Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/9



NEUVIÈME DIALOGUE.

Sur la génération.

Callicrate.

J’ai toujours été étonné qu’Hippocrate, Platon et Aristote, qui ont eu des enfants, ne fussent pas d’accord sur la façon dont la nature opère ce miracle perpétuel. Ils disent bien que les deux sexes y coopèrent, en fournissant chacun un peu de liquide ; mais Platon, mettant toujours sa théologie à la place de la nature, ne considère que l’harmonie du nombre trois, l’engendreur, l’engendré, et la femelle dans laquelle on engendre : ce qui compose une proportion harmonique, et ce qu’une accoucheuse ne comprend guère. Aristote se borne à dire que la femelle produit la matière de l’embryon, que le mâle est chargé de la forme ; et cela ne nous instruit pas davantage.

N’y a-t-il personne qui ait vu opérer la nature comme on voit un sculpteur opérer sur l’argile, sur du bois, sur du marbre, et en tirer une figure ?

Évhémère.

Le sculpteur travaille au grand jour, et la nature, dans l’obscurité. Tout ce qu’on a su jusqu’à présent de cette nature s’est réduit à cette liqueur que répandent toujours les mâles accouplés, et qu’on nie à plusieurs femelles ; mais la physique des deux fluides générateurs, admise par Hippocrate, est celle qui a prévalu. Votre Épicure fait de ce mélange une espèce de divinité, et cette divinité est le plaisir. Ce plaisir est si puissant qu’il n’a pas permis à la Grèce de chercher d’autres causes.

Enfin un grand physicien, encore de l’île Cassitéride, aidé par les découvertes de quelques physiciens d’Italie, a substitué des œufs aux deux fluides générateurs. Ce grand disséqueur, nommé Arivhé[1] était d’autant plus croyable qu’il a vu dans notre corps la circulation du sang, que notre Hippocrate n’avait jamais vue, et qu’Aristote ne soupçonnait pas. Il a disséqué mille mères de famille quadrupèdes qui avaient reçu la liqueur du mâle ; mais après avoir aussi examiné les œufs des poules, il a décidé que tout vient d’un œuf ; que la différence entre les oiseaux et les autres espèces est que les oiseaux couvent, et que les autres espèces ne couvent point : une femme n’est qu’une poule blanche en Europe, et une poule noire au fond de l’Afrique. On a répété après Arivhé : Tout vient d’un œuf.

Callicrate.

Ainsi voilà donc le mystère découvert.

Évhémère.

Non ; depuis peu tout a changé : nous ne venons plus d’un œuf. Il a paru un Batave[2] qui, avec le secours d’un verre artistement taillé, a vu dans la liqueur séminale des mâles un peuple entier de petits enfants déjà tout formés, et courant avec une agilité merveilleuse. Plusieurs curieux et curieuses ont fait la même expérience, et on a été persuadé que le mystère de la génération était enfin développé, car on avait vu de petits hommes en vie dans la semence de leur père. Malheureusement la vivacité avec laquelle ils nageaient les a décrédités. Comment des hommes qui couraient avec tant de promptitude dans une goutte de liqueur demeuraient-ils ensuite neuf mois entiers presque immobiles dans la matrice de leur mère ?

Quelques observateurs ont cru voir dans ces petits animalcules spermatiques, non des êtres vivants, mais des filaments de la liqueur même, quelques particules de cette liqueur chaude agitée par son propre mouvement et par le souffle de l’air ; plusieurs curieux ont cherché à voir, et n’ont rien vu du tout ; enfin on s’est dégoûté, non pas de fournir à ces expériences, mais d’user ses yeux à contempler dans une goutte de sperme un peuple si difficile à saisir, et qui probablement n’existait pas.

