Dickens - Le Mystère d'Edwin Drood (1880)/08

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette et Cie (p. 81-94).


CHAPITRE VIII

Les couteaux sont tirés


Les deux jeunes gens, après avoir vu les demoiselles dont ils étaient les cavaliers entrer dans la cour de la Maison des Nonnes, restèrent les yeux fixés sur la plaque de cuivre comme si le vieux beau délabré au lorgnon dans l’œil leur avait semblé les braver insolemment.

Ils se regardèrent l’un l’autre, puis promenèrent leurs yeux sur la longue rue éclairée par la lune et se mirent lentement à marcher côte à côte.

« Devez-vous faire un long séjour ici, M. Drood ? dit Neville.

— Non, pas cette fois, lui fut-il répondu avec insouciance. Je repars pour Londres, demain matin. Mais je reviendrai de loin en loin, jusqu’au milieu de l’été et alors je dirai adieu à Cloisterham, pour un certain temps, je l’espère.

— Un voyage à l’étranger ?

— Je vais réveiller un peu l’Égypte, daigna répondre Edwin.

— Vous donnez des leçons ?

— Des leçons, répéta Edwin Drood avec une certaine nuance de dédain ; je suis ingénieur-mécanicien ; mon modeste patrimoine a été placé par mon père dans la maison dont je fais partie ; les intérêts m’en seront servis jusqu’à ma majorité et alors j’entrerai en possession de la part qui me reviendra. Jacques, que vous avez vu au dîner, est mon tuteur.

— J’ai entendu parler par M. Crisparkle de votre autre bonne fortune.

— Qu’entendez-vous par cette autre bonne fortune ? »

Neville avait fait cette observation aventureuse avec beaucoup de prudence et ce mélange de hardiesse et de témérité qui le caractérisait en tout.

Edwin avait répliqué avec une brusquerie à peine polie.

Ils s’arrêtèrent et échangèrent tous deux des regards dans lesquels il y avait presque de la haine.

« J’espère, dit Neville, que vous ne voyez pas une offense, M. Drood, dans l’innocente allusion que j’ai faite à vos fiançailles.

— Par saint Jacques ? s’écria Edwin se remettant à marcher d’un pas plus vif, chacun dans cette vieille ville de Cloisterham bavarde sur ce sujet. Je m’étonne qu’une taverne ne se soit pas ouverte avec mon portrait pour enseigne et ces mots pour inscription : À la Tête du Fiancé. Si ce n’était pas mon portrait, ce pourrait être celui de Pussy. L’un ou l’autre.

— Si M. Crisparkle m’a communiqué ce fait tout naturellement, comme une chose qui n’avait rien de mystérieux, je ne suis pas responsable de son indiscrétion, dit Neville.

— Non, cela est vrai, vous n’en êtes pas responsable, reconnut Edwin Drood.

— Mais, reprit Neville, il y a une autre indiscrétion dont je suis responsable, c’est d’y avoir fait allusion devant vous. Si je l’ai fait, c’est dans la supposition que vous ne pouviez qu’être très-fier des liens qui vous attachent à Mlle Bud. »

Notons en passant que ce dialogue prenait sa source secrète dans deux curieuses particularités de la nature humaine.

Neville Landless était déjà touché au cœur par le joli Bouton de Rose et trouvait insupportable qu’Edwin Drood, qu’il jugeait bien au-dessous de sa fiancée, traitât si légèrement sa conquête.

Edwin Drood était déjà assez ému d’admiration envers Helena pour se sentir indigné que le frère de la jeune fille, qu’il jugeait bien au-dessous d’elle, parût disposer de lui si froidement et le mettre hors des rangs de ceux qui pouvaient songer à la belle indienne.

Quoi qu’il en soit, Edwin Drood eût pu mieux prendre peut-être la dernière observation de son compagnon.

« Je ne sache pas, monsieur Neville, dit-il (et il empruntait cette façon de s’exprimera M. Crisparkle), que les gens aient coutume de parler beaucoup de ce dont ils sont le plus fiers ; je ne sache pas non plus qu’ils aiment beaucoup à en entendre parler par d’autres. Mais je n’ai pas le loisir de m’occuper de ces petites choses. Je mène une vie laborieuse. Je dis cela, sauf à être repris par vous autres savants qui voulez tout connaître et qui parlez de tout. »

L’un et l’autre étaient alors arrivés à la colère ; Neville Landless ouvertement, Edwin Drood dissimulant encore, mais bien mal.

