre et plaintive.

Jasper continuait de suivre le morceau sur les jolies lèvres de la chanteuse, frappant souvent la même note sur le clavier, comme une sorte d’avertissement murmuré à voix basse, lorsque tout à coup la voix de la jeune fille devint moins sûre.

Elle finit par fondre en larmes et s’écria, en se couvrant les yeux avec ses mains :

« Je ne puis supporter cela !… J’ai peur !… Emmenez-moi !… »

En un instant, avec la vivacité et la souplesse de mouvements qui lui était naturelle, Helena eut ramené la jeune fille sur le sopha et, agenouillée à terre devant elle, un doigt posé sur ses lèvres rouges et d’un geste de l’autre main arrêtant tout le monde, elle dit :

« Ce n’est rien !… c’est fini !… Ne lui parlez pas pendant une minute et elle sera tout à fait bien… »

Jasper se tenait les mains levées au-dessus du clavier, tout prêt à reprendre son accompagnement ; il avait gardé tout son calme et ne s’était pas même retourné quand toutes les autres personnes avaient quitté leurs places, s’interrogeant et cherchant à se rassurer les unes les autres.

« Pussy n’est pas habituée à un auditoire, voilà tout, dit Edwin Drood. Quand on l’écoute, elle devient nerveuse, et sa voix ne veut plus sortir. Et puis, Jacques, vous êtes un maître si consciencieux, vous demandez tant, que je crois que vous lui faites peur… Cela n’a rien d’étonnant.

— Non ; cela n’a rien d’étonnant, répéta Helena.

— Vous l’entendez, Jacques ! vous auriez peur de lui dans de telles conditions, n’est-ce pas, mademoiselle Landless ?

— Dans aucune circonstance, » répliqua Helena.

Jasper laissa retomber ses mains, regarda par-dessus son épaule, et remercia Helena d’avoir élevé la voix en faveur de son caractère ; puis il se mit à jouer en sourdine sans frapper les notes pendant que l’on conduisait sa jeune élève près d’une fenêtre pour y prendre l’air.

On la choyait à qui mieux mieux, mais quand elle fut remise et ramenée au piano ; la place de Jasper était vide.

« Jacques est parti, Pussy, lui dit Edwin. J’ai bien peur qu’il ne se soit pas trouvé flatté d’avoir été présenté comme le monstre qui vous effraie. »

Rosa ne répondit pas un mot ; elle frissonna encore comme si on l’avait exposée à un air un peu trop froid.

Mlle Twinkleton prit alors la parole pour dire à Mme Crisparkle :

« En vérité, il est bien tard pour se trouver hors des murs de la maison des Nonnes, et nous qui avons entrepris de former les femmes et les mères futures de l’Angleterre… »

Ces dernières paroles furent prononcées à voix basse sur le ton confidentiel.

« … nous sommes tenues… »

La voix s’éleva de nouveau.

« … à donner le bon exemple. Ce n’est pas à nous de laisser croire que nous avons des habitudes de dissipation. »

Sur ce, on mit en réquisition les châles et les manteaux, et les deux jeunes cavaliers s’offrirent pour reconduire les dames.

La distance n’était pas longue et la grille de la maison des Nonnes se referma bientôt sur les pensionnaires et les maîtresses.

Les élèves étaient couchées et Mme Tisher veillait seule pour attendre la nouvelle venue.

La chambre destinée à Helena étant voisine de celle de Rosa, il ne fallut pas beaucoup de préparatifs ni d’explications pour installer la jeune fille de Ceylan.

On la confia aux soins de sa nouvelle amie, et on les laissa seules pour la nuit.

« J’éprouve un bien heureux soulagement, ma chère, dit Helena ; j’ai redouté toute la journée l’instant de mon entrée dans cette maison.

— Nous y sommes peu nombreuses, répondit Rosa, et nous sommes toutes de bonnes filles ; du moins les autres sont de bonnes filles ; je puis me porter garante pour elles.

— Moi, je réponds de vous ! s’écria Helena en riant, pendant que ses yeux noirs se fixaient sur le joli petit visage de sa jeune amie et promenaient un regard de tendresse caressante sur toute sa mignonne personne. Vous serez une amie pour moi, voulez-vous ?

Je l’espère. Mais l’idée d’être votre amie me semble très-folle…

— Pourquoi ?

Oh ! je suis un si pauvre petit être, et vous êtes si belle ! Vous semblez avoir assez de résolution et de force pour m’écraser… Je me sens réduite à rien en votre présence.

— Je suis une créature négligée, ma chère, étrangère à tous les talents, mais ayant la conscience que j’ai tout à apprendre… je suis profondément honteuse de mon ignorance.

— Et cependant vous me reconnaissez tous les mérites ! dit Rosa.

— Ma chère mignonne, puis-je faire autrement ?… Il y a en vous tant et de si grandes fascinations.

— Allons donc ! Le croyez-vous vraiment ? demanda Rosa avec une petite moue enfantine et d’un air à demi plaisant, à demi sérieux. Si j’ai tant et de si grandes fascinations, quelle pitié que maître Eddy n’en sente pas plus les effets ! »

On pense bien que la nature de ses relations avec ce jeune homme avait déjà été expliquée à Helena dans le Coin du Chanoine.

« Mais, certainement, il vous aime et de tout son cœur ! s’écria Helena avec un sérieux imperturbable où l’on devinait des intentions menaçantes envers Edwin Drood, pour le cas où il n’en aurait pas été ainsi.

