Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/06

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 57-69).


CHAPITRE VI

Philanthropie dans le coin du chanoine


Le révérend Septimus Crisparkle, nommé Septimus parce que six petits frères dudit Crisparkle avaient passé de vie à trépas, un par un, avant sa naissance, comme six petits lumignons aussitôt éteints qu’allumés, le révérend Septimus, après avoir brisé la mince couche de glace du matin avec son aimable tête dans l’étang, près de Cloisterham, pour le plus grand bien de sa vigueur physique, s’escrimait alors à favoriser la circulation de son sang : le révérend s’exerçait à la boxe devant une glace avec autant de science que d’habileté.

C’était bien l’image d’un homme plein de fraîcheur et de santé que reflétait le miroir en la personne du révérend, déployant ses feintes et ses retraites, avec un art consommé, puis lançant avec l’épaule un coup détaché vigoureusement en ligne droite.

Cependant son visage, respirant l’innocence et la bonté du cœur, brillait radieux au-dessus de ses gants de boxe.

On touchait à peine à l’heure du déjeuner, car Mme  Crisparkle, la mère et non l’épouse du révérend, venait seulement de descendre et attendait l’arrivée de la théière.

Le révérend Septimus suspendit à l’instant sa gymnastique pour saisir, dès son entrée, le visage de la jolie vieille dame entre ses gants de boxe et pour l’embrasser.

Cela fut fait avec un franc élan de tendresse ; puis il se remit à parer de la main gauche et à porter des coups de la main droite avec un notable redoublement de vigueur.

« Je me dis tous les matins que cela t’arrivera quelque jour, Septimus…

— Qu’est-ce qui m’arrivera quelque jour, chère maman ?

— De briser la glace ou de te rompre un vaisseau.

— Ni l’un ni l’autre de ces deux malheurs, plaise à Dieu, chère maman ! Tiens, regarde ceci. »

Et le révérend Septimus, avec un grand sérieux, de porter et de parer de nouveaux coups et de terminer en envoyant le bonnet de la vieille dame à la Cour de la Chancellerie[1], selon l’expression technique en usage dans les cercles des adeptes du très-noble art de la boxe.

Ce tour d’adresse fut exécuté avec une légèreté de touche telle que c’est à peine si les légers rubans verts et cerise du bonnet en furent effleurés.

Après avoir généreusement accordé sa grâce à la vaincue, le Révérend jeta ses gants de boxe dans un tiroir et fit semblant de regarder par la fenêtre d’un air contemplatif lorsque la servante entra portant la théière.

Quand tout fut prêt pour le déjeuner, c’eût été un plaisir pour un observateur que de voir la vieille dame debout récitant à haute voix la prière du Seigneur et son fils, tout chanoine mineur qu’il était, l’écoutant debout, la tête baissée ; il avait pourtant quarante-cinq ans, et il écoutait cette même prière récitée par les mêmes lèvres avec autant de dévotion filiale qu’autrefois lorsqu’il était un petit enfant.

Qu’y a-t-il de plus joli qu’une vieille femme, si ce n’est une jeune, quand ses yeux sont brillants, quand son corps alerte est bien proportionné, que sa figure est calme et joyeuse, que son costume est celui d’une bergère en porcelaine de Saxe aux couleurs variées et si bien approprié à sa personne et se moulant si exactement sur sa taille ?

Rien de plus joli, pensait le bon chanoine en prenant sa place à table en face de sa mère, veuve depuis longtemps.

Quant à elle, ses pensées auraient pu se résumer dans ces deux mots qui revenaient si souvent dans leurs entretiens intimes : Mon Septimus !

Oui, tous les deux étaient beaux à voir assis ensemble à déjeuner dans la petite maison, connue à Cloisterham sous la dénomination de : Coin du chanoine mineur ; car ce coin du chanoine était une tranquille demeure, assise à l’ombre de la cathédrale.

Le croassement des corneilles, les échos éveillés par les rares passants, le son des cloches, et le roulement des orgues de la cathédrale la faisaient encore paraître plus tranquille.

Tous ces bruits étaient plus calmes que le silence même.

Autrefois des hommes de guerre avaient mené joyeuse vie dans le Coin du chanoine ; autrefois des serfs opprimés avaient passé là leur existence de misère et ils y étaient morts ; autrefois des moines puissants y avaient exercé leur pouvoir, tantôt bienfaisant et tantôt nuisible ; toutes ces figures diverses avaient disparu l’une après l’autre du Coin du chanoine et il ne s’en trouvait que mieux.

