Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/II. Artémise, Raimond Lulle

Salmon, libraire-éditeur (4p. 35-39).

DIALOGUE II.

ARTÉMISE, RAIMOND LULLE.


ARTÉMISE.

Cela m’est tout-à-fait nouveau. Vous dites qu’il y a un secret pour changer les métaux en or, et que ce secret s’appelle la pierre philosophale, ou le grand œuvre ?

RAIMOND LULLE.

Oui, et je l’ai cherché long-temps.

ARTÉMISE.

L’avez-vous trouvé ?

RAIMOND LULLE.

Non ; mais tout le monde l’a cru, et on le croit encore. La vérité est que ce secret là n’est qu’une chimère.

ARTÉMISE.

Pourquoi donc le cherchiez-vous ?

RAIMOND LULLE.

Je n’en ai été désabusé qu’ici-bas.

ARTÉMISE.

C’est, ce me semble, avoir attendu un peu tard.

RAIMOND LULLE.

Je vois bien que vous avez envie de me railler. Nous nous ressemblons pourtant plus que vous ne croyez.


ARTÉMISE.

Moi, je vous ressemblerais ! moi qui fus un modèle de fidélité conjugale, qui bus les cendres de mon mari, qui lui élevai un superbe monument, admiré de tout l’univers ! Comment pourrais-je ressembler à un homme qui a passé sa vie à chercher le secret de changer les métaux en or ?

RAIMOND LULLE.

Oui, oui, je sais bien ce que je dis. Après toutes les belles choses dont vous venez de vous vanter, vous devîntes folle d’un jeune homme qui ne vous aimait pas : vous lui sacrifiâtes ce bâtiment magnifique, dont vous eussiez pu tirer tant de gloire ; et les cendres de Mausole que vous aviez avalées, ne furent pas un assez bon remède contre une nouvelle passion.

ARTÉMISE.

Je ne vous croyais pas si bien instruit de mes affaires. Cet endroit de ma vie était assez inconnu, et je ne m’imaginais pas qu’il y eût bien des gens qui le sussent.

RAIMOND LULLE.

Vous avouerez donc que nos destinées ont du rapport, en ce qu’on nous fait à tous deux un honneur que nous ne méritons pas ; à vous, de croire que vous aviez été toujours fidèle aux mânes de votre mari, et à moi, de croire que j’étais venu à bout du grand œuvre ?

ARTÉMISE.

Je l’avouerai très volontiers. Le public est fait pour être la dupe de beaucoup de choses ; il faut profiter des dispositions où il est.

RAIMOND LULLE.

Mais n’y aurait-il plus rien qui nous fût commun à tous deux ?

ARTÉMISE.

Jusqu’à présent, je me trouve fort bien de vous ressembler. Dites.

RAIMOND LULLE.

N’avons-nous point tous deux cherché une chose qui ne se peut trouver ; vous, le secret d’être fidèle à votre mari, et moi, celui de changer les métaux en or ? Je crois qu’il en est de la fidélité conjugale comme du grand œuvre.

ARTÉMISE.

Il y a des gens qui ont si mauvaise opinion des femmes, qu’ils diront peut-être que le grand œuvre n’est pas assez impossible pour entrer dans cette comparaison.

RAIMOND LULLE.

Oh ! je vous le garantis aussi impossible qu’il faut.

ARTÉMISE.

Mais d’où vient qu’on le cherche, et que vous-même, qui paraissez avoir été homme de bon sens, vous avez donné dans cette rêverie ?

RAIMOND LULLE.

Il est vrai qu’on ne peut trouver la pierre philosophale, mais il est bon qu’on la cherche : en la cherchant, on trouve de fort beaux secrets qu’on ne cherchait pas.

ARTÉMISE.

Ne vaudrait-il pas mieux chercher ces secrets qu’on peut trouver, que de songer à ceux qu’on ne trouvera jamais ?

RAIMOND LULLE.

Toutes les sciences ont leur chimère, après laquelle elles courent, sans la pouvoir attraper ; mais elles attrapent en chemin d’autres connaissances fort utiles. Si la chimie a sa pierre philosophale, la géométrie a sa quadrature du cercle, l’astronomie ses longitudes, les mécaniques leur mouvement perpétuel ; il est impossible de trouver tout cela, mais fort utile de le chercher. Je vous parle une langue que vous n’entendez peut-être pas bien : mais vous entendrez bien du moins que la morale a aussi sa chimère ; c’est le désintéressement, la parfaite amitié. On n’y parviendra jamais, mais il est bon que l’on prétende y parvenir : du moins en le prétendant, on parvient à beaucoup d’autres vertus, ou à des actions dignes de louange et d’estime.

ARTÉMISE.

Encore une fois, je serais d’avis qu’on laissât là toutes les chimères, et qu’on ne s’attachât qu’à la recherche de ce qui est réel.

RAIMOND LULLE.

Pourrez-vous le croire ? Il faut qu’en toutes choses les hommes se proposent un point de perfection au-delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin, s’ils croyaient n’arriver qu’où ils arriveront effectivement ; il faut qu’ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime. Qui m’eût dit que la chimie n’eût pas dû m’apprendre à faire de l’or, je l’eusse négligée. Qui vous eût dit que l’extrême fidélité dont vous vous piquiez à l’égard de votre mari, n’était point naturelle, vous n’eussiez pas pris la peine d’honorer la mémoire de Mausole par un tombeau magnifique. On perdrait courage, si on n’était pas soutenu par des idées fausses.

ARTÉMISE.

Il n’est donc pas inutile que les hommes soient trompés ?

RAIMOND LULLE.

Comment, inutile ? Si par malheur la vérité se montrait telle qu’elle est, tout serait perdu ; mais il paraît bien qu’elle sait de quelle importance il est qu’elle se tienne toujours assez bien cachée.