Edwin Drood se mit à fredonner un air populaire et s’arrêta comme pour admirer les effets pittoresques de clair de lune qui s’offraient à ses regards.

« Il ne me semble pas très-courtois de votre part, dit Neville, de faire de ces réflexions piquantes sur un étranger qui n’a pas eu les avantages dont vous avez joui et qui arrive ici pour s’efforcer de réparer le temps perdu. Cependant il y a une chose sûre, c’est que je n’ai pas été assujetti à une vie régulière et laborieuse comme la vôtre et que mes idées sur la politesse se sont formées au milieu de païens.

— La meilleure politesse, répliqua Edwin Drood, quelle que soit l’espèce de gens parmi lesquels vous ayez été élevé, consisterait peut-être à vous occuper de vos affaires. Si vous me donnez l’exemple de cette politesse, je promets de le suivre.

— Savez-vous que vous le prenez sur un ton beaucoup trop haut, riposta Neville et qu’au pays d’où je viens il pourrait vous en être demandé raison ?

— Par qui donc, » demanda Edwin Drood en s’arrêtant tout court et en toisant son interlocuteur avec un air de dédain.

Mais en ce moment une main se posa sur l’épaule d’Edwin, et Jasper se trouva debout entre eux.

Il paraît que lui aussi avait rôdé autour de la Maison des Nonnes et il était arrivé derrière les jeunes gens en suivant le côté de la route plongé dans l’ombre.

« Ned… Ned… Ned !… dit-il, cessons ces disputes… je n’aime pas cela. J’ai entendu des mots vifs échangés entre vous. Rappelez-vous, mon cher enfant, que vous vous trouvez ce soir dans la position d’un hôte. Vous êtes presque un habitant de la ville, et, comme tel, tenu d’en faire les honneurs à un étranger… M. Neville est un étranger et vous devez pratiquer envers lui les devoirs de l’hospitalité. Et, ajouta Jasper en posant sa main gauche sur l’épaule de Neville et en marchant entre eux deux, M. Neville me pardonnera si je le prie de reprendre son empire sur lui-même. Bon ! Maintenant, qu’y a-t-il ?… Mais pourquoi le demander ? Disons qu’il n’y a rien, et que ma question est superflue. Nous nous entendons tous les trois, n’est-ce pas ? »

Après un silencieux combat entre les deux jeunes gens à qui serait le dernier à parier, Edwin Drood finit par dire :

« En ce qui me concerne, Jacques, je n’ai plus de colère.

— Ni moi non plus, dit Neville Landless, quoique avec moins de franchise, ou plutôt moins d’insouciance ; mais si M. Drood connaissait mieux les épreuves par lesquelles j’ai passé, loin d’ici, il pourrait plus aisément comprendre comment les mots à double entente ont un double tranchant pour me blesser.

— Peut-être, dit Jasper d’un ton conciliant, ferions-nous mieux de ne pas chercher à expliquer notre bon accord. Il vaut mieux ne rien dire qui ressemble à une récrimination ou à une condition qui ne serait pas généreuse. Franchement et loyalement, vous le voyez, il n’y a pas de rancune dans le cœur de Ned. Franchement et loyablement, vous n’en gardez pas non plus, M. Neville ?

— Aucune, monsieur Jasper, répondit celui-ci d’un ton qui marquait toujours un peu moins de cordialité ou peut-être seulement moins d’insouciance.

— Tout est fini ! mon logement de garçon est à quelques pas d’ici, la bouilloire est sur le feu, le vin et les verres sont sur la table, et ma maison n’est pas à une portée de pierre du Coin du Chanoine Mineur. Ned, vous partez demain matin ; emmenons M. Neville avec nous pour boire le coup de l’étrier.

— De tout mon cœur, Jacques.

— Et de tout mon cœur aussi, monsieur Jasper, » dit Neville, sentant qu’il lui était impossible d’en dire moins.

Mais il eût préféré pouvoir ne pas accepter l’invitation ; il comprenait intérieurement qu’il avait perdu son empire sur lui-même ; le calme d’Edwin Drood, loin d’être contagieux, l’exaspérait.