Le plus grand bienfait du passage de tant d’êtres humains si différents en ce lieu était peut-être d’y avoir laissé, après eux, cet air profond de repos après ce tumulte, cette sérénité romanesque de l’esprit qui dispose à la pitié et à la douceur.

Ces sentiments prenaient ici leur source dans les tristes histoires et les drames émouvants dont ce nid paisible avait été le théâtre : le Coin du chanoine était plein de souvenirs.

Les murs de briques harmonieusement coloriées par le temps, la forte chevelure des lierres, les fenêtres grillées, les chambres à panneaux de chêne, avec les grosses poutres saillantes dans les plafonds, les murs du jardin avec leurs espaliers plantés par les moines et produisant chaque année une abondante récolte de fruits, tels étaient les objets qui s’offraient aux regards de la vieille Mme Crisparkle et du révérend Septimus, pendant qu’ils étaient assis tous deux à table prenant leur repas du matin.

« Que dit la chère maman, demanda le jeune chanoine après avoir donné la preuve d’un sain et vigoureux appétit. Que dit la chère maman de la lettre reçue ce matin ? »

L’agréable vieille dame, après avoir lu cette lettre l’avait déposée sur la table.

Elle la tendit à son fils.

La vieille dame était très-fière de ses yeux brillants qui lui permettaient de lire l’écriture sans lunettes.

Son fils n’en était pas moins fier et si disposé à lui en témoigner respectueusement son contentement qu’il avait imaginé de prétendre que lui-même il ne pouvait lire sans lunettes.

En conséquence, il en prit une grosse paire du plus prodigieux modèle qui, non-seulement lui blessait le nez et l’empêchait de déjeuner, mais lui interdisait absolument de lire la lettre.

Il faut dire que laissés à eux-mêmes, ses yeux réunissaient les qualités combinées d’un microscope et d’un télescope adaptés ensemble.

« Elle est de M. Honeythunder, comme de raison, dit la vieille dame en se croisant les bras.

— Comme de raison, » répéta son fils.

Et il lut avec des difficultés inouïes :

« Asile de Philanthropie.
Bureau principal.
Londres,
Mercredi.
« Chère madame,

« Je vous écris dans… » Dans quoi écrit-il ? Dans quoi peut-il écrire ?

— Dans son fauteuil, » dit la vieille dame.

Le révérend Septimus avait ôté ses lunettes pour examiner la physionomie de sa mère lorsqu’il s’était écrié :

« Dans quoi peut-il écrire.

— Dieu me pardonne ?… Dieu me pardonne, Septimus ! reprit la vieille dame. La suite de la phrase t’échappe, rends-moi la lettre, mon cher enfant. »

Heureux de se débarrasser de ses lunettes, qui le faisaient toujours pleurer, le révérend s’empressa d’obéir, en murmurant que ses yeux devenaient de jour en jour plus mauvais.

« J’écris, reprit la mère lisant vite et couramment, « du fauteuil dans lequel je suis probablement confiné pour plusieurs heures. »

Septimus regarda les chaises rangées contre le mur, avec la physionomie d’un homme qui proteste encore et fait ses réserves.

« Nous avons eu, continua la vieille dame avec une certaine nuance emphatique, une réunion de notre grand comité central des philanthropes du district à notre asile ci-dessus nommé, et le désir unanimement exprimé a été que je prisse place au fauteuil… »

Septimus respira plus librement et murmura :

Ah ! si c’était pour en venir là, d’accord.

« Pour que ma lettre n’éprouve pas un retard d’un jour, je profite de la lecture d’un assez long rapport dénonçant un mécréant… »

— C’est une chose bien extraordinaire, interrompit le jeune chanoine mineur en déposant son couteau et sa fourchette sur la table pour se frotter l’oreille d’un air irrité, que ces philanthropes aient toujours à dénoncer quelqu’un. Et une autre chose également fort extraordinaire, c’est qu’ils voient toujours et partout un si grand nombre de mécréants…

« Dénonçant un mécréant public ! » poursuivit la vieille dame, « pour me mettre en repos sur nos petites affaires. J’ai parlé à mes deux pupilles, Neville et Helena Landless, au sujet de leur éducation insuffisante et ils ont donné leur approbation au plan proposé, que d’ailleurs j’aurais bien su leur faire adopter, qu’il leur plût ou non. »

— C’est encore une chose bien extraordinaire, — fit observer le chanoine mineur sur le même ton, que ces philanthropes soient si enclins à prendre, comme on dit, leurs semblables par la peau du cou et à les lancer de vive force dans le chemin du salut. Je te demande pardon, chère maman, pour mes interruptions.

