Dialogues d’Évhémère/Édition Garnier/8



HUITIÈME DIALOGUE.

Grandes découvertes des philosophes barbares ; les grecs
ne sont auprès d’eux que des enfants.

Évhémère.

Depuis que dans différents pays quelques hommes ont commencé à cultiver leur faculté de raisonner, on a toujours recherché en vain pourquoi les corps, quels qu’ils soient, tombent de l’air sur la terre, et pourquoi ils iraient au centre du globe s’ils n’étaient pas arrêtés par la superficie, comme on l’a expérimenté aux fameux puits de Memphis et de Sienne, dans lesquels on a vu retomber les corps les plus pesants et les plus légers, lancés au plus haut des airs par les plus fortes machines. Le vulgaire ne s’est pas plus étonné de voir un corps en l’air, le quitter pour aller chercher la terre, qu’il n’est surpris de voir la nuit succéder au jour, quoique ces phénomènes méritassent sa curiosité. Les philosophes ont tourné autour des causes de la pesanteur sans pouvoir la trouver. Enfin dans l’île Cassitéride[1], pays ignoré de nous, île sauvage où les hommes allaient tout nus il n’y a pas longtemps, il s’est trouvé un sage[2] qui, profitant des découvertes des autres sages, et y joignant les siennes bien supérieures, a montré à l’Europe surprise la solution et la démonstration d’un problème qui occupait vainement l’esprit de tous les savants depuis la naissance de la philosophie : il a fait voir que la loi de la pesanteur n’était qu’un corollaire du premier théorème de Dieu même, cet éternel géomètre.

Pour parvenir à cette connaissance, il a fallu connaître le diamètre de la terre, et de combien de ces diamètres la lune, son satellite, est éloignée du centre de la terre à son zénith. Ensuite il a fallu calculer la chute des corps, et prouver que ce n’est pas le fluide de l’air qui les fait tomber, comme on le croyait. Le philosophe de l’île Cassitéride a démontré que le pouvoir de la gravitation, qui fait la pesanteur, agit proportionnellement aux masses, à la quantité de matière, et non pas proportionnellement aux superficies, comme agissent les fluides ; qu’ainsi cette gravitation agit comme cent sur un corps qui a cent de matière, et comme dix sur un corps dont la matière n’est qu’un dixième.

Il a fallu découvrir qu’un corps, quel qu’il soit, étant près de la terre, parcourt, en tombant, cinquante-quatre mille pieds en une minute ; et s’il tombait du haut de soixante rayons terrestres, il ne tomberait que de quinze pieds dans le même temps. Or il a été prouvé par le calcul que la lune est précisément le corps qui, étant à soixante rayons terrestres, parcourt dans son méridien, en une minute, une petite ligne de quinze pieds dans le sens de sa direction vers la terre.

Il a été démontré que non-seulement cet astre gravite, est attiré, pèse en raison directe de sa matière ; mais encore qu’il pèse sur la terre d’autant plus qu’il s’en approche, et d’autant moins qu’il s’en éloigne, et cela selon le carré de sa distance.

Cette même loi est observée par tous les astres les uns vers les autres, toute loi de la nature étant uniforme ; de sorte que chaque planète est attirée, gravite, pèse sur le soleil, et le soleil sur elle, suivant ce que chacun de ces astres contient de matière, et suivant le carré de son éloignement.

Ce n’est pas tout : ces barbares ont encore découvert que si un corps se meut vers un centre, il décrit autour de ce centre des aires proportionnelles au temps dans lequel il les parcourt, et que s’il décrit ces aires proportionnelles au temps, il gravite, il est attiré, il pèse vers ce centre. De cette loi, et de quelques autres encore, l’homme de la Cassitéride a démontré l’immobilité du soleil et le cours des planètes, et même des comètes qui circulent dans des ellipses autour de lui.

Cette création n’a été faite ni comme celle de Platon avec des triangles et des dodécaèdres, ni comme celle de Pythagore avec les sept tons de la musique ; mais avec la plus sublime géométrie. Vous paraissez surpris ; vous devez l’être. Vous le serez peut-être encore davantage quand vous saurez que le barbare a montré aux hommes ce que c’est que la lumière, et qu’il a su anatomiser les rayons du soleil avec plus de dextérité qu’Hippocrate n’a jamais dévoilé les ressorts du corps humain. Enfin c’est avec raison qu’un grand astronome de son pays, qui était aussi un grand poëte, a dit de lui :

C’est de tous les mortels le plus semblable aux dieux[3].