M. Jasper continuait d’avancer une main sur l’épaule de chacun des deux jeunes gens ; et tout en fredonnant d’une façon merveilleuse le refrain d’une chanson à boire, il les introduisit dans son appartement.

La première chose qui s’offrit à leurs regards, quand Jasper eût ajouté la clarté d’une lampe à celle du feu, ce fut le portrait accroché au-dessus de la cheminée.

Ce n’était pas là un objet de nature à consolider l’accord entre les deux jeunes gens, mais fait bien plutôt pour raviver leur querelle.

En effet, tous deux y arrêtèrent leurs yeux, mais sans dire un mot.

Jasper, cependant, qui, si l’on en juge par sa conduite, semble n’être qu’imparfaitement édifié sur le sujet de la querelle, appela tout de suite son attention sur ce portrait.

« Vous reconnaissez cette image, M. Neville, dit-il en faisant un réflecteur de sa main pour projeter la lumière de la lampe sur la singulière peinture.

— Oui, je le reconnais, dit Neville, il est loin d’être flatteur pour l’original.

— Oh ! vous êtes sévère, il a été peint par Ned, qui m’en a fait présent.

— Je regrette mes paroles, M. Drood, dit Neville du ton de quelqu’un qui a l’intention réelle de s’excuser. Si j’avais su que je fusse en présence de l’artiste…

— Oh ! c’est une charge, une simple charge, monsieur Neville, interrompit Edwin, en étouffant un bâillement, une pochade reproduisant un aspect de la physionomie de Pussy. Je la peindrai sérieusement un de ces jours, si elle est bonne fille. »

L’air d’indolence protectrice et d’indifférence avec lequel ceci avait été dit par Edwin, qui s’était jeté sur une chaise, renversant sa tête sur le dossier et sur ses mains jointes pour lui servir d’appui, avait quelque chose de décidément exaspérant pour l’irritable et irrité Neville.

Jasper observa du regard les jeunes gens l’un après l’autre, sourit un peu, et leur tourna le dos pour préparer un bol de vin chaud devant le feu, opération qui paraissait exiger une grande attention.

« Je suppose, M. Neville, dit Edwin prompt à saisir l’expression de protestation indignée qui s’était peinte sur la physionomie du jeune Landless, expression d’ailleurs aussi facile à voir que le portrait, le feu ou la lampe ; je suppose que si vous peignez le portrait de la dame de vos pensées…

— Je ne suis pas peintre, interrompit vivement le jeune homme.

— C’est un malheur pour vous, mais il ne peut vous être imputé à crime. Enfin, si vous saviez peindre vous essaieriez le portrait de la dame de vos pensées, et je suppose qu’alors vous feriez d’elle, en dépit même de la réalité, une Junon, une Minerve, une Diane, et une Vénus tout à la fois, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais le dire, je n’ai pas de dame de mes pensées.

— Quant à moi, dit Edwin, emporté par un accès de vanité fanfaronne, si je m’essayais à peindre le portrait de Mlle Landless… sérieusement, croyez-moi très-sérieusement vous verriez ce que je saurais faire !

— Il faudrait d’abord obtenir de ma sœur qu’elle consentît à poser, et comme elle n’y consentira pas, je crois bien ne jamais avoir le plaisir de voir ce que vous saurez faire… C’est un malheur auquel il faudra que je me résigne. »

Jasper quitta la cheminée, remplit un grand verre pour Neville, un autre grand verre pour Edwin, tendit à chacun le sien, puis en remplit un troisième pour lui-même en disant :

« Allons, M. Neville, nous allons boire à mon neveu Ned. Comme il a le pied dans l’étrier, je parle par métaphore, c’est en son honneur que nous devons boire le coup de l’étrier. À vous donc, Ned, mon cher garçon, mon cher ami ! »

Jasper prêcha d’exemple en vidant presque tout son verre d’un trait et Neville l’imita.

Edwin Drood dit :

« Je vous remercie bien tous les deux. »

Et il suivit leur exemple.

