Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/05

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 48-56).


CHAPITRE V

M. Durdles et son ami


John Jasper, en traversant le cloître pour rentrer chez lui, s’arrêta court à la vue de Stony Durdles qui, avec son écuelle et tout son bagage habituel, se tenait appuyé contre la grille de fer séparant le cimetière des arcades du vieux cloître.

Un hideux gamin en guenilles prenait le pauvre Durdles pour but des pierres qu’il lançait à la clarté de la lune.

Quelquefois, ces pierres l’atteignaient ; d’autres fois, elles ne faisaient que siffler à ses oreilles.

Durdles semblait aussi indifférent dans un cas que dans l’autre.

Le gamin, au contraire, toutes les fois qu’il touchait Durdles, poussait un rugissement de triomphe.

Quand il ne l’atteignait pas, il disait :

« Encore manqué ! »

Et aussitôt il cherchait à réparer sa faute en visant mieux.

« Que fais-tu à cet homme, s’écrie Jasper, sortant de l’ombre et apparaissant tout à coup sur un point éclairé par la lune.

— J’en fais une cible.

— Donne-moi ces pierres que tu as dans la main.

— Oui, je vous les donnerai par la tête, si vous ne me lâchez pas, dit le gamin en se dégageant et en prenant le large. Je vous crève les yeux si vous ne regardez pas d’un autre côté.

— Petit démon que tu es, que t’a fait cet homme ?

— Il ne veut pas rentrer chez lui.

— Et en quoi cela te regarde-t-il ?

— Il me donne un sou pour le faire rentrer chez lui si je le trouve dehors tard » dit l’enfant.

Puis il se mit à chanter comme un petit sauvage :

Gare ! gare ! gare !
Je t’y prends ;
Il est plus de dix heures,
Si tu ne rentres pas,
Je te jetterai des pierres,
Gare ! gare ! gare !
C’est l’avertissement du coq,
Il s’éveille, il s’éveille !
Gare ! gare ! gare !

Et, en appuyant sur le dernier mot, il lança une nouvelle pierre à Durdles.

Cette composition poétique était évidemment un signal convenu pour avertir Durdles de se mettre à l’abri, s’il le pouvait, ou de rentrer chez lui, comme il le devait.

Jasper, d’un coup de tête, invita l’enfant à le suivre, jugeant peut-être également inutile d’employer la force ou les voies de conciliation, et il s’avança vers la grille.

Le lapidé Durdles était appuyé, tout absorbé dans sa méditation.

« Connaissez-vous cet être…, je veux dire cet enfant ? lui demanda Jasper embarrassé pour trouver une désignation applicable à cette malfaisante petite créature.

— C’est Deputy, répondit Durdles en hochant la tête.

— Est-ce là… son… nom ?

— Deputy… oui, répéta Durdles.

— Je suis domestique à l’auberge des Voyageurs à Deux-Sous, fit le gamin. Dans la maison, tout domestique est appelé Deputy. Quand tout le monde est rentré et que les voyageurs sont au lit, je sors et me promène pour ma santé. »

Puis, reculant de quelques pas, il se mit en position de lancer de nouvelles pierres en chantant :

Gare ! gare ! gare !
Je t’y prends ;
Il est plus de dix heures ;
Si tu ne rentres pas,
Je te jetterai des pierres,
Gare ! gare ! gare !
C’est l’avertissement du coq,
Il s’éveille ! il s’éveille !
Gare ! gare ! gare !

— Tiens-toi donc tranquille ! lui cria Jasper ; et ne lance pas de pierres à cet homme lorsque je suis aussi près de lui, ou je t’étrangle ! Allons, Durdles, laissez-moi vous reconduire chez vous. Dois-je prendre votre paquet ?

— Non pas ; sous aucun prétexte, répliqua Durdles. Voyez-vous, M. Jasper, Durdles faisait ses réflexions lorsque vous êtes survenu ; il méditait, environné de ses ouvrages, comme un auteur populaire. Là est votre beau-père. »

Il montrait un sarcophage entouré d’une grille dont la pierre blanche était éclairée par la lune.

« Ici, c’est madame Sapsea. »

Il indiquait la place où s’élevait le monument de son épouse attentive.

« Voilà le défunt bénéficier. »

Il désignait du doigt la colonne brisée qui recouvrait les restes de ce révérend gentleman.

