Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/I. Anne de Bretagne, Marie d’Angleterre

Salmon, libraire-éditeur (5p. 439-444).

DIALOGUE PREMIER.

ANNE DE BRETAGNE, MARIE D’ANGLETERRE.


ANNE DE BRETAGNE.

Assurément ma mort vous fit grand plaisir. Vous passâtes aussitôt la mer pour aller épouser Louis XII, et vous saisir du trône que je laissais vide. Mais vous n’en jouîtes guères, et je fus vengée de vous par votre jeunesse même et par votre beauté, qui vous rendaient trop aimable aux yeux du roi, et le consolaient trop aisément de ma perte, car elles hâtèrent sa mort, et vous empêchèrent d’être long-temps reine.

MARIE D’ANGLETERRE.

Il est vrai que la royauté ne fit que se montrer à moi, et disparut en moins de rien.

ANNE DE BRETAGNE.

Et après cela vous devîntes duchesse de Suffolk ? C’était une belle chute. Pour moi, grâce au ciel, j’ai eu une autre destinée. Quand Charles VIII mourut, je ne perdis point mon rang par sa mort, et j’épousai son successeur, ce qui est un exemple de bonheur fort singulier.

MARIE D’ANGLETERRE.

M’en croiriez-vous, si je vous disais que je ne vous ai jamais envié ce bonheur-là ?

ANNE DE BRETAGNE.

Non ; je conçois trop bien ce que c’est que d’être duchesse de Suffolk, après qu’on a été reine de France.

MARIE D’ANGLETERRE.

Mais j’aimais le duc de Suffolk.

ANNE DE BRETAGNE.

Il n’importe. Quand on a goûté les douceurs de la royauté, en peut-on goûter d’autres ?

MARIE D’ANGLETERRE.

Oui, pourvu que ce soient celles de l’amour. Je vous assure que vous ne devez point me vouloir de mal de ce que je vous ai succédé. Si j’eusse toujours pu disposer de moi, je n’eusse été que duchesse ; et je retournai bien vite en Angleterre pour y prendre ce titre, dès que je fus déchargée de celui de reine.

ANNE DE BRETAGNE.

Aviez-vous les sentimens si peu élevés ?

MARIE D’ANGLETERRE.

J’avoue que l’ambition ne me touchait point. La nature a fait aux hommes des plaisirs simples, aisés, tranquilles, et leur imagination leur en a fait qui sont embarrassans, incertains, difficiles à acquérir ; mais la nature est bien plus habile à leur faire des plaisirs, qu’ils ne le sont eux-mêmes. Que ne se reposent-ils sur elle de ce soin-la ? Elle a inventé l’amour, qui est fort agréable, et ils ont inventé l’ambition, dont il n’était pas besoin.

ANNE DE BRETAGNE.

Qui vous a dit que les hommes aient inventé l’ambition ? La nature n’inspire pas moins les désirs de l’élévation et du commandement, que le penchant de l’amour.

MARIE D’ANGLETERRE.

L’ambition est aisée à reconnaître pour un ouvrage de l’imagination ; elle en a le caractère, elle est inquiète, pleine de projets chimériques ; elle va au-delà de ses souhaits, dès qu’ils sont accomplis ; elle a un terme qu’elle n’attrape jamais.

ANNE DE BRETAGNE.

Et malheureusement l’amour en a un qu’il attrape trop tôt.

MARIE D’ANGLETERRE.

Ce qui en arrive, c’est qu’on peut être plusieurs fois heureux par l’amour, et qu’on ne le peut être une seule fois par l’ambition ; ou, s’il est possible qu’on le soit, du moins ces plaisirs-là sont faits pour trop peu de gens : et par conséquent ce n’est point la nature qui les propose aux hommes, car ses faveurs sont toujours très générales. Voyez l’amour, il est fait pour tout le monde. Il n’y a que ceux qui cherchent leur bonheur dans une trop grande élévation, à qui il semble que la nature ait envié les douceurs de l’amour. Un roi qui peut s’assurer de cent mille bras, ne peut guère s’assurer d’un cœur : il ne sait si on ne fait pas pour son rang, tout ce qu’on aurait fait pour la personne d’un autre. Sa royauté lui coûte tous les plaisirs les plus simples et les plus doux.