« Regardez-le ! s’écria Jasper en étendant la main vers Edwin, avec une tendresse admirative, quoique avec une pointe de raillerie, voyez comme il se complaît dans son indolence, M. Neville ! Le monde est ouvert devant lui, il n’a qu’à choisir son lot ! Une vie active et pleine d’intérêt, une vie de voyages et de distractions, ou bien une vie de bonheur domestique et d’amour ! Regardez-le ! »

Le visage d’Edwin Drood s’était vivement coloré, avec une promptitude singulière, sous l’influence du vin.

Le même effet s’était produit sur le visage de Neville.

Edwin avait repris sa position, renversé sur le dossier de sa chaise, sa tête reposant sur ses mains jointes derrière sa nuque.

« Voyez comme il s’inquiète peu de tout cela ! poursuivit Jasper reprenant le fil de son discours railleur. On dirait qu’il regarde comme indigne de lui de prendre la peine de cueillir le fruit doré qui a mûri sur l’arbre tout exprès pour sa main. Et pourtant, jugez du contraste, monsieur Neville ! Vous et moi nous n’avons pas la perspective d’une vie active et pleine d’intérêt, d’une vie de voyages et de distraction, d’une vie de bonheur domestique et d’amour. Vous et moi, n’avons d’autre perspective, à moins que vous ne soyez plus fortuné que moi, ce qui n’est pas difficile, que de mener une vie ennuyeuse et monotone dans cette triste ville.

— Sur mon âme, Jack, dit Edwin négligemment, je me sens presque obligé de m’excuser d’avoir la vie facile que vous dépeignez. Mais vous savez ce que je sais, Jacques, et cette vie n’est peut-être pas, après tout, si facile qu’elle le semble, n’est-ce pas, Pussy ? »

Ceci fut dit à l’adresse du portrait, et Ned fit claquer ses doigts.

« Nous n’avons pas encore atteint le but, n’est-il pas vrai, Pussy ! Vous comprenez ce que je veux dire, Jack ? »

Sa langue s’était épaissie et il n’articulait plus les mots bien nettement.

Jasper, calme et maître de lui, regarda Neville comme s’il attendait sa réponse ou son commentaire.

Neville parla ; il avait également la langue épaisse et la parole embarrassée.

« Il aurait peut-être mieux valu pour M. Drood d’avoir quelque peu connu les difficultés de la vie, dit-il d’un ton agressif.

— Dites-nous, je vous prie, répliqua Edwin en se contentant de tourner les yeux dans la direction du jeune homme, pourquoi il aurait mieux valu pour M. Drood qu’il connût un peu les difficultés de la vie ?

— Oui, approuva Jasper avec un air d’intérêt, dites-nous cela.

— Parce qu’elles lui auraient fait mieux comprendre, dit Neville, une bonne fortune qui n’est, en aucune façon, l’effet de son mérite personnel. »

Le regard de M. Jasper se tourna vivement vers son neveu dont il attendit la réplique.

« Puis-je vous demander si vous les avez connues ces difficultés de l’existence ? dit Edwin Drood en se levant.

— Je les ai connues.

— Et que vous ont-elles fait comprendre ? »

Les yeux de M. Jasper continuaient à se porter alternativement sur chacun des interlocuteurs de ce menaçant petit dialogue.

« Je vous l’ai déjà dit une fois ce soir.

— Vous ne m’avez rien dit de semblable.

— Si fait, je vous ai fait remarquer que vous le preniez sur un ton beaucoup trop haut.

— Vous avez même ajouté quelque chose, si ma mémoire est fidèle.

— Oui, j’ai, en effet, dit autre chose.

— Répétez vos paroles.

— J’ai dit que dans le pays d’où je viens, on vous en demanderait raison.

— Là seulement !… s’écria Edwin Drood en riant. Ce pays est fort loin d’ici, je crois ! Oui, je comprends… Cette partie du monde est à une distance qui m’assure une entière sécurité.

— Disons donc ici, répliqua Neville en se levant avec fureur, disons n’importe où. Votre vanité est odieuse, votre suffisance n’est pas supportable ; vous parlez comme si vous étiez un sujet rare et précieux, alors que vous n’êtes qu’un vantard… Oui, ma foi, vous êtes un garçon fort ordinaire, et par conséquent un vantard de la plus commune espèce.