Un homme, et toujours de l’île de Cassitéride, mais qui ne doit pas être compté parmi les philosophes, a pris un autre chemin : c’était un de ces demi-druides auxquels il n’est pas permis de se connaître en liqueur spermatique ; il a cru qu’il suffisait d’un peu de farine de mauvais blé pour faire naître des anguilles[3]. Il a trompé par cette expérience prétendue les meilleurs naturalistes. Vos épicuriens de Syracuse s’y seraient laissé surprendre bien volontiers. Ils auraient dit : « Du blé gâté fait naître des anguilles : donc du bon blé peut faire naître des hommes ; donc on n’a pas besoin d’un Dieu pour peupler le monde, cela n’appartient qu’aux atomes. »

Bientôt notre créateur d’anguilles a disparu : un autre homme à système s’est mis à sa place[4]. Comme de vrais philosophes avaient reconnu et démontré qu’il y a une gravitation, une pesanteur, une attraction réciproque entre tous les globes du monde planétaire, cet homme a imaginé qu’il règne aussi une attraction entre toutes les molécules qui doivent former un enfant dans le ventre de sa mère. L’œil droit attire l’œil gauche ; et le nez, également attiré par l’un et par l’autre, vient se placer juste entre eux deux ; il en est de même des deux cuisses, et de la partie qui est entre les hanches. Il est difficile d’expliquer pourquoi, dans ce système, la tête se met sur le cou, au lieu de prendre sa place plus bas entre les épaules. C’est dans ces égarements qu’on se précipite quand on veut en imposer aux hommes au lieu de les éclairer. On s’est moqué de ce système, ainsi que des anguilles nées de blé ergoté : car on est moqueur en Gaule ausi bien qu’en Grèce.

La chute de tant de systèmes n’a point découragé un nouveau philosophe[5], digne en effet de ce nom, ayant passé sa vie entre les mathématiques et les expériences, les deux seuls guides qui peuvent conduire à la vérité. Convaincu de l’insuffisance de tous ces systèmes, quoique plusieurs eussent paru plausibles, il a cru que les corpuscules observés par tant de physiciens et par lui-même dans le fluide des semences n’étaient point des animaux, mais des molécules en mouvement qui étaient pour ainsi dire aux portes de la vie.

« La nature, dit-il, en général me paraît tendre beaucoup plus à la vie qu’à la mort ; il semble qu’elle cherche à organiser les corps autant qu’il est possible. La multiplication des germes, qu’on peut augmenter presque à l’infini, en est une preuve, et l’on pourrait dire avec quelque fondement que si la matière n’est pas tout organisée, c’est que les êtres organisés se détruisent les uns les autres : car nous pouvons augmenter presque autant que nous voulons la quantité des êtres vivants et végétants, et nous ne pouvons pas augmenter la quantité des pierres ou des autres matières brutes. »

Callicrate.

Il a raison ; ce passage que vous me citez me paraît aussi vrai que nouveau : nous semons des hommes, et ils se détruisent à la guerre comme les guerriers que Cadmus fit naître des dents d’un dragon. La terre est un vaste cimetière qui se couvre sans cesse de mortels entassés sur leurs prédécesseurs. Il n’y a point d’animal qui ne soit la victime et la pâture d’un autre animal. Les végétaux sont continuellement dévorés et reproduits. Mais nous ne reproduisons point les métaux, les minéraux, les rochers. J’aime votre Gaulois, je voudrais le connaître. Quel moyen tire-t-il de cette observation pour faire des enfants ?

Évhémère.

Il a supposé que la nature peut produire de petits moules, comme les sculpteurs en fonte pétrissent des modèles de terre, autour desquels ils laissent couler le métal embrasé qui se dessine sur ces figures. Il imagine que ces modèles, ces moules organisés par la nature, s’appliquent non-seulement à tout l’extérieur des corps, mais encore à tout leur intérieur. Je ne puis mieux vous représenter cette mécanique qu’en me figurant Prométhée faisant le moule de Pandore pour le dehors et pour le dedans ; de sorte qu’elle eut une belle gorge en même temps qu’elle eut un cœur et des poumons.

