Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/10



DIXIÈME DIALOGUE.

Si la terre a été formée par une comète.

Callicrate.

Si je désespère de savoir au juste comment je suis né, comment je vis, comment je pense, et comment je mourrai, je ne dois pas me flatter de connaître mieux le globe où je suis que je ne me connais moi-même ; cependant vous m’avez dit que les Égyptiens pourront découvrir un jour la source de leur Nil : cela ranime ma faible espérance d’être instruit un jour de la formation de notre terre. J’ai renoncé aux atomes déclinants d’Épicure : vos sages barbares, qui ont inventé tant de belles choses, n’ont-ils rien su de la façon dont la terre était faite ? On peut, en examinant un nid d’oiseau, découvrir sa construction, sans qu’on connaisse précisément ce qui donne à ces oiseaux leur vie, leur instinct, et leurs plumes : n’y a-t-il personne qui ait bien observé ce nid dans lequel nous sommes, ce petit coin de l’univers où la nature nous a renfermés ?

Évhémère.

Cardestes, dont je vous ai parlé, a deviné que notre nid a été d’abord un soleil encroûté.

Callicrate.

Un soleil encroûté ! Vous voulez rire.

Évhémère.

C’est ce Cardestes, sans doute, qui riait quand il disait que nous avons été autrefois un soleil composé de matière subtile et de matière globuleuse ; mais que, nos matières s’étant épaissies, nous avons perdu notre brillant et notre force : nous sommes tombés, d’un tourbillon dont nous étions le centre et les maîtres, dans le tourbillon du soleil d’aujourd’hui ; nous sommes tout couverts de matière rameuse et cannelée ; enfin, d’astres que nous étions, nous sommes devenus lune, ayant par faveur autour de nous une autre petite lune pour nous consoler dans notre disgrâce.

Callicrate.
Vous dérangez toutes mes idées ; j’étais prêt de me rendre le disciple de vos Gaulois. Mais je trouve qu’Épicure, Aristote, Platon, étaient bien plus raisonnables que votre Cardestes. Ce n’est pas là un système de philosophie, c’est le rêve d’un homme en délire.
Évhémère.

C’est ce qu’on appelait, il y a quelques années, la philosophie corpusculaire, la seule vraie philosophie. Ces chimères même ont eu des commentateurs : on croyait qu’un géomètre qui avait donné sur l’optique quelque chose d’assez bon pour son temps ne pouvait jamais avoir tort.

Callicrate.

Qu’a-t-on trouvé depuis lui sur la formation de notre globe ?

Évhémère.

Voici la découverte d’un philosophe germain[1] dont je vous ai dit quelques mots : c’est l’homme de l’harmonie préétablie, par laquelle l’âme prononce un discours, tandis que le corps, qui n’en sait rien, fait les gestes ; ou bien ce corps sonne l’heure, quand l’âme la montre sur le cadran sans entendre sonner. Il a trouvé par les mêmes principes que l’existence de notre globe avait commencé par un embrasement. Les mers furent envoyées pour éteindre le feu, et tout ce qui était terre ayant été vitrifié, resta une masse de verre. On ne croirait pas qu’un mathématicien eût conçu un tel système : la chose est arrivée pourtant.

Callicrate.

Vous m’avouerez qu’on ne peut reprocher à mon Épicure de pareilles facéties. Je vous demandais des vérités, et non des extravagances.

Évhémère.

Eh bien donc, je vais encore vous parler du philosophe qui a si bien écrit l’Histoire naturelle de l’homme. Il a fait aussi l’Histoire naturelle de la terre, mais il ne la donne que pour un roman, une hypothèse.

Il suppose[2] qu’une comète, passant un jour sur la surface du soleil...

Callicrate.

Comment ! une comète qu’Aristote et mon Épicure ont déclarée exhalaison de la terre ?

Évhémère.

Aristote et votre Épicure se connaissaient fort mal en comètes. Ils n’avaient aucun instrument qui pût aider leurs yeux à les voir et à mesurer leurs cours. Les Gaulois, les Cassitérides, les Germains, les peuples voisins de la Grèce, se sont fait des instruments de vérité ; ils ont su par ces instruments que les comètes sont des planètes qui circulent autour du soleil dans des courbes immenses, approchantes de la parabole : ils conjecturent qu’il y a tel de ces astres qui n’achève sa course qu’en plus de cent cinquante années. On a prédit leur retour comme on prédit les éclipses ; mais on n’a pu les prédire avec la même précision : il s’en faut de beaucoup.