— Peuh !… peuh ! fit Edwin tout furieux, mais plus maître de lui. Qu’en pouvez-vous savoir ? Vous pouvez reconnaître en voyant un nègre si c’est un garçon ordinaire, un vantard d’espèce commune, je ne doute pas que vous n’ayiez de grandes connaissances en fait de nègre ; mais quand il s’agit d’hommes blancs, êtes-vous aussi bon juge ? »

Cette insultante allusion à la couleur foncée de son teint mit l’emportement de Neville à son comble ; il jeta ce qui restait au fond de son verre à la figure d’Edwin Drood ; le verre aurait suivi le même chemin si Jasper n’avait retenu à temps le bras du jeune homme.

« Ned, mon cher ami !… s’écria-t-il, je vous prie, je vous ordonne de demeurer calme. »

Mais une mêlée commençait entre les trois hommes ; voici les verres brisés, les chaises renversées.

« Monsieur Neville, par pudeur !… donnez-moi ce verre, criait Jasper ; ouvrez votre main, monsieur… je l’aurai… »

Mais Neville se dégagea et s’arrêta un moment, tenant toujours le verre dans sa main levée ; puis il le lança si violemment contre la grille du foyer que les éclats s’en répandirent de tous côtés : alors il sortit de la maison.

Lorsqu’il se trouva en plein air, tout tournait autour de lui ; les objets qui l’entouraient prenaient des proportions gigantesques et menaçantes.

Il était là, tête nue, avec un voile rouge sur les jeux ; il s’attendait à être attaqué, et il était prêt à se battre jusqu’à la mort.

Mais rien ne survenant, et la lune répandant sur lui sa tranquille lumière comme sur un des hôtes du cloître endormi du sommeil éternel, il comprima entre ses mains sa tête et son cœur qui battaient avec violence, et il s’éloigna en chancelant.

Il avait comme une demi-conscience d’avoir entendu fermer et verrouiller la porte sur lui, comme sur un animal dangereux ; il se demanda ce qu’il devait faire.

Dans l’état d’exaspération où il était, il vint à songer à la rivière, mais cette idée farouche céda au charme du clair de lune sur la cathédrale et les tombeaux, au souvenir de sa sœur, et à la pensée de ce qu’il devait à l’excellent homme qui, ce jour même, avait gagné sa confiance.

Il revint donc au Coin du Chanoine et frappa doucement à la porte.

Il entrait dans les habitudes de M. Crisparkle de rester le dernier levé dans sa maison, où tout le monde se couchait de bonne heure ; il jouait alors du piano en étudiant 1 la partie qu’il devait chanter dans les morceaux de musique vocale.

Le vent du sud, quand il souffle dans la direction du Coin du Chanoine, au milieu du silence de la nuit, ne murmure pas plus doucement que M. Crisparkle à cette heure avancée, tant il est toujours attentif à respecter le sommeil de la bergère en porcelaine de Saxe.

Au coup de marteau, M. Crisparkle répondit en venant lui-même ouvrir la porte, une chandelle à la main ; mais l’expression joyeuse de son visage disparut aussitôt sous un air d’étonnement.

« M. Neville !… dans ce désordre !… Où êtes-vous allé ?…

— Chez M. Jasper, monsieur, avec son neveu.

— Entrez ! »

Le Chanoine le poussa par les épaules d’une main ferme, avec une prestesse vigoureuse, digne de ses exercices du matin, et le fit entrer dans son cabinet de travail dont il referma la porte.

« J’ai mal commencé, monsieur. J’ai commencé affreusement mal.

— Ce n’est que trop vrai. Vous n’êtes pas dans votre état naturel, monsieur Neville.

— Je le crois, monsieur, quoique je sois en mesure de vous prouver que j’ai fort peu bu. L’état dans lequel je suis m’a surpris de la façon la plus soudaine et la plus étrange.

Monsieur Neville… monsieur Neville… dit le Chanoine en secouant la tête d’un air triste, j’ai déjà entendu recourir à cette excuse.

— Je crois que j’ai l’esprit fort troublé, mais je pense qu’on peut en dire autant, avec une égale vérité, du neveu de M. Jasper.

— Très-probablement, répondit M. Crisparkle d’un ton sec.

— Nous nous sommes querellés, monsieur. Il m’a insulté de la manière la plus grave… il a échauffé le sang de tigre que j’ai dans les veines, comme je vous le disais ce matin.

