Deux poëmes couronnés/01/17

P.-G. Delisle (p. 155-170).


XVII

HOCHELAGA

 Quel rire entendons-nous au fond du noir abîme ?
Satan a-t-il encore inventé quelque crime ?
Un juste est-il tombé ? L’impitoyable mort
A-t-elle d’un pécheur fixé le triste sort ?


 Sur son trône brûlant qu’entourent ses ministres,
Démons aux yeux de flamme, aux figures sinistres,
Lucifer tient conseil. Contre le roi du ciel
Il décoche en riant des mots remplis de fiel.
Son esprit infernal ne reste pas inerte :
Il a l’espoir encor de consommer la perte
Du marin valeureux que le Seigneur guida
Vers les bords éloignés du vaste Canada.
Les échos de l’enfer répètent ses blasphèmes :
— « Nobles amis, dit-il, n’êtes-vous plus les mêmes ?
« Êtes-vous sans courage en face des revers ?
« Avez-vous peur de Dieu ? N’êtes-vous plus pervers ?
« Le protégé du ciel a traversé les ondes :
« Il voit du Canada les campagnes fécondes.
« Notre ennemi content dort au fond de ses cieux.
« Et ses adulateurs l’appellent « glorieux. »
« Mais tout n’est pas fini. Courage ! amis, courage !
« Cartier a bien voulu venir sur cette plage ;

« Qu’il y reste à jamais, et ses marins aussi !
« Qu’elle soit leur sépulcre ! Et nous verrons ainsi
« Où seront les plus forts, et qui se fera gloire
« D’avoir pu remporter la dernière victoire !
« Voici qu’approche enfin la saison des frimas.
« L’hiver, si rigoureux dans ces lointains climats,
« Va pendant bien longtemps, sous sa neige entassée,
« Enchaîner le grand fleuve et la terre glacée.
« Les serviteurs de Dieu voudront partir en vain ;
« Il ne trouveront plus pour s’enfuir de chemin :
« Leurs vaisseaux enchaînés resteront sur la grève !
« Alors, ô mes amis, point de paix ! point de trêve !
« Soyons rusés, actifs ! soyons audacieux !
« Glorifions l’enfer ! Humilions les cieux !
« Du sauvage éveillons et la haine et l’envie.
« Craignant d’être captifs sur sa terre asservie.
« Qu’il attache au bûcher ces pieux matelots,
« Ou leur perce le cœur de ses longs javelots !

 « Ou qu’avec les hivers d’étranges maladies
« Achèvent d’épuiser leurs âmes engourdies ;
« Et qu’ils succombent tous au milieu de ces bois,
« Regrettant leur pays, maudissant leurs exploits ! »

 Ainsi parla Satan. Les démons applaudirent.
De leurs couches de feu les damnés entendirent
Les insolents discours de leur orgueilleux roi,
Et leurs membres brûlants frissonnèrent d’effroi.

 Un vent s’est élevé qui souffle de l’aurore.
Aux rayons du soleil un nuage se dore :
Comme un flocon de laine il roule mollement
Et sème ses lambeaux au bord du firmament.
Sur le fleuve orgueilleux dont les ondes gonflées
De l’ombreux Canada fécondent les vallées.

S’avance en se berçant un élégant bateau.
Il rase en quelqu’endroit le pied d’un vert coteau ;
Il vogue plus souvent éloigné de la rive ;
Et quand le jour s’éteint et que la nuit arrive,
Il s’arrête attendant du matin la clarté.
Vogue, ô joli vaisseau, sur le fleuve indompté !
Pour te conduire luit une étoile bénie !
Ta course, fier vaisseau, sera bientôt finie !
Les arbres agités par le souffle du vent
Inclinent devant toi leur feuillage mouvant !
Les gais petits oiseaux à l’éclatant plumage
Ont pour te saluer un plus tendre ramage !
Et l’Indien surpris, dans son frêle canot,
Pour te voir de plus près, brave le sombre flot !