L’inventeur de ce système se fonde sur ce qu’il y a dans la matière des qualités inhérentes qui appartiennent à tout l’intérieur, comme la gravitation, l’étendue. Il prétend que ces moules organiques intérieurs composent toute la matière vivante et végétante.

« Se nourrir, dit-il[6], se développer et se reproduire, sont les effets d’une seule et même cause ; le corps organisé se nourrit par les parties qui lui sont analogues ; il se développe par la susception intime des parties organiques qui lui conviennent, et il se reproduit parce qu’il contient quelques parties organiques qui lui ressemblent... Lorsque la matière organique nutritive est surabondante, elle est envoyée dans les réservoirs sous la forme d’une liqueur qui contient tout ce qui est nécessaire à la reproduction d’un petit être semblable au premier. »

Il dit ailleurs : « Je pense...[7] que les molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps dans les testicules et dans les vésicules séminales du mâle, et dans les testicules ou dans telle autre partie qu’on voudra de la femelle, y forment la liqueur séminale, laquelle dans l’un et l’autre sexe est, comme l’on voit, une espèce d’extrait de toutes les parties du corps... ; et lorsque dans le mélange qui s’en fait il se trouve plus de molécules organiques du mâle que de la femelle, il en résulte un mâle ; au contraire, s’il y a plus de particules organiques de la femelle que du mâle, il se forme une petite femelle. »

Callicrate.

Si cela est comme il le dit, un enfant pourra donc naître ayant deux tiers d’homme et un tiers de femme, et rien ne sera plus commun que des hermaphrodites, quand les femmes répandront autant de liqueur séminale que les hommes ; mais malheureusement vous savez qu’il y a plusieurs femmes qui n’en fournissent point, qui ont en horreur les caresses de leurs époux, et qui cependant en ont plusieurs enfants.

Ce système d’ailleurs, qui m’avait tant séduit, et dans lequel je voyais beaucoup de sagacité et d’imagination, commence à m’embarrasser. Je ne puis me former une idée nette de ces moules intérieurs. Si les enfants sont dans ces moules, quel besoin de liqueur prolifique ? Et s’ils sont formés de cette liqueur, quel besoin de ces moules ? De plus, il me semble fort extraordinaire que des moules organiques, qui n’ont point nourri notre corps, deviennent ensuite un corps humain qui a le mouvement et la pensée, de sorte qu’une molécule organique peut devenir un Alexandre ou une goutte d’urine. Dites-moi comment ce système a été reçu.

Évhémère.

Ceux qui creusent les nouveautés philosophiques l’ont combattu et l’ont décrié, ceux qui ne creusent point l’ont rejeté sur les simples apparences ; mais tous ont donné des éloges à l’Histoire naturelle de l’homme depuis son enfance jusqu’à sa mort, décrite par le même auteur. Ce petit ouvrage nous apprend physiquement à vivre et à mourir ; c’est l’histoire de toute l’espèce humaine fondée sur des faits connus, au lieu que les moules organiques ne sont qu’une hypothèse. Ainsi il faut, je crois, nous résoudre à ignorer notre origine : nous sommes comme les Égyptiens, qui tirent tant de secours du Nil et qui ne connaissent pas encore sa source ; peut-être la découvriront-ils un jour.


  1. Harvei, ou plutôt Harvey.
  2. Leuwenhoek et Hartsoeker ; voyez tome XXI. pages 115 et 337, et tome XXVII, page 158.
  3. Needham ; voyez la note, tome XXVII, page 159.
  4. Maupertuis, dans sa Vénus physique. (K.)
  5. M. de Buffon (Histoire naturelle des animaux, chap. ii, Imprimerie royale, in-4o, 1749, tome II, page 37). Voyez les notes de L’Homme aux quarante écus (tome XXI). Ces moules intérieurs sont difficiles à comprendre, et ils n’ont réussi ni chez les anatomistes, ni chez les géomètres. (K.)
  6. Buffon, chap. iii, p. 79.
  7. Buffon, chap. iv, p. 85.