« Voilà le collecteur des taxes. »

Il pointait du doigt un vase posé sur un socle qui ressemblait à une brique de savon.

« Enfin, voilà le pâtissier, premier confectionneur de muffins, très-respecté. »

Il faisait voir une autre pierre tumulaire.

« Ils sont tous là bien en sûreté dans les tombes construites par Durdles. Quant aux individus du commun qui sont enfouis sous la terre, au milieu des ronces, moins on en parle, mieux cela vaut. Ce sont des pauvres gens bien vite oubliés.

— Ce petit être… ce petit vagabond… ce Deputy est derrière nous, dit Jasper en se retournant, est-ce qu’il va nous suivre ? »

Les relations entre Durdles et Deputy étaient d’une nature capricieuse.

Lorsque Durdles regardait en arrière avec la grave lenteur résultant de l’état toujours incertain de ses idées, Deputy faisait un circuit et se mettait sur la défensive.

« Deputy, tu n’as pas crié le « gare » d’avertissement avant de commencer à me jeter des pierres ce soir, dit Durdles se rappelant tout à coup cette offense imaginaire.

— Ce n’est pas vrai !… J’ai crié  !… » répliqua Deputy.

Il ne connaissait pas de forme de dénégation plus polie.

« J’avoue mon tort, dit Durdles, aussi prompt à oublier l’injure qu’il l’avait été à se l’imaginer. Durdles dit : J’ai tort, frère, à Pierre le petit sauvage. Mais il a trouvé un but dans la vie.

— Un but sur lequel il dirige ses coups, insinua M. Jasper

— C’est vrai, monsieur, reprit Durdles, se rendant pleinement à la justesse de l’observation, un but sur lequel il vise. Je l’ai pris un jour par la main et je lui ai donné un but. Qu’était-il auparavant ? Un destructeur. Quelle œuvre accomplissait-il ? Une œuvre de destruction. Qu’y gagnait-il ? Quelques courts séjours dans la geôle de Cloisterham. Pas une personne, pas une chose, pas une fenêtre, pas un cheval, un chien, un chat, un oiseau, une poule qu’il ne lapidât, faute d’avoir un but raisonné. Ce but raisonné, je le lui ai offert, et maintenant il peut gagner honnêtement son sou et réaliser ses six sous par semaine.

— Je m’étonne qu’il n’y ait pas de concurrents.

— Il n’en manque pas, mais il les écarte à coups de pierres. Maintenant, je ne sais pas ce qu’on doit penser de mon idée, poursuivit Durdles en retombant dans ses réflexions confuses. Je ne sais comment on peut la qualifier. N’est-ce pas quelque chose comme une sorte de plan d’éducation nationale ?

— Je n’oserais dire non, répondit Jasper.

— Ni moi non plus, fit Durdles. Alors nous n’essaierons pas de qualifier mon idée.

— Mais enfin ce Deputy est toujours derrière nous, répéta Jasper. Je vous ai demandé s’il allait nous suivre ?

— Nous ne pouvons faire autrement que de passer devant l’auberge des Voyageurs, si nous prenons le chemin le plus court pour revenir chez moi, fit observer Durdles. Quand nous serons arrivés là, nous l’y laisserons, le petit sauvage. »

Ils continuèrent donc leur chemin.

Deputy formait l’arrière-garde et troublait le silence de (a nuit par le sifflement des pierres qu’il lançait contre chaque mur, chaque poteau, chaque pilier, contre chaque objet inanimé qui s’offrait à lui sur le chemin.

« Y a-t-il quelque chose de nouveau en bas dans la crypte, Durdles ? demanda John Jasper.

— Quelque chose de vieux, voulez-vous dire, murmura Durdles ; ce n’est pas là qu’il faut chercher du nouveau.

— Je voulais dire : N’y a-t-il aucune nouvelle découverte faite par vous ?

— Si, vraiment, un vieux personnage sous le septième pilier à gauche, quand vous descendez les marches brisées de la petite chapelle souterraine. J’ai découvert, si je puis dire que la découverte soit faite, que ce devait être un de nos vieux porteurs de crosse. Si l’on en juge par le peu de largeur des passages pratiqués dans les murs, par l’étroitesse des escaliers et des portes qui servaient à ces gens-là, leurs crosses devaient terriblement les gêner ; et si deux d’entre eux se rencontraient à l’improviste, ils devaient choquer leurs mitres l’une contre l’autre.