 Il vogue le navire ! et tantôt il approche
D’un traître banc de sable ou d’un écueil de roche

Où les flots vont se tordre avec un bruit affreux
Que répète l’écho des rivages ombreux.
Il remonte avec peine un courant trop rapide,
Ou sillonne plus vite une nappe limpide.
Ici, comme un géant sur les eaux renversé,
Le rivage tout nu semble s’être affaissé :
Et là, tout de verdure, en courbe il se déploie
Comme un bras arrondi qu’enveloppe la soie ;
Et comme les grains d’or d’un collier égrené,
Sur le flanc du coteau d’érables couronné,
Sur la cime du cap, à l’ombre des platanes,
Des chasseurs Indiens s’élèvent les cabanes.

 Ce vaisseau qui courait sur le fleuve surpris
Effleurant, tour à tour, deux rivages fleuris,
C’était l’Émérillon ! Des chants mélancoliques
Comme le bruit du soir dans les forêts antiques,

Du pont couvert de monde au ciel d’azur montaient.
C’étaient les matelots qui chaque jour chantaient
Leurs pénibles ennuis et leurs amours fidèles.
Quand le vent s’apaisait, repliant ses deux ailes.
Comme un énorme oiseau fatigué de voler,
Le bateau s’arrêtait. Et pour le voir aller
Quand la brise gonflait ses voiles éclatantes,
Les sauvages tremblants accouraient de leurs tentes.

 Cependant tout à coup le fleuve s’élargit ;
Il forme un lac superbe où le vent qui mugit
Soulève étrangement la vague plus mobile,
Mais où le flot doré s’ouvre en nappe tranquille
Comme un miroir d’argent encadré dans l’azur.
Quand nul vent ne s’élève et que le ciel est pur.
Cent îles au front vert du sein des ondes naissent :
Leurs bords dans le lointain lentement apparaissent.

De vastes bancs de sable en dangereux réseaux
Serpentent en tous sens sous le voile des eaux.
C’est là sur ce beau lac où le ciel bleu se mire
Que, les voiles au vent, s’avance le navire.
Cartier se réjouit du merveilleux succès
Qui couronne déjà ses sublimes projets.
Jamais sous le soleil une telle contrée
À ses regards surpris ne s’est encor montrée.

 Mais la barque soudain vogue plus lentement ;
Les voiles et les mâts s’inclinent faiblement ;
Dans le léger sillon qu’avec peine elle trace
Le sable en bouillonnant remonte à la surface.
On entend un bruit sourd au fond du bâtiment.
Nul cri ne retentit en ce triste moment
Chacun vole à son poste et d’une âme sereine
Attend patiemment l’ordre du capitaine.


 Le navire touchait ! Il n’allait presque plus.
Cartier commande en vain : aux ordres superflus
Ne veut point obéir le navire insensible.
Dans ce malheur nouveau Cartier reste impassible.
Il avait tout prévu. Courageux et prudent
II pouvait surmonter ce fatal accident.
Vite il fait jeter l’ancre afin que davantage
Sur le banc dangereux le vaisseau ne s’engage.
Et l’actif matelot replie en même temps
Les voiles qu’enfle encor le souffle frais des vents.

 Sur le fleuve inconnu cependant dès l’aurore
Les courageux marins s’élancèrent encore.
Un bateau plus léger les portait cette fois.
Il sillonna le lac, il rasa de grands bois
Qui dessinaient dans l’eau leurs mouvantes images ;
Enfin il découvrit ces superbes rivages

Où se trouvait assis le bourg d’Hoehelaga,
Et vers la terre alors comme un trait il vogua.

 À l’aspect imprévu du bateau qui s’avance
Et balance sa voile ainsi qu’une aile immense,
Les Indiens en foule accourent sur les bords.
Ils laissent hautement éclater leurs transports.
Jamais telle clameur ne fit trembler la rive !
Jamais ces cœurs naïfs d’une joie aussi vive
Avant ce jour heureux n’avaient été remplis !
Les oracles sacrés allaient être accomplis
Un vieux jongleur avait, dans un étrange rêve,
Prédit que de la terre où le soleil se lève
De blancs guerriers viendraient avant de longs hivers,
Vaincre de la tribu les ennemis divers.
Et c’étaient ces guerriers qu’on voyait apparaître !
Leurs fronts nobles et blancs les faisaient reconnaître !