« En conséquence, chère madame, veuillez préparer votre fils, le révérend M. Septimus, à attendre Neville, en qualité d’hôte et de disciple, mardi prochain. Le même jour, Héléna l’accompagnera à Cloisterham pour faire son entrée dans la maison des Nonnes, établissement recommandé par vous et par monsieur vôtre fils.

« Veuillez, je vous prie, tout disposer pour sa réception et son éducation dans cette maison. Les conditions pour l’une comme pour l’autre restent exactement celles qui m’ont été communiquées dans la lettre que vous m’avez écrite lorsque j’ai entamé avec vous une correspondance à ce sujet, après avoir eu l’honneur de vous être présenté chez votre sœur de Londres. Avec mes compliments pour le Révérend M. Septimus, je suis, chère madame, votre affectionné frère (en philanthropie).

Luke Honeythunder. »

— Eh bien, maman, dit Septimus, en se grattant l’oreille un peu plus fort, nous devons tenter l’aventure. Il n’est pas douteux que nous avons suffisamment de place ici pour y recevoir un pensionnaire. J’ai du temps à lui consacrer, et je suis tout disposé à lui donner mes soins. Je dois te confesser pourtant une chose. Je me sens heureux, oui, très-heureux, que ce pensionnaire ne soit pas M. Honeythunder lui-même. C’est peut-être une prévention de ma part contre ce gentleman… car je ne l’ai jamais vu ce M. Honeythunder… Est-ce un gros homme, maman ?

— On peut dire de lui qu’il est gros, mon cher enfant, répond la vieille dame après un moment d’hésitation, mais sa voix est encore bien plus grosse que lui.

— Plus grosse que lui ?

— Plus grosse que qui que ce soit.

— Ah ! dit Septimus. »

Et il finit de déjeuner mollement, comme s’il trouvait un peu moins de parfum au thé souchong de qualité supérieure et moins de saveur au jambon et aux œufs.

La sœur de Mme  Crisparkle, autre figurine de porcelaine de Dresde s’appareillant si bien avec sa sœur qu’elles auraient pu faire deux pendants pour orner une grande cheminée, était la femme sans enfant d’un ecclésiastique placé à la tête d’une corporation de la ville de Londres.

M. Honeythunder, en sa qualité de professeur de philantnropie, s’était rencontré avec Mme  Crisparkle, la dernière fois que les deux figurines de porcelaine s’étaient vues, après une séance publique de philanthropie, où les orphelins d’un âge tendre avaient été bourrés de gâteaux aux prunes et autres pâtisseries étouffantes :

Voilà tout ce qu’on savait dans le coin du chanoine mineur sur les pupilles dont on attendait l’arrivée.

« Je suis certain que tu seras d’accord avec moi sur ce point, maman, dit le jeune chanoine, après un moment de réflexion, que la première chose à faire c’est de mettre ces jeunes gens aussi à leur aise que possible. Il n’y a rien de désintéressé dans cette motion, attendu que nous ne pouvons pas être à notre aise avec eux s’ils ne se sentent pas à leur aise avec nous. Le neveu de Jasper est ici pour le moment, et qui se ressemble se plaît, la jeunesse aime la jeunesse. C’est un bon et cordial jeune homme, invitons-le à dîner avec le frère et la sœur. Cela fait trois. Nous ne pouvons penser à l’inviter sans inviter aussi Jasper, cela nous fera quatre. Ajoutons Mlle  Twinkleton, et la jolie fiancée d’Edwin Drood, cela nous fera six. Ces six personnes et nous deux, cela fera huit. Huit personnes à dîner, en serais-tu gênée, maman ?

— Neuf me gêneraient, Septimus, répondit la veuve visiblement agitée.

— Chère maman, je précise le chiffre huit.