ANNE DE BRETAGNE.

Vous ne rendez pas les rois beaucoup plus malheureux par cette incommodité que vous trouvez à leur condition. Quand on voit ses volontés non-seulement suivies, mais prévenues, une infinité de fortunes qui dépendent d’un mot qu’on peut prononcer quand on veut, tant de soins, tant de desseins, tant d’empressemens, tant d’application à plaire, dont on est le seul objet : en vérité, on se console de ne pas savoir tout-à-fait au juste si on est aimé pour son rang ou pour sa personne. Les plaisirs de l’ambition sont faits, dites-vous, pour trop peu de gens ; ce que vous leur reprochez est leur plus grand charme. En fait de bonheur, c’est l’exception qui flatte, et ceux qui règnent sont exceptés si avantageusement de la condition des autres hommes, que, quand ils perdraient quelque chose des plaisirs qui sont communs à tout le monde, ils seraient récompensés du reste.

MARIE D’ANGLETERRE.

Ah ! jugez de la perte qu’ils font, par la sensibilité avec laquelle ils reçoivent ces plaisirs simples et communs, lorsqu’il s’en présente quelqu’un à eux. Apprenez ce que me conta ici, l’autre jour, une princesse de mon sang, qui a régné en Angleterre, et fort longtemps, et fort heureusement, et sans mari. Elle donnait une première audience à des ambassadeurs hollandais, qui avaient à leur suite un jeune homme bien fait. Dès qu’il vit la reine, il se tourna vers ceux qui étaient auprès de lui, et leur dit quelque chose assez bas, mais d’un certain air qui fit qu’elle devina à peu près ce qu’il disait ; car les femmes ont un instinct admirable. Les trois ou quatre mots que dit ce jeune Hollandais, qu’elle n’avait pas entendus, lui tinrent plus à l’esprit que toute la harangue des ambassadeurs ; et aussitôt qu’ils furent sortis, elle voulut s’assurer de ce qu’elle avait pensé. Elle demanda à ceux à qui avait parlé ce jeune homme, ce qu’il leur avait dit. Ils lui répondirent, avec beaucoup de respect, que c’était une chose qu’on n’osait redire à une grande reine, et se défendirent long-temps de la répéter. Enfin, quand elle se servit de son autorité absolue, elle apprit que le Hollandais s’était écrié tout bas : Ah ! voilà une femme bien faite, et avait ajouté quelque expression assez grossière, mais vive, pour marquer qu’il la trouvait à son gré. On ne fit ce récit à la reine qu’en tremblant ; cependant il n’en arriva rien autre chose, sinon que, quand elle congédia les ambassadeurs, elle fit au jeune Hollandais un présent fort considérable. Voyez comme au travers de tous les plaisirs de grandeur et de royauté dont elle était environnée, ce plaisir d’être trouvée belle alla la frapper vivement.

ANNE DE BRETAGNE.

Mais enfin elle n’eût pas voulu l’acheter par la perte des autres. Tout ce qui est trop simple n’accommode point les hommes, il ne suffit pas que les plaisirs touchent avec douceur ; on veut qu’ils agitent et qu’ils transportent. D’où vient que la vie pastorale, telle que les poètes la dépeignent, n’a jamais été que dans leurs ouvrages, et ne réussirait pas dans la pratique ? Elle est trop douce et trop unie.

MARIE D’ANGLETERRE.

J’avoue que les hommes ont tout gâté. Mais d’où vient que la vue d’une cour la plus superbe et la plus pompeuse du monde les flatte moins que les idées qu’ils se proposent quelquefois de cette vie pastorale ? C’est qu’ils étaient faits pour elle.

ANNE DE BRETAGNE.

Ainsi le partage de vos plaisirs simples et tranquilles, n’est plus que d’entrer dans les chimères que les hommes se forment ?

MARIE D’ANGLETERRE.

Non, non. S’il est vrai que peu de gens aient le goût assez bon pour commencer par ces plaisirs-là, du moins on finit volontiers par eux, quand on le peut. L’imagination a fait sa course sur les faux objets, et elle revient aux vrais.