Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/VI. Cosme II de Médicis, Bérénice

Salmon, libraire-éditeur (5p. 435-438).

DIALOGUE VI.

COSME II DE MÉDICIS, BÉRÉNICE.


COSME DE MÉDICIS.

Je viens d’apprendre de quelques savans, qui sont morts depuis peu, une nouvelle qui m’afflige beaucoup. Vous saurez que Galilée, qui était mon mathématicien, avait découvert de certaines planètes qui tournent autour de Jupiter, auxquelles il donna en mon honneur le nom d’astres de Médicis. Mais on m’a dit qu’on ne les connaît presque plus sous ce nom là, et qu’on les appelle simplement satellites de Jupiter. Il faut que le monde soit présentement bien méchant et bien envieux de la gloire d’autrui.

BÉRÉNICE.

Sans doute, je n’ai guère vu d’effets plus remarquables de sa malignité.

COSME DE MÉDICIS.

Vous en parlez bien à votre aise, après le bonheur que vous avez eu. Vous aviez fait vœu de couper vos cheveux, si votre mari Ptolomée revenait vainqueur de je ne sais quelle guerre. Il revint, ayant défait ses ennemis ; vous consacrâtes vos cheveux dans un temple de Vénus, et le lendemain, un mathématicien les fit disparaître, et publia qu’ils avaient été changés en une constellation, qu’il appela la chevelure de Bérénice. Faire passer des étoiles pour des cheveux d’une femme, c’était bien pis que de donner le nom d’un prince à de nouvelles planètes. Cependant votre chevelure a réussi, et ces pauvres astres de Médicis n’ont pu avoir la même fortune.

BÉRÉNICE.

Si je pouvais vous donner ma chevelure céleste, je vous la donnerais pour vous consoler, et même je serais assez généreuse pour ne prétendre pas que vous me fussiez fort obligé de ce présent-là.

COSME DE MÉDICIS.

Il serait pourtant considérable, et je voudrais que mon nom fût aussi assuré de vivre que le vôtre.

BÉRÉNICE.

Hélas ! quand toutes les constellations porteraient mon nom, en serais-je mieux ? Ils seraient là-haut dans le ciel, et moi, je n’en serais pas moins ici-bas. Les hommes sont plaisans ; ils ne peuvent se dérober à la mort, et ils tâchent à lui dérober deux ou trois syllabes qui leur appartiennent. Voilà une belle chicane qu’ils s’avisent de lui faire. Ne vaudrait-il pas mieux qu’ils consentissent de bonne grâce à mourir eux et leurs noms ?

COSME DE MÉDICIS.

Je ne suis point de votre avis : on ne meurt que le moins qu’il est possible, et tout mort qu’on est, on tâche à tenir encore à la vie par un marbre où l’on est représenté, par des pierres que l’on a élevées les unes sur les autres, par son tombeau même. On se noie, et on s’accroche à tout cela.

BÉRÉNICE.

Oui, mais les choses qui devraient garantir nos noms de la mort, meurent elles-mêmes à leur manière. À quoi attacherez-vous votre immortalité ? Une ville, un empire même ne vous en peut pas bien répondre.

COSME DE MÉDICIS.

Ce n’est pas une mauvaise invention que de donner son nom à des astres ; ils demeurent toujours.

BÉRÉNICE.

Encore de la manière dont j’en entends parler, les astres eux-mêmes sont-ils sujets à caution. On dit qu’il y en a de nouveaux qui viennent, et d’anciens qui s’en vont ; et vous verrez qu’à la longue, il ne me restera peut-être pas un cheveu dans le ciel. Du moins, ce qui ne peut manquer à nos noms, c’est une mort, pour ainsi dire, grammaticale ; quelques changemens de lettres les mettent en état de ne pouvoir plus servir qu’à donner de l’embarras aux savans. Il y a quelque temps que je vis ici-bas des morts qui contestaient avec beaucoup de chaleur l’un contre l’autre. Je m’approchai ; je demandai qui ils étaient, et on me répondit que l’un était le grand Constantin, et l’autre un empereur barbare. Ils disputaient sur la préférence de leurs grandeurs passées. Constantin disait qu’il avait été empereur de Constantinople ; et le barbare qu’il l’avait été de Stamboul. Le premier, pour faire valoir sa Constantinople, disait qu’elle était située sur trois mers ; sur le Pont-Euxin, sur le Bosphore de Thrace, et sur la Propontide. L’autre répliquait que Stamboul commandait aussi à trois mers, à la mer Noire, au Détroit, et à la mer de Marmara. Ce rapport de Constantinople et de Stamboul étonna Constantin : mais après qu’il se fut informé exactement de la situation de Stamboul, il fut encore bien plus surpris de trouver que c’était Constantinople, qu’il n’avait pu reconnaître à cause du changement des noms. « Hélas ! s’écria-t-il, j’eusse aussi bien fait de laisser à Constantinople son premier nom de Byzance. Qui démêlera le nom de Constantin dans Stamboul ? Il y tire bien à sa fin. »

COSME DE MÉDICIS.

De bonne foi, vous me consolez un peu, et je me résous à prendre patience. Après tout, puisque nous n’avons pu nous dispenser de mourir, il est assez raisonnable que nos noms meurent aussi ; ils ne sont pas de meilleure condition que nous.