Callicrate.

Je les prie d’excuser mon ignorance. Vous disiez qu’une comète tomba sur le soleil : qu’en arriva-t-il ? Ne fut-elle pas brûlée ?

Évhémère.

Le philosophe des Gaules suppose qu’elle ne fit qu’effleurer la superficie de ce puissant astre, et qu’elle en emporta un morceau dont la terre se forma[3]. Il y en eut même encore assez pour fournir à d’autres planètes. On peut juger si de grosses pièces détachées ainsi du soleil étaient chaudes. On conte qu’une certaine comète, passant auprès de cet astre, devint deux mille fois plus brûlante que le fer rouge, et ne put se refroidir qu’en cinquante mille années.

De là on peut conclure que notre terre, qui n’est pas trop chaude vers ses deux pôles, a mis plus de cinquante mille ans à se refroidir, puisque ces pôles sont froids comme glace. Elle arriva du soleil dans la place où elle est, toute vitrifiée, comme l’avait dit le philosophe allemand ; et c’est depuis ce temps-là qu’on fait du verre avec du sable.

Callicrate.

Il me semble que je lis les anciens poëtes grecs qui me disent pourquoi Apollon va se coucher tous les soirs dans la mer, et pourquoi Junon s’assied quelquefois sur l’arc-en-ciel. Franchement, vous ne voudriez pas me forcer à croire que la terre est de verre, et qu’elle est venue du soleil si chaude qu’elle n’est pas encore refroidie vers l’Éthiopie, tandis qu’on gèle dans le quartier des Lapons.

Évhémère.
Aussi l’auteur ne vous donne cette histoire de la terre que pour une hypothèse.
Callicrate.

En vérité, hypothèses pour hypothèses, n’aimez-vous pas autant les grecques que les gauloises ? Pour moi, je vous avoue que Minerve, la déesse de la sagesse, sortie du cerveau de Jupiter ; Vénus, née d’une semence divine, tombée sur le rivage des mers pour unir à jamais l’eau, l’air, et la terre ; Prométhée, qui vient ensuite apporter le feu céleste à Pandore ; l’Amour, son bandeau, ses flèches, et ses ailes ; Cérès, enseignant aux hommes l’agriculture ; Bacchus, qui soulage leurs peines par son breuvage délicieux ; tant de fables charmantes, tant d’ingénieux emblèmes de la nature, valent bien l’harmonie préétablie, les entretiens avec le verbe, et la comète qui vient produire notre terre.

Évhémère.

Je suis aussi touché que vous de ces allégories enchanteresses ; elles feront la gloire éternelle des Grecs et le charme des nations[4] ; elles seront gravées dans tous les esprits, et seront chantées par toutes les bouches malgré les changements de gouvernement, de religion, de mœurs, qui bouleverseront continuellement la face de la terre : mais ces belles, ces éternelles fables, tout admirables quelles sont, ne nous instruisent pas du fond des choses ; elles nous ravissent, mais elles ne prouvent rien. L’Amour et son bandeau, Vénus et les trois Grâces, ne nous apprendront jamais à prédire une éclipse, et à connaître la différence entre l’axe de l’écliptique et l’axe de l’équateur. La beauté même de ces peintures détourne nos yeux et nos pas des sentiers pénibles de la science ; c’est une volupté qui nous amollit.

Callicrate.

Dites-moi donc tout ce que vos philosophes barbares, qui ne sont point amollis comme nos Grecs, ont inventé d’utile.

Évhémère.

Je vais vous conter ce que j’ai vu dans la Gaule, à mon dernier voyage.


  1. Leibnitz ; voyez page 504.
  2. Buffon, Théorie de la terre, preuves, art. 1er, tome I, page 194.
  3. Ces parties détachées du soleil n’auraient pu décrire que des orbites très-peu excentriques, comme le sont celles des planètes, et il est même presque impossible qu’elles ne tombassent point sur le soleil après une révolution. Ainsi la comète n’aurait produit tout au plus que d’autres comètes ; ce système, qui d’ailleurs est dénué de toute probabilité, est contraire aux lois du système du monde. (K.)
  4. Voyez Dictionnaire philosophique, au mot Allégories, tome XVII, page 118.