 Mais le jour disparaît. Au fond du firmament
Chaque étoile à son tour scintille doucement
Comme les cierges d’or que le lévite allume
Au sommet de l’autel où le pur encens fume.
Sur la rive des eaux, les sauvages joyeux,
De place en place alors allument de grands feux :
Ils désirent par là manifester leur joie
Aux guerriers valeureux qu’un Esprit leur envoie.

 Aussitôt qu’apparaît l’aube du lendemain.
Ils les conduisent tous, par un large chemin,
Au milieu de la plaine où la vaste bourgade
S’élève toute fière avec sa palissade.
Rien n’étonne Cartier comme l’aspect des lieux
Qui pendant bien longtemps passent devant ses yeux.
Ici le maïs d’or aux aigrettes de soie
Sous le souffle du vent légèrement ondoie ;

Là le chêne orgueilleux sous le poids de ses glands
Courbe vers le gazon ses longs rameaux tremblants ;
Et partout des oiseaux au suave ramage,
Partout aussi des fleurs à l’élégant corsage ;
Les premiers aux échos répètent leurs chansons,
Les dernières gaiement luisent sur les buissons !

 Tout à coup du hameau s’ouvre l’unique porte.
Les femmes, les enfants que le plaisir transporte
S’avancent pêle-mêle au-devant des héros,
Ils tendent sous leurs pas les plus soyeuses peaux ;
Ils chantent tous ensemble et dansent avec grâce
En allant les conduire au milieu de la place
Où le chef que déjà l’âge a fait impotent,
Entouré de guerriers, tout ému, les attend.


 Sur le sol aussitôt on étend une natte
Qu’une habile Indienne a teinte en écarlate,
Et l’on y fait asseoir le chef des guerriers blancs.
On immole un chevreuil et ses membres sanglants
Rôtissent avec bruit sur le feu qui les dore ;
Et les Fils du couchant et les Fils de l’aurore,
Qu’unit avec mystère un décret du destin,
Partagent sous les bois un fraternel festin.

 Cependant le vieux chef, au milieu de la fête,
Ôte un brillant bandeau qui couronne sa tête
Et le met humblement sur le front de Cartier
Qu’il proclame Seigneur du pays tout entier.
Touché de l’action de ce noble sauvage,
Cartier lève vers Dieu son radieux visage :
— « Ô Dieu du ciel, dit-il, non, non, ce n’est pas moi
« Qui dois assujettir ces tribus à ma loi !

« C’est à vous de régner sur ces rives si belles
« Et de sauver enfin ces peuples infidèles ! »
Et dans le même instant, par le ciel inspiré,
Il prend sur sa poitrine un crucifix sacré
Et le suspend au cou du vieillard qu’il embrasse :
— « C’est lui qui doit, dit-il, dominer sur ta race !  »
Et le vieux Indien, fier de cette faveur,
Presse joyeusement la croix contre son cœur.

 Cependant près du bourg, dominant la campagne
S’élève vers le nord une belle montagne ;
Un bois majestueux couronne son sommet ;
Le gazon des sentiers est doux comme un duvet.
Les grands oiseaux ont là leurs demeures tranquilles.
Désignés par le chef, quelques guerriers dociles
Y conduisent Cartier et ses nobles marins.
Là, du haut de ce mont, un pays sans confins

Aux regards du héros tout à coup se déroule.
Bien loin sous les forêts le grand fleuve qui coule
Fait briller au soleil ses flots voluptueux ;
Mais parfois il s’irrite, et plus impétueux,
Il heurte en écumant un rocher qui ruisselle
Et jette vers les cieux une plainte éternelle.
Partout des bois épais, partout un sol fécond
Qui reposent encor dans un calme profond !
À l’aspect enchanteur de ces lieux qu’il domine
Cartier se sent rempli d’une ivresse divine ;
— « Ô ma France, dit-il, ces pays sont à toi !
« Fais-y bénir le ciel et respecter ta loi ! »