Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/I. Sénèque, Scarron

Salmon, libraire-éditeur (4p. 30-35).

DIALOGUE PREMIER.

SÉNÈQUE, SCARRON.


SÉNÈQUE.

Vous me comblez de joie en m’apprenant que les stoiciens subsistent encore, et que dans ces derniers temps, vous avez fait profession de cette secte.

SCARRON.

J’ai été, sans vanité, plus stoïcien que vous, plus que Chrysippe, et plus que Zénon votre fondateur. Vous étiez tous en état de philosopher à votre aise ; vous, en votre particulier, vous aviez des richesses immenses. Pour les autres, ou ils ne manquaient pas de bien, ou ils jouissaient d’une assez bonne santé, ou enfin ils avaient tous leurs membres : ils allaient, ils venaient à la manière ordinaire des hommes. Mais moi, j’étais dans une très mauvaise fortune, tout contrefait, presque sans figure humaine, immobile, attaché à un lieu comme un tronc d’arbre, souffrant continuellement ; et j’ai fait voir que tous ces maux s’arrêtaient au corps, et ne pouvaient passer jusqu’à l’âme du sage ; le chagrin a toujours eu la honte de ne pouvoir entrer chez, moi par tous les chemins qu’il s’était faits.

SÉNÈQUE.

Je suis ravi de vous entendre parler ainsi. À votre langage seul, je vous reconnaîtrais pour un grand stoïcien. Et n’étiez-vous pas l’admiration de votre siècle ?

SCARRON.

Oui, je l’étais. Je ne me contentais pas de souffrir mes maux avec patience, je leur insultais par les railleries. La fermeté eût fait honneur à un autre, mais, j’allais jusqu’à la gaieté.

SÉNÈQUE.

Ô sagesse stoïcienne ! tu n’es donc pas une chimère, comme on se le persuade ! Tu te trouves parmi les hommes, et voici un sage que tu n’avais pas rendu moins heureux que Jupiter même. Venez, que je vous présente à Zénon et à nos autres stoïciens ; je veux qu’ils voient le fruit des admirables leçons qu’ils ont données au monde.

SCARRON.

Vous m’obligerez beaucoup, de me faire connaître à des morts si illustres.

SÉNÈQUE.

Comment vous nommerai-je à eux ?

SCARRON.

Scarron.

SÉNÈQUE.

Scarron ? Je connais ce nom là. N’ai-je pas ouï parler de vous à plusieurs modernes qui sont ici ?

SCARRON.

Cela se peut.

SÉNÈQUE.

N’avez-vous pas fait quantité de vers plaisans, comiques ?

SCARRON.

Oui : j’ai même été l’inventeur d’un genre de poésie qu’on appelle le burlesque. C’est tout ce qu’il y a de plus outré en fait de plaisanteries.

SÉNÈQUE.

Mais vous n’étiez donc pas un philosophe ?

SCARRON.

Pourquoi non ?

SÉNÈQUE.

Ce n’est pas l’occupation d’un stoïcien, que de faire des ouvrages de plaisanterie, et de songer à faire rire.

SCARRON.

Oh ! je vois bien que vous n’avez pas compris les perfections de la plaisanterie. Toute sagesse y est renfermée. On peut tirer du ridicule de tout ; j’en tirerais de vos ouvrages mêmes, si je voulais, et fort aisément : mais tout ne produit pas du sérieux, et je vous défie de tourner jamais mes ouvrages de manière qu’ils en produisent. Cela ne veut-il pas dire que le ridicule domine partout, et que les choses du monde ne sont pas faites pour être traitées sérieusement ? J’ai mis en vers burlesques la divine Énéide de votre Virgile, et l’on ne saurait mieux faire voir que le magnifique et le ridicule sont si voisins, qu’ils se touchent. Tout ressemble à ces ouvrages de perspective, où des figures dispersées çà et là vous forment, par exemple, un empereur, si vous le regardez d’un certain point ; changez ce point de vue, ces mêmes figures vous représentent un gueux.

SÉNÈQUE.

Je vous plains de ce qu’on n’a pas compris que vos vers badins fussent faits pour mener les gens à des réflexions si profondes. On vous eût respecté plus qu’on n’a fait, si l’on eût su combien vous étiez grand philosophe ; mais il n’était pas facile de le deviner, par les pièces qu’on dit que vous avez données au public.

SCARRON.

Si j’avais fait de gros volumes pour prouver que la pauvreté, les maladies ne doivent donner aucune atteinte à la gaieté du sage, n’eussent-ils pas été dignes d’un stoïcien ?

SÉNÈQUE.

Cela est sans difficulté.

SCARRON.

Et j’ai fait je ne sais combien d’ouvrages, qui prouvent que malgré la pauvreté, malgré les maladies, j’avais cette gaieté : cela ne vaut-il pas mieux ? Vos traités de morale ne sont que des spéculations sur la sagesse ; mais mes vers en étaient une pratique continuelle.

SÉNÈQUE.

Je suis certain que votre prétendu sagesse n’était pas un effet de votre raison, mais de votre tempérament.

SCARRON.

Et c’est là la meilleure espèce de sagesse qui soit au monde.

SÉNÈQUE.

Bon ! ce sont de plaisans sages, que ceux qui le sont par tempérament. S’ils ne sont pas fous, doit-on leur en tenir compte ? Le bonheur d’être vertueux peut quelquefois venir de la nature ; mais le mérite de l’être ne peut jamais venir que de la raison.

SCARRON.

On ne fait ordinairement guère de cas de ce que vous appelez un mérite ; car si un homme a quelque vertu, et qu’on puisse démêler qu’elle ne lui soit pas naturelle, on ne la compte presque pour rien. Il semblerait pourtant que parce qu’elle est acquise à force de soins, elle en devrait être plus estimée : n’importe ; c’est un pur effet de la raison, on ne s’y fie pas.

SÉNÈQUE.

On doit encore moins se fier à l’inégalité du tempérament de vos sages : ils ne sont sages que selon qu’il plaît à leur sang. Il faudrait savoir comment les parties intérieures de leur corps sont disposées, pour savoir jusqu’où ira leur vertu. Ne vaut-il pas mieux incomparablement ne se laisser conduire qu’à la raison, et se rendre si indépendant de la nature, qu’on soit en état de n’en craindre plus de surprises ?

SCARRON.

Ce serait le meilleur, si cela était possible : mais par malheur, la nature garde toujours ses droits ; elle a ses premiers mouvemens qu’on ne lui peut jamais ôter ; ils ont souvent bien fait du chemin, avant que la raison en soit avertie ; et quand elle s’est mise enfin en devoir d’agir, elle trouve déjà bien du désordre : encore est-ce une grande question que de savoir si elle pourra le réparer. En vérité, je ne m’étonne pas si l’on voit tant de gens qui ne se fient pas tout-à-fait à la raison.

SÉNÈQUE.

Il n’appartient pourtant qu’à elle de gouverner les hommes, et de régler tout dans l’univers.

SCARRON.

Cependant elle n’est guère en état de faire valoir son autorité. J’ai ouï dire que quelque cent ans après votre mort, un philosophe platonicien demanda à l’empereur qui régnait alors, une petite ville de Calabre toute ruinée, pour la rebâtir, la policer selon les lois de la république de Platon, et l’appeler Platonopolis ; mais l’empereur la refusa au philosophe, et ne se fia pas assez à la raison du divin Platon, pour lui donner le gouvernement d’une bicoque. Jugez par là combien la raison a perdu de son crédit. Si elle était estimable le moins du monde, il n’y aurait que les hommes qui la pussent estimer, et les hommes ne l’estiment pas.