Callicrate.

Et vous, de tous les mortels vous êtes celui qui m’avez fait le plus de bien, car vous m’avez ôté tous mes préjugés ; notre Épicure, qui était un très-bon homme et qui possédait toutes les vertus sociales, n’était qu’un ignorant hardi, qui a eu la vanité de faire un système. Je me doute bien que votre insulaire, qui est un si grand homme, a eu beaucoup de disciples et de rivaux chez les nations voisines de la sienne.

Évhémère.

Vous avez raison ; il a causé plus de disputes qu’il n’a enseigné de vérités.

Callicrate.

Quelqu’un des disputeurs, sans doute, aura trouvé ce que c’est que l’âme : c’est là ce qui m’inquiète ; c’est ce grand mystère dont nos philosophes grecs ont tant parlé, et dont ils ne nous ont rien appris. À quoi me servira, s’il vous plaît, de savoir qu’une planète pèse sur une autre, et qu’on peut disséquer la lumière, si je ne me connais pas moi-même ?

Évhémère.

Vous apprendrez, du moins, à mieux connaître la nature et le grand Être qui la dirige.

Callicrate.

Si notre âme est si difficile à manier, du moins vos grands raisonneurs du Nord auront parfaitement connu notre corps : cela m’intéresse pour le moins autant que mon âme. Je me flatte que des gens qui ont pesé des astres savent parfaitement comment l’homme est produit sur la terre, comment cette terre a été formée, quelles révolutions elle a essuyées, et quand elle sera détruite. Je veux apprendre tout le mystère de la génération des animaux ; d’où vient cette chaleur qui anime toute la nature, et qui vit jusque dans la glace. Je m’indigne d’ignorer comment j’existe, et comment existent ce globe qui me porte, ces animaux, ces végétaux qui me nourrissent, et les éléments qui composent ce grand tout.

Évhémère.

Je vois que vous avez de grandes prétentions. Vous ressemblez à un marquis gaulois que j’ai connu dans mes courses. Il a fait des mémoires dans lesquels il dit : « Plus je me suis examiné, plus j’ai vu que je n’étais propre qu’à être roi[4]. » Pour vous, vous voulez tout savoir ; apparemment vous vous croyez propre à être dieu.

Callicrate.

Ne vous moquez point de ma curiosité ; on ne saurait jamais rien si on n’était pas curieux. Je ne puis aller m’instruire chez vos savants barbares ; je suis retenu dans Syracuse par ma femme : dites-moi comment elle est parvenue à me donner un enfant, ne sachant pas plus que moi ce qui se passe dans ses entrailles. Vos savants, qui ont si bien vu le ressort par lequel Dieu fait aller tous les mondes, auront vu sans doute comment notre monde se perpétue.

Évhémère.

Très-souvent en plus d’un genre on connaît mieux ce qui est hors de nous que ce qui est dans nous-mêmes ; nous en parlerons dans notre premier entretien.


  1. L’Angleterre.
  2. Isaac Newton, né à Woolstrop, dans le comté de Lincoln, le jour de Noël 1642, presque en même temps que l’Étrurien Galilée, succombait sous le poids des années, et surtout sous celui des infortunes. (Cl.)
  3. Nec propius fas est mortali attingere divos.

    (Halley.)
  4. Le marquis de Lassay, dans ses Mémoires, tome IV, page 322, réimpression de Lausanne, 1756. (Note de Voltaire.)

    — Voici le texte de Lassay, qui a quelque correctif :

    « Pour celui (l’esprit) de connaissance et de discernement, je crois que peu de personnes l’ont au-dessus de moi : cela m’a fait penser bien des fois, fort extravagamment, que, de toutes les charges qui sont dans un royaume, celle de roi serait celle dont je serais le plus capable, car l’esprit de connaissance et de discernement est juste celui qui convient aux rois ; ils n’ont qu’à savoir bien choisir, etc. »

    Armand-Léon de Nadaillan de Lesparre, marquis de Lassay, né en 1652, est mort le 21 février 1738. Son Recueil de différentes choses, cité sous le titre de Mémoires, tiré à petit nombre en 1727, in-4o, a été réimprimé en 1756, en quatre volumes in-8o et in-4o.