— M. Neville, répliqua le Chanoine avec douceur, mais avec fermeté, je vous invite à ne pas me parler en serrant ainsi les poings… Ouvrez votre main, je vous prie.

— Il m’a provoqué, monsieur, continua le jeune homme en obéissant à l’instant, provoqué de façon à excéder toutes les bornes de ma patience. Je ne saurais dire positivement s’il en avait d’abord l’intention, mais il l’a fait, et, en dernier lieu, l’intention y était bien ! En somme, monsieur, ajouta-t-il dans un élan de frénésie sauvage, dans l’état où il m’avait mis, je l’aurais massacré si j’avais pu et essayé de le faire.

— Vous avez encore serré les poings, monsieur, fit tranquillement observer M. Crisparkle.

— Je vous demande pardon, monsieur.

— Vous connaissez votre chambre, car je vous l’ai montrée avant le diner ; mais je vais de nouveau vous y conduire. Votre bras, s’il vous plaît ; marchez avec précaution, tout le monde repose dans la maison. »

Disposant sa main avec la même adresse dont il a déjà fait preuve antérieurement, de manière à donner un point d’appui au coude du jeune homme en le soutenant par la force inerte de son bras aussi habilement que le policeman le plus expert et avec une apparente tranquillité tout à fait inaccessible aux novices, M. Crisparkle conduisit son élève à la vieille chambre si riante et si propre qui avait été préparée pour lui.

Arrivé là, le jeune homme se laissa tomber sur une chaise, posa ses coudes sur la table, et y appuya sa tête, accablé par les reproches qu’il s’adressait à lui-même.

Le bon Chanoine avait eu l’idée de se retirer sans dire un mot ; mais, en se retrouvant sur le seuil, il vit ce désespoir muet et revint sur ses pas.

Il posa amicalement la main sur l’épaule du jeune homme.

« Bonne nuit ! » lui dit-il.

Un sanglot fut la seule réponse de Neville.

Le jeune homme aurait pu en trouver une plus mauvaise ; peut-être en aurait-il trouvé peu qui fussent meilleures.

Un nouveau coup discret frappé à la porte extérieure attira son attention, tandis qu’il descendait l’escalier.

Il ouvrit à M. Jasper tenant à la main le chapeau de son élève.

« Nous avons eu une effroyable scène avec lui, dit Jasper à voix basse.

— A-t-il été vraiment aussi mauvais ?

— Il a été cruel… sanguinaire !…

— Non… non… non…, fit M. Crisparkle, n’employez pas des expressions aussi fortes.

— Il aurait étendu mon cher enfant mort à mes pieds. S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas sa faute. Il faut en remercier la miséricorde de Dieu qui m’a donné l’agilité et la force de prévenir un malheur. Il aurait massacré Edwin, chez moi. »

La phrase porta.

« Ah ! pensa M. Crisparkle, ce sont ses propres expressions !

— Après avoir vu ce que j’ai vu ce soir et entendu ce que j’ai entendu, ajouta M. Jasper d’un ton très-sérieux, je ne serai jamais tranquille tant qu’une rencontre entre eux sera possible et qu’il n’y aura personne pour s’interposer. C’était horrible !… Il y a du tigre dans le sang de ce jeune garçon.

— Ah ! pensa encore M. Crisparkle, c’est ce qu’il dit de lui-même.

— Mon cher monsieur, poursuivit Jasper en lui prenant la main, vous-même vous avez accepté là une dangereuse charge.

— Ne redoutez rien pour moi, monsieur Jasper, répliqua M. Crisparkle, avec un tranquille sourire, je n’ai aucune crainte pour moi personnellement.

— Je ne crains rien non plus pour moi-même, reprit M. Jasper en appuyant sur le pronom personnel. Je ne suis pas en hostilité avec lui et n’ai pas de raison pour m’y trouver jamais… Mais il n’avait pas de raison non plus d’en vouloir à mon cher enfant. Bonne nuit ! »

M. Crisparkle rentra chez lui, tenant à la main le chapeau qui avait acquis si imperceptiblement le droit d’être accroché dans son vestibule ; il y accrocha ce chapeau, et tout pensif, il alla se mettre au lit.