Sans relever ce que cette observation pouvait avoir d’exagéré, M. Jasper considérait son compagnon, couvert de la tête aux pieds d’un vieux mortier de plâtre et de sable.

Il se sentait comme pris d’un intérêt romanesque pour cette vie étrange.

« Votre existence est curieuse, Durdles, » dit-il.

Sans laisser voir s’il prenait cette marque pour un compliment ou une offense, Durdles répliqua d’un air rogue :

« La vôtre ne l’est pas moins.

— Ma destinée, comme la vôtre, me condamne à vivre dans la froide et humide atmosphère des ruines, reprit Jasper. Mais il y a plus de mystère et d’intérêt dans vos rapports avec la vieille cathédrale que dans les miens. Il me vient parfois l’idée de vous demander de me prendre comme disciple, comme une espèce d’apprenti libre. J’irais quelquefois avec vous examiner ces vieux et étranges recoins dans lesquels vous passez vos jours. »

Le maçon Stony répondit vaguement :

« Tout le monde sait où trouver Durdles quand on a besoin de ses services, »

Ce n’était pas la stricte vérité, mais cela y ressemblait beaucoup, en ce sens qu’on était toujours sûr de trouver Durdles en état de vagabondage quelque part.

« Ce qui éveille surtout mon attention, dit Jasper poursuivant l’ordre d’idées dans lequel il était entré, c’est la rare précision avec laquelle vous découvrez la place où un corps a été mis en terre… Eh bien, qu’arrive-t-il !… Est-ce que votre paquet vous gêne ? Laissez-moi donc m’en charger. »

Durdles s’était arrêté, avait reculé de quelques pas, toujours observé par Deputy, qui suivait tous ses mouvements et se tenait sur le pied de l’escarmouche.

Durdles cherchait de l’œil quelque coin pour y déposer son paquet.

Quand il s’en fut débarrassé :

« Passez-moi seulement mon marteau, dit-il, et je vous montrerai… »

Toc, toc, toc, le marteau est en branle.

« Maintenant, écoutez-moi… Vous prenez le ton avant de chanter, n’est-ce pas, monsieur Jasper.

— Oui.

— Moi, je sonde ; c’est ma manière de donner le ton. Je prends mon marteau et je frappe. »

Il frappait sur le pavé, et l’attentif Deputy continuait de plus loin son escarmouche comme s’il eût eu peur que sa tête ne fut menacée par les éclats de sa pierre.

« Je frappe… je frappe… je frappe… C’est solide. Je continue à frapper. Solide encore ! Je frappe de nouveau. Et voilà le creux. Je frappe toujours avec persévérance. Une partie solide sur une partie creuse. Je frappe… je frappe… je frappe… pour être plus certain de mon fait. C’est là que vous êtes, vieux mort, là, dans un cercueil de pierre, sous cette voûte.

— Étonnant !

— Je fais mieux, » dit Durdles en tirant de sa poche sa règle de deux pieds.

Deputy se rapprocha comme s’il pensait qu’on allait découvrir un trésor dont il aurait sa part, ce qui lui ouvrait l’agréable perspective de faire condamner, sur son témoignage, ceux qui l’auraient découvert avec lui à être pendus par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

« Mon marteau a détruit ce mur fait par moi… Deux et deux font… quatre et deux font… six, reprit Durdles en mesurant le pavé. Six pieds à l’intérieur… Ce mur, c’est Mme Sapsea.

— Non, pas réellement Mme Sapsea, c’est son tombeau.

— On dit : c’est Mme Sapsea. Durdles ne parle pas autrement. »

Et Durdles frappa sur ce mur et dit après avoir bien sondé :

— Il y a là quelque chose. Bien certainement quelques décombres ont été laissés dans cet espace de six pieds, par les hommes de Durdles. »

Jasper exprima qu’une pareille divination était un don naturel.

« Je n’aime pas à entendre dire que c’est un don, répliqua Durdles qui ne prenait nullement l’observation en bonne part. J’ai beaucoup travaillé pour acquérir ces connaissances. Durdles est arrivé à la science qu’il possède en fouillant le sol profondément et en allant jusqu’aux entrailles de la terre quand cela était utile. Holà, Deputy !