— Je suppose qu’il m’aime, dit Rosa avec sa petite moue ; il est certain qu’il ne m’a pas donné le droit de dire qu’il ne m’aime pas. Peut-être y a-t-il de ma faute. Peut-être ne suis-je pas aussi bien pour lui que je devrais l’être ; je veux bien le croire. Mais c’est bien ridicule ! »

Les yeux d’Helena eurent l’air de demander ce qui était ridicule.

« Eh oui ! dit Rosa, répondant comme si la question lui avait été faite, nous sommes un couple fort ridicule. Et nous nous disputons sans cesse.

— Pourquoi ?

— Parce que nous savons que nous sommes ridicules, ma chère ! »

Rosa débita cette réponse comme s’il n’y en avait pas au monde de plus concluante.

Le regard dominateur d’Helena était resté fixé sur le visage de sa compagne ; tout à coup, dans un élan de cordialité, elle lui tendit les deux mains.

« Vous serez mon amie, dit-elle, et vous me viendrez en aide.

— Sincèrement, ma chère, je le veux bien, répliqua Rosa, avec un ton d’affection enfantine qui dut aller droit au cœur d’Helena. Je serai pour vous une aussi bonne amie que le peut un pauvre petit être comme moi envers une noble créature comme vous. Vous aussi, soyez une amie pour moi, je vous en prie ; je ne me comprends pas bien moi-même, et, en vérité, j’ai bien grand besoin d’une amie qui me comprenne. »

Helena l’embrassa, et retenant ses deux mains dans les siennes, elle dit :

« Qu’est-ce que M. Jasper ! »

Rosa détourna la tête.

« C’est l’oncle d’Eddy et mon professeur de musique, dit-elle.

— Vous ne l’aimez pas ?

— Ah ! ciel ! s’écria Rosa en se couvrant le visage avec ses mains.

Elle frissonnait d’horreur et d’effroi.

« Vous savez qu’il vous aime ?

— Oh ! ne dites pas cela… ne le dites pas… ne le dites pas ! s’écria Rosa en se laissant tomber à genoux et en se cramponnant à la robe de sa nouvelle amie. Ne parlez pas ainsi. Il me terrifie. Il hante ma pensée comme un épouvantable fantôme. Je sens que je ne suis jamais en sûreté contre lui. Il me semble toujours qu’il va passer à travers la muraille quand on prononce son nom. »

Et Rosa regarda avec effroi autour d’elle comme si elle s’attendait à voir Jasper debout dans l’ombre, au fond de la chambre.

« Faites un effort pour m’en apprendre davantage, ma chérie.

— Oui, je parlerai… je parlerai… parce que vous êtes forte ; mais, tenez-moi bien tant que je parlerai et restez tout près de moi quand j’aurai fini.

— Mon enfant ! vous parlez de cet homme comme s’il vous avait effrayée de quelque manière ténébreuse…

— Il ne m’a jamais dit un mot… jamais.

— Que vous a-t-il fait ?

— Il m’a fait son esclave avec son seul regard ; il m’a forcée de le comprendre sans me dire un mot ; il m’a forcée de garder le silence, sans me faire une menace. Quand je joue du piano, ses yeux ne quittent pas mes mains. Quand je chante, ses yeux ne quittent pas mes lèvres. Quand il me reprend et qu’il frappe une note, ou chante, ou joue un passage, il passe lui-même dans les sons, et alors il me dit tout bas que c’est en amant qu’il me poursuit, et il m’ordonne de garder le secret, d’éviter ses yeux ; mais il me force à les voir quand les miens sont fixés sur eux. Même quand un voile passe sur son regard, ce qui arrive quelquefois, et qu’il semble plongé dans une sorte de rêve effrayant pendant lequel il devient plus menaçant encore, il m’oblige à sentir ce qu’il ressent, à savoir qu’il est là, toujours là, assis près de moi, plus terrible que jamais,

— Où voyez-vous en tout cela des raisons de frayeur, chère petite ?… De quoi vous croyez-vous menacée ?

— Je ne sais… Je n’ai jamais osé y penser ni me le demander.

— Et c’est là ce qui vous est arrivé ce soir, rien de plus ?

— Oui, c’est tout ; mais ce soir, tandis qu’il épiait mes lèvres si attentivement pendant que je chantais, je me sentais plus honteuse et plus cruellement blessée. Il me semblait qu’il m’embrassait… Je n’ai pu supporter cette sensation épouvantable… Je me suis mise à pleurer. Vous ne soufflerez mot de ceci à personne du moins. Eddy lui est très-attaché. Mais vous avez dit, ce soir, qu’en aucune circonstance, vous n’auriez peur de lui, et cela m’a donné, à moi qui en ai si peur, le courage de confier ce secret à vous, rien qu’à vous. Tenez-moi… restez avec moi… je suis trop effrayée pour demeurer seule. »

Helena pencha son brillant visage de bohémienne sur les deux bras qui l’étreignaient et sur la poitrine qui se pressait contre la sienne ; ses cheveux noirs se dénouant tombèrent comme un voile protecteur sur les formes enfantines de la jeune fille : un rayon de feu couvait dans ses yeux, bien qu’ils fussent adoucis par un sentiment de pitié et d’admiration.

Que ceux que ce récit intéresse remarquent bien ce détail.