P.-G. Delisle (p. 240-250).


DONNACONA


L’auteur[1] nous représente Donnacona le chef de Stadacona dormant dans son
wigwan. Son sommeil est agité ; il rêve aux conséquences qu’auront
pour sa race et pour son pays l’arrivée des étrangers.


I


Stadacona dormait sur son fier promontoire ;
Ormes et pins, forêt silencieuse et noire,
 Protégeaient son sommeil.

Le roi Donnacona dans son palais d’écorce
Attendait, méditant sur sa gloire et sa force.
 Le retour du soleil.

La guerre avait cessé d’affliger ses domaines :
Il venait de soumettre à ses lois souveraines
 Douze errantes tribus.
Ses sujets poursuivaient en paix dans les savanes
Le lièvre et la perdrix ; autour de leurs cabanes
 Les ours ne rôdaient plus.

Cependant il avait la menace à la bouche.
Il se tournait fiévreux sur sa brûlante couche
 Le roi Donnacona !
Dans un demi-sommeil, péniblement écloses,
Voici, toute la nuit, les fatidiques choses
 Que le vieux roi parla :


II


« Que veut-il l’étranger à la barbe touffue ?
Quels esprits ont guidé cette race velue
 En deçà du grand lac ?
Pour le savoir, hélas ! dans leurs fureurs divines,
Nos jongleurs ont brûlé toutes les médecines
 Que renfermait leur sac !

« Cudoagny se tait ; les âmes des ancêtres
Ne parlent plus la nuit ; car nos bois ont pour maîtres
 Les dieux de l’étranger ;

Chaque jour verra-t-il s’augmenter leur puissance ?
J’aurais pu cependant, avec plus de vaillance
 Conjurer ce danger.

« J’aurais pu repousser, loin, bien loin du rivage
Le chef et son escorte, et châtier l’outrage
 Par leur audace offert.
Mais de Cahir-coubat ils ont toute la grève,
Et déjà l’on y voit un poteau qui s’élève
 D’étranges fleurs couvert.

« Ils ont dû tressaillir dans la forêt sacrée
Les os de nos aïeux ! ma poussière exécrée
 N’y reposera pas.
Les fils de nos enfants, bien loin d’ici peut-être.
Dispersés, malheureux maudiront un roi traître
 Qu’on nommera tout bas !


« Taiguragny l’a dit : l’étranger est perfide,
Ses présents sont trompeurs, et la main est avide
 Qui nous donne aujourd’hui :
Elle prendra demain mille fois davantage,
Mon peuple n’aura plus bientôt sur ce rivage
 Une forêt à lui.

« Taiguragny l’a dit : De ses riches demeures,
Où, dans les voluptés, il voit couler ses heures
 Leur roi n’est pas content,
Il lui faudrait encore et mes bosquets d’érables,
Et l’or qu’il veut trouver caché parmi les sables
 De mon fleuve géant.

« Jeunes gens, levez-vous et déterrez la hache,
La hache des combats ! que nulle peur n’arrache
 À vos cœurs un soupir !

Comme un troupeau d’élans ou de chevreuils timides,
Tous ces fiers étrangers sous vos flèches rapides,
 Vous les verrez courir.

« Mais inutile espoir ! Leur magie est plus forte.
Et son pouvoir partout sur le nôtre l’emporte.
 Leur Dieu, c’est un Dieu fort !
Quand il fut homme, un jour, dans un bien long supplice
De ceux dont il venait expier la malice
 Ce Dieu reçut la mort !

« Domagaya l’a dit : Les tribus de l’aurore,
Ni celles du couchant, plus savantes encore,
 N’ont jamais inventé
De tourments plus cruels ; mais, chef plein de vaillance
Le Dieu des étrangers a souffert en silence,
 Puis au ciel est monté. »


III


Ainsi parlait le roi dans son âme ingénue,
Et lui-même bientôt sur la flotte inconnue,
 Il partait entraîné.
Les femmes, ses sujets hurlèrent sur la rive,
Criant Agohanna ! De leur clameur plaintive
 Cartier fut étonné.

Et prenant en pitié leur bruyante infortune
Le marin leur promit qu’à la douzième lune,
 Ils reverraient leur roi.

Des colliers d’ésurgni scellèrent la promesse.
Cartier les accepta ; puis ils firent liesse,
 Car il jura sa foi.

Douze lunes et vingt, et bien plus se passèrent,
Cinq hivers, cinq étés lentement s’écoulèrent…
 Le chef ne revint pas.
L’étranger de retour au sein de la bourgade,
Du roi que chérissait la naïve peuplade
 Raconta le trépas.


IV


  
Vieille Stadacona ! sur ton fier promontoire
Il n’est plus de forêt silencieuse et noire ;
 Le fer a tout détruit.
Mais sur les hauts clochers, sur les blanches murailles,
Sur le roc escarpé, témoin de cent batailles,
 Plane une ombre la nuit.

Elle vient de bien loin, d’un vieux château de France,
À moitié démoli, grand par la souvenance
 Du roi François premier.

Elle crut au Dieu fort qui souffrit en silence
Au grand chef dont le cœur fut percé d’une lance,
 Elle crut au guerrier !

Donnacona ramène au pays des ancêtres
Domagaya lassé de servir d’autres maîtres,
 Aussi Taiguragny.
Les vieux chefs tout parés laissent leur sépulture.
On entend cliqueter partout comme une armure
 Les colliers d’ésurgni.

Puis ce sont dans les airs mille clameurs joyeuses,
Des voix chantent en chœur sur nos rives heureuses,
 Comme un long hosanna.
Et l’on voit voltiger des spectres diaphanes.
Et l’écho sur les monts, dans les bois, les savanes,
 Répète : Agohanna !

  1. L’hon. P. J. O. Chauveau.