— Gare ! cria Deputy d’une voix perçante.

— Attrape ce sou, fit Durdles, et que je ne te voie plus du reste de la nuit quand nous serons arrivés devant ton auberge.

— Averti ! » répliqua Deputy, après avoir attrapé le demi-penny, comme s’il voulait exprimer par ce mot énigmatique qu’il souscrivait à l’arrangement.

Ils n’avaient plus qu’à traverser la vigne qui appartenait autrefois à l’ancien monastère, pour arriver à un étroit sentier dans lequel s’élevait une maison de bois délabrée, à deux étages fort bas, généralement connue sous le nom de l’auberge des Voyageurs à Deux-Sous.

Une maison déjetée, déformée comme le moral des voyageurs qu’elle recevait.

Là se voyaient les vestiges d’un porche, d’un ancien treillage qui défendait autrefois l’entrée d’une palissade en ruines qui jadis entourait le jardin.

Et c’est sans doute parce que les voyageurs tiennent à cette maison et y sont attachés par un tendre sentiment ou parce qu’ils aiment à pouvoir allumer du feu sur leur route dans le courant de la journée, que jamais, soit par la persuasion, soit par la menace, on ne peut les empêcher de partir sans arracher et emporter avec eux un fragment de cette palissade, comme d’autres emporteraient un ne m’oubliez pas.

On avait essayé de donner à cette misérable maison l’apparence d’une auberge en accrochant aux fenêtres les traditionnels rideaux rouges.

Mais quels lambeaux !

On voyait mieux leurs nombreuses déchirures à la faible lumière des chandelles qui brûlaient la nuit dans l’atmosphère viciée du logis.

Durdles et Jasper arrivaient alors à proximité de ce lieu suspect.

Une lanterne en papier accrochée au-dessus de la porte annonçait la destination de la maison.

Un groupe formé d’une demi-douzaine d’enfants sordides se tenait au devant.

Étaient-ce des hôtes à deux sous ou des parasites de l’auberge.

Toutes ces jeunes bêtes de proie, attirées par l’odeur de charogne que Deputy répandait dans l’air, prirent leur essor au clair de la lune comme des vautours dévorants.

À l’instant une grêle de pierres obscurcit le ciel.

« Tenez-vous tranquilles, jeunes brutes  ! s’écria Jasper, et laissez-moi passer. »

Cette remontrance fut accueillie par des cris et par le sifflement d’une nouvelle avalanche de pierres.

C’est la coutume établie depuis peu dans toutes les communes de l’Angleterre où partout les chrétiens sont lapidés, comme si le temps de saint Étienne était revenu.

Durdles fit observer que si ces jeunes sauvages en usaient ainsi, c’était faute d’avoir trouvé un but, et il guida Jasper pour traverser le sentier.

Arrivé à l’extrémité, Jasper, exaspéré, arrêta son compagnon et regarda derrière lui.

Tout était silencieux.

Mais, une seconde après, une pierre effleura son chapeau.

On entendit au loin le cri, le fameux avertissement :

« Gare ! gare ! gare ! le coq s’éveille ! » suivi par un cocorico semblable à celui de quelque affreux réveille-matin de basse-cour.

Ce cocorico lui apprit à quelle artillerie victorieuse il était exposé.

Il tourna le coin du sentier pour se mettre en sûreté et ramena Durdles chez lui.

Durdles trébuchait parmi les matériaux qui jonchaient le sol de la cour, et il faillit se jeter la tête la première contre l’une des tombes inachevées qui l’encombraient.

Jasper regagna sa demeure par un autre chemin.

Il entra sans bruit et trouva son feu brûlant encore.

Jasper prit, dans une armoire soigneusement fermée, une pipe qu’il remplit non avec du tabac… il chargea le fourneau à l’aide d’un petit instrument, puis il monta un escalier intérieur composé de quelques marches et conduisant à deux chambres.

L’une est la sienne, l’autre, celle de son neveu : toutes deux sont éclairées.

Edwin Drood est couché et dort d’un tranquille sommeil.

John Jasper se penche vers lui, sa pipe non allumée à la main, et demeure quelque temps à le contempler attentivement.

Puis, étouffant le bruit de ses pas, il gagne sa chambre, allume sa pipe et se livre aux fantômes que l’opium évoque à minuit.