Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/V. Érasistrate, Hervé

Salmon, libraire-éditeur (5p. 432-435).

DIALOGUE V.

ÉRASISTRATE, HERVÉ


ÉRASISTRATE.

Vous m’apprenez des choses merveilleuses. Quoi ! le sang circule dans le corps ! les veines le portent des extrémités au cœur, et il sort du cœur pour entrer dans les artères, qui le reportent vers les extrémités ?

HERVÉ.

J’en ai fait voir tant d’expériences, que personne n’en doute plus.

ÉRASISTRATE.

Nous nous trompions donc bien, nous autres médecins de l’antiquité, qui croyons que le sang n’avait qu’un mouvement très lent du cœur vers les extrémités du corps, et on vous est bien obligé d’avoir aboli cette vieille erreur !

HERVÉ.

Je le prétends ainsi, et même on doit m’avoir d’autant plus d’obligation, que c’est moi qui ai mis les gens en train de faire toutes ces belles découvertes qu’on fait aujourd’hui dans l’anatomie. Depuis que j’ai eu trouvé une fois la circulation du sang, c’est à qui trouvera un nouveau conduit, un nouveau canal, un nouveau réservoir. Il semble qu’on ait refondu tout l’homme. Voyez combien notre médecine moderne doit avoir d’avantage sur la vôtre. Vous vous mêliez de guérir le corps humain, et le corps humain ne vous était seulement pas connu.

ÉRASISTRATE.

J’avoue que les modernes sont meilleurs physiciens que nous ; ils connaissent mieux la nature : mais ils ne sont pas meilleurs médecins ; nous guérissions les malades aussi bien qu’ils les guérissent. J’aurais bien voulu donner à tous ces modernes, et à vous tout le premier, le prince Antiochus à guérir de sa fièvre quarte. Vous savez comme je m’y pris, et comme je découvris par son pouls qui s’émut plus qu’à l’ordinaire en la présence de Stratonice, qu’il était amoureux de cette belle reine, et que tout son mal venait de la violence qu’il se faisait pour cacher sa passion. Cependant je fis une cure aussi difficile et aussi considérable que celle là, sans savoir que le sang circulât ; et je crois qu’avec tout le secours que cette connaissance eut pu vous donner, vous eussiez été fort embarrassé en ma place. Il ne s’agissait point de nouveaux conduits, ni de nouveaux réservoirs ; ce qu’il y avait de plus important à connaître dans le malade, c’était le cœur.

HERVÉ.

Il n’est pas toujours question du cœur, et tous les malades ne sont pas amoureux de leur belle-mère, comme Antiochus. Je ne doute point, que faute de savoir que le sang circule, vous n’ayez laissé mourir bien des gens entre vos mains.

ÉRASISTRATE.

Quoi ! vous croyez vos nouvelles découvertes fort utiles ?

HERVÉ.

Assurément.

ÉRASISTRATE.

Répondez donc, s’il vous plaît, à une petite question que je vais vous faire. Pourquoi voyons-nous venir ici tous les jours autant de morts, qu’il en soit jamais venu ?

HERVÉ.

Oh ! s’ils meurent, c’est leur faute ; ce n’est plus celle des médecins.

ÉRASISTRATE.

Mais cette circulation du sang, ces conduits, ces canaux, ces réservoirs, tout cela ne guérit donc de rien ?

HERVÉ.

On n’a peut-être pas encore eu le loisir de tirer quelque usage de tout ce qu’on a appris depuis peu ; mais il est impossible qu’avec le temps on n’en voie de grands effets.

ÉRASISTRATE.

Sur ma parole, rien ne changera. Voyez-vous, il y a une certaine mesure de connaissances utiles, que les hommes ont eue de bonne heure, à laquelle ils n’ont guère ajouté, et qu’ils ne passeront guère, s’ils la passent. Ils ont cette obligation à la nature, qu’elle leur a inspiré fort promptement ce qu’ils avaient besoin de savoir ; car ils étaient perdus, si elle eût laissé à la lenteur de leur raison à le chercher. Pour les autres choses qui ne sont pas si nécessaires, elles se découvrent peu à peu, et dans de longues suites d’années.

HERVÉ.

Il serait étrange, qu’en connaissant mieux l’homme, on ne le guérit pas mieux. À ce compte, pourquoi s’amuserait-on à perfectionner la science du corps humain ? Il vaudrait mieux laisser là tout.

ÉRASISTRATE.

On y perdrait des connaissances fort agréables ; mais pour ce qui est de l’utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l’homme, ou une nouvelle étoile dans le ciel, est bien la même chose. La nature veut que dans de certains temps, les hommes se succèdent les uns aux autres par le moyen de la mort ; il leur est permis de se défendre contre elle jusqu’à un certain point : mais passé cela, on aura beau faire de nouvelles découvertes dans l’anatomie, on aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets de la structure du corps humain, on ne prendra point la nature pour dupe, on mourra comme à l’ordinaire.