Dialogues des morts (Le Bouyer de Fontenelle)/VI. Brutus, Faustine

Salmon, libraire-éditeur (4p. 26-29).

DIALOGUE VI.

BRUTUS, FAUSTINE.


BRUTUS.

Quoi ! se peut-il que vous ayez pris plaisir à faire mille infidélités à l’empereur Marc-Aurèle, à un mari qui avait toutes les complaisances imaginables pour vous, et qui était sans contredit le meilleur homme de tout l’empire romain ?

FAUSTINE.

Et se peut-il que vous ayez assassiné Jules César, qui était un empereur si doux et si modéré ?

BRUTUS.

Je voulais épouvanter tous les usurpateurs par l’exemple de César, que sa douceur et sa modération n’avaient pu mettre en sûreté.

FAUSTINE.

Et si je vous disais que je voulais effrayer tellement tous les maris, que personne n’osât songer à l’être après l’exemple de Marc-Aurèle, dont la bonté avait été si mal payée ?

BRUTUS.

C’était là un beau dessein ! Il faut qu’il y ait des maris ; car qui gouvernerait les femmes ? mais Rome n’avait point besoin d’être gouvernée par César.

FAUSTINE.

Qui vous l’a dit ? Rome commençait à avoir des fantaisies aussi déréglées, et des humeurs aussi étranges que celles qu’on attribue à la plupart des femmes ; elle ne pouvait plus se passer de maître, mais elle ne se plaisait pourtant pas à en avoir un. Les femmes sont justement du même caractère : on doit convenir aussi que les hommes sont trop jaloux de leur domination ; ils l’exercent dans le mariage ; c’est déjà un grand article ; mais ils voudraient même l’exercer en amour. Quand ils demandent qu’une maîtresse leur soit fidèle, fidèle veut dire soumise. L’empire devrait être également partagé entre l’amant et la maîtresse ; cependant il passe toujours de l’un ou de l’autre côté, et presque toujours du côté de l’amant.

BRUTUS.

Vous voilà étrangement révoltée contre tous les hommes !

FAUSTINE.

Je suis Romaine, et j’ai des sentimens romains sur la liberté.

BRUTUS.

Je vous assure qu’à ce compte là tout l’univers est plein de Romaines : mais avouez que les Romains tels que moi sont un peu plus rares.

FAUSTINE.

Tant mieux qu’ils soient si rares. Je ne crois pas qu’un honnête homme voulût faire ce que vous avez fait, et assassiner son bienfaiteur.

BRUTUS.

Je ne crois pas non plus qu’il y eût d’honnêtes femmes qui voulussent imiter votre conduite : pour la mienne, vous ne sauriez disconvenir qu’elle n’ait été assez ferme. Il a fallu bien du courage pour n’être pas touché par l’amitié que César avait pour moi.

FAUSTINE.

Croyez-vous qu’il ait fallu moins de courage pour tenir bon contre la douceur et la patience de Marc-Aurèle ? Il regardait avec indifférence toutes les infidélités que je lui faisais : il ne me voulait pas faire l’honneur d’être jaloux ; il m’ôtait le plaisir de le tromper. J’en étais en si grande colère, qu’il me prenait quelquefois envie d’être femme de bien. Cependant, je me sauvai toujours de cette faiblesse ; et, après ma mort même, Marc-Aurèle ne m’a-t-il pas fait le déplaisir de me bâtir des temples, de me donner des prêtres, d’instituer en mon honneur des fêtes Faustiniennes ? Cela n’est-il pas capable de faire enrager ? M’avoir fait une apothéose magnifique ? m’avoir érigée en déesse ?

BRUTUS.

J’avoue que je ne connais plus les femmes : voila les plaintes du monde les plus bizarres.

FAUSTINE.

N’eussiez-vous pas mieux aimé être obligé de conjurer contre Sylla que contre César ? Sylla eût excité votre indignation et votre haine par son extrême cruauté. J’eusse bien mieux aimé aussi avoir à tromper un homme jaloux, ce même César, par exemple, de qui nous parlons. Il avait une vanité insupportable ; il voulait avoir l’empire de la terre tout entier, et sa femme tout entière ; et parce qu’il vit que Clodius partageait l’une avec lui, et Pompée l’autre, il ne put souffrir ni Pompée, ni Clodius. Que j’eusse été heureuse avec César !

BRUTUS.

Il n’y a qu’un moment que vous vouliez exterminer tous les maris, et à cette heure vous aimez mieux les plus méchans.

FAUSTINE.

Je voudrais qu’il n’y en eut point, afin que les femmes fussent toujours libres ; mais s’il faut qu’il y en ait, les plus méchans sont ceux qui me plaisent davantage, par le plaisir que l’on a de reprendre sa liberté.

BRUTUS.

Je crois que pour les femmes de votre humeur, le meilleur est qu’il y ait des maris. Plus le sentiment de la liberté est vif, plus il y entre de malignité.