— C’est le nombre exact que permet la dimension de la table et de la salle à manger. »

Les choses furent donc ainsi réglées, et quand M. Crisparkle, accompagné de sa mère, se rendit à la maison des Nonnes pour préparer la réception de Mlle  Héléna Landless dans cet établissement, les deux invitations furent faites et acceptées.

Mlle  Twinkleton jeta bien un coup d’œil sur les globes, comme si elle regrettait qu’ils ne fussent pas compris dans cette invitation courtoise, mais elle eut bien vite pris son parti sur la nécessité de les laisser à la maison.

On dépêcha des instructions au philanthrope pour qu’il fit partir M. Neville et Mlle  Héléna, de façon à ce qu’ils arrivassent à temps pour le dîner ; et l’agréable odeur de la cuisine embauma l’air dans le coin du chanoine mineur.

En ce temps-là, il n’y avait point de chemin de fer desservant Cloisterham, et M. Sapsea prétendait qu’il n’y en aurait jamais.

M. Sapsea allait même plus loin, il affirmait que cela n’était pas possible.

Et pourtant, chose merveilleuse à penser, le train express, jugeant Cloisterham indigne d’une station, le traversait sans s’arrêter dans sa course vers des villes plus importantes ; il y laissait seulement la poussière qu’il soulevait sur sa route, comme un impertinent témoignage de l’insignifiance notoire de la vieille cité claustrale.

Un embranchement de la ligne principale, conduisant à une si petite localité, devait ruiner ou la Compagnie, s’il ne réussissait pas, ou l’Église de l’État, s’il réussissait, et porter dans les deux cas une grave atteinte à la constitution du pays.

Cependant, et malgré ce mépris des constructeurs de chemins de fer, le service ordinaire des transports pour Cloisterham s’était trouvé désorganisé par l’établissement de la voie ferrée ; la grande route avait été abandonnée, le mouvement des messageries s’était transporté sur un autre point de la ville.

C’est donc là que M. Crisparkle se rendit pour attendre l’arrivée du lourd omnibus trapu, chargé à son faîte d’un monceau disproportionné de bagages, qui le faisait ressembler à un petit éléphant portant une tour trop grosse pour sa taille.

Quand ce véhicule, surmonté de son lourd chargement apparut, M. Crisparkle n’aperçut d’abord qu’un gros voyageur installé sur le siège intérieur, les coudes écartés, les mains posées sur ses genoux, empiétant sur la place du conducteur qu’il réduisait à être assis comme sur la tête d’une épingle, et tournant vers lui, à l’arrivée, son visage aux traits accusés.

« Est-ce là Cloisterham ? » demanda-t-il d’une voix tonnante.

— Oui, monsieur, répondit le conducteur qui frottait son corps endolori et jetait les guides au garçon d’écurie, et je n’ai jamais été aussi heureux d’y arriver.

— Alors, dites à votre maître de faire élargir le siège, répliqua le voyageur. Votre maître est moralement tenu et doit être contraint, sous peine d’une forte amende, de songer aux aises de ses semblables. »

Le conducteur continuait à promener d’un air inquiet ses mains investigatrices sur toute sa personne.

« Me serais-je assis sur vous ?

— Oui, monsieur.

— Prenez cette carte, mon ami.

— Je ne voudrais pas vous en priver, répliqua le conducteur après y avoir jeté les yeux sans la prendre. Quel bien peut-elle me faire ?

— Soyez membre de notre société.

— Qu’y gagnerais-je ?

— Des frères ? répliqua le voyageur d’une voix terrible.

— Merci, dit le conducteur d’un ton décidé en mettant pied à terre, ma mère se contente de moi, et moi je suis content comme le juif ; je n’ai pas besoin de frères.

— Mais il faut bien que vous en ayez, reprit le voyageur en descendant à son tour, que vous le vouliez ou non, je suis votre frère.

— Eh ! dites donc, s’écria le conducteur qui commençait à sortir de son caractère, n’allez pas trop loin ! Le ver de terre relève la tête, quand… »

Mais, en ce moment, M. Crisparkle s’interposa en disant d’un ton amical :

« Joe… Joe… Joe !… ne vous oubliez pas, Joe, mon brave garçon ! »

Joe se calma et porta silencieusement la main à son chapeau.

Le chanoine accosta alors le voyageur avec ces mots : « M. Honeythunder ?

— C’est mon nom, monsieur.

— Le mien est Crisparkle.

— Le révérend M. Septimus ? reprit le voyageur. Enchanté de vous voir. Nevilie et Helena sont dans l’intérieur. Ayant été un peu accablé dans ces derniers temps, sous le poids des fatigues de ma vie publique, j’ai pensé que je pouvais me permettre de respirer un peu d’air frais et j’ai amené les enfants moi-même ; je repartirai ce soir. Ainsi vous êtes le révérend M. Septimus ? »

Après l’avoir examiné, avec un certain air de désappointement, tout en faisant tourner le lorgnon qu’il portait suspendu à un ruban, mais sans oser s’en servir, il ajouta :

« Ah ! je pensais vous voir plus âgé, monsieur.

— J’espère que vous aurez cet avantage, répondit le chanoine d’un ton de bonne humeur.

— Vous dites ?

— Une simple plaisanterie qui ne mérite pas d’être répétée.

— Une plaisanterie… ah ! je ne connais pas la plaisanterie, répliqua M. Honeythunder, en fronçant le sourcil. C’est perdre son temps que de plaisanter devant moi. Où sont-ils ?… Helena, Neville, arrivez ici ! Le révérend M. Crisparkle est venu au-devant de vous. »

Un très-beau jeune homme et une jeune fille d’une beauté peu commune : ils se ressemblaient beaucoup.

L’un et l’autre, bruns et colorés ; la jeune fille ayant presque le type des belles bohémiennes ; quelque chose de sauvage chez tous deux, délicats, souples, les yeux vifs, les membres agiles, des regards exprimant à la fois la timidité et l’audace, une sorte d’indécision entre deux sentiments contraires, l’un qui les eût poussés en avant, l’autre plus prudent qui les portait à reculer, comme l’animal qui s’arrête avant de ramper avec soumission, ou de bondir sur sa proie.

Voilà ces enfants.

Voilà aussi les observations confuses qui traversèrent l’esprit de M. Crisparkle pendant les quelques secondes qu’il venait de consacrer à les examiner.

Il invita M. Honeythunder à dîner avec un certain trouble d’esprit, car le désappointement qu’allait éprouver la chère vieille bergère de porcelaine de Saxe le préoccupait péniblement, et il offrit le bras à Helena Landless.

Elle et son frère, qui marchait auprès d’eux, prenaient le plus grand plaisir à admirer les beautés qu’il leur signalait à l’intérieur de la cathédrale et les ruines du monastère.

Ils semblaient aussi étonnés, consigna M. Crisparkle dans ses notes mentales, que de beaux barbares captifs amenés des régions du soleil.

M. Honeythunder marchait au milieu de la chaussée en se faisant faire place par les gens du pays qu’il rencontrait sur son chemin ; il développait, à haute voix, un plan qu’il avait conçu pour débarrasser le Royaume-Uni de tous les gens sans emploi.

Ce plan consistait à les jeter en prison et à les obliger, sous peine de mort, à se faire philanthropes sur l’heure.

Mme  Crisparkle eut besoin de toute la philanthropie qu’elle avait elle-même en partage quand elle vit cette immense et bruyante montagne de chair qui venait s’ajouter à sa petite réunion.

Ce gros homme lui fit l’effet d’un énorme ulcère qui se produisait tout à coup sur la face de la société.

La philanthropie de M. Honeythunder avait une telle odeur de poudre à canon, qu’on ne voyait pas bien en quoi elle différait de la misanthropie.

Suivant lui, il fallait abolir les armées ; mais d’abord faire passer tous les officiers supérieurs, qui avaient fait leur devoir de soldat, devant une cour martiale et les faire fusiller.

Il fallait supprimer la guerre ; mais après l’avoir faite une fois à fond à ceux qui résistaient à cette nécessité évidente.

Il fallait faire disparaître la peine capitale, mais auparavant balayer de la face de la terre tous les législateurs, les jurisconsultes, tous les juges, qui soutenaient une opinion contraire.

Il fallait établir la concorde universelle en exterminant tous ceux qui ne voudraient pas la pratiquer.

Il fallait aimer son frère comme soi-même, après l’avoir traité comme si on le haïssait et l’avoir accablé d’injures pour le rendre meilleur.

Avant toutes choses, il ne fallait rien faire de son chef et en son propre et privé nom ; mais se rendre aux offices de l’Asile de la Philanthropie et s’inscrire comme membre profès.

Alors on avait à payer sa souscription, à prendre sa carte de sociétaire, avec le ruban et la médaille, à vivre sur une estrade, à répéter sans cesse ce que disait M. Honeythunder, ce que disait le trésorier, ce que disait le sous-trésorier, ce que disait le comité, ce que disait le sous-comité, ce que disait le secrétaire et ce que disait le vice-secrétaire.

Ce qui était dit avec cette touchante unanimité se résumait ordinairement en ceci : le corps entier de ceux qui professent la philanthropie voit avec l’indignation du mépris mêlé d’horreur la bassesse de ceux qui n’appartiennent pas à la société ; contre ces derniers les membres se faisaient un devoir d’élever toutes les accusations imaginables, sans se croire obligés le moins du monde à en prouver la vérité.

Le dîner au Coin du chanoine fut un désastre.

Le philanthrope dérangea la symétrie de la table, s’assit de façon à gêner la circulation des serviteurs et à intercepter le passage.

Il réduisit M. Tope, qui assistait la servante, à un état voisin du désespoir, en le forçant à passer les assiettes et les plats par-dessus sa tête.

Personne ne put parler à ses voisins ; le philanthrope s’adressait à tout le monde à la fois, comme si pas un seul des convives n’avait eu d’existence individuelle, et comme si l’assemblée n’avait été qu’un auditoire.

Il imposa au révérend M. Septimus le rôle d’un personnage officiel auquel s’adressaient ses discours, il le traita comme une sorte de patère vivante à laquelle il lui plaisait d’accrocher son chapeau oratoire, et, tombant dans le travers familier aux orateurs de son genre, il se permit d’apostropher le révérend comme un indigne et faible adversaire.

Il lui disait :

« Et maintenant, monsieur, serez-vous assez sot pour me contredire ? etc. »

Et autres aménités de cette sorte, alors que cet innocent ecclésiastique n’avait pas ouvert la bouche et n’avait pas même l’intention de le faire.

Il disait encore :

« Voyez, monsieur, à quelle position vous êtes réduit. Je ne vous laisserai pas échapper. Après avoir épuisé toutes les ressources de la fraude et du mensonge pendant une longue succession d’années, après avoir eu recours à de mesquines intrigues où la lâcheté se combinait avec une audace présomptueuse, et telles que le monde en avait rarement vu d’exemple, vous avez maintenant l’hypocrisie de plier les genoux devant le plus dégradé des humains et de le supplier avec des pleurs et des gémissements pour obtenir merci !

Le malheureux chanoine le regardait avec des yeux où se peignaient l’indignation et l’embarras, tandis que son excellente nièce faisait des efforts héroïques pour se contenir, avec des larmes dans les yeux, et que le reste des convives tombait dans une stupidité qu’on ne saurait comparer qu’à une sorte d’état gélatineux sans résistance et sans saveur,

Aussi le torrent de philanthropie qui se fit jour autour de M. Honeythunder quand le moment de son départ approcha, aurait eu de quoi satisfaire cet homme remarquable et même de plus difficiles que lui.

Son café lui fut servi, grâce à l’activité dévorante de M. Tope, une heure avant que cela ne fût nécessaire.

M. Crisparkle tenait sa montre à la main, dans la crainte que M. Honeythunder ne se mit en retard.

Les quatre jeunes gens, d’une voix unanime, affirmèrent que l’horloge de la cathédrale sonnait les trois quarts quand elle ne sonnait que le quart.

Mlle  Twinkleton se mit à calculer le temps que l’omnibus mettait à accomplir son parcours : vingt-cinq minutes, disait-elle ; il n’en mettait que cinq en réalité.

Ce fut avec un cordial empressement que toute la compagnie lui tendit son pardessus et qu’on le conduisit dehors à la clarté de la lune, comme s’il eût été un fugitif, le plus cher des fugitifs, et comme si une troupe de cavaliers avait bloqué la porte de derrière de la maison pour l’arrêter au passage.

M. Crisparkle et son nouvel élève, qui le menèrent jusqu’à l’omnibus, éprouvèrent une si grande peur qu’il ne prît froid qu’ils le firent immédiatement monter en voiture et refermèrent lia portière sur lui.

Et puis ils le laissèrent là avec une bonne demi-heure encore à attendre.


  1. En argot de boxe cette expression signifie : retenir la tête de son antagoniste de manière à ce qu’il ne puisse la dégager.