Deux poëmes couronnés/01/16

P.-G. Delisle (p. 143-154).


XVI

LE CALUMET DE PAIX

 À l’aspect des vaisseaux arrêtés dans la rade
Un tumulte inouï règne dans la bourgade.
Les guerriers indiens, effrayés et surpris,
Font trembler le rocher de leurs étranges cris.
Plus sombres, plus bruyants que le bois qui les cache,
Armés du Tomahawk, de l’arc et de la hache,

Ils courent vers le chef, le fier Donnacona :
— « Un Esprit, disent-ils, ô noble Agouhanna,
« Un Esprit a guidé vers notre rive altière
« Trois canots aussi grands que la bourgade entière !
« Dedans nous avons vu des guerriers plus nombreux
« Qu’au printemps les boutons sur un tronc vigoureux !
« Ils ne portent point d’arc, et leurs faces sont pâles
« Comme les blancs grêlons qu’apportent les rafales.
« Devons-nous les chasser comme des ennemis,
« Ou devant eux paraître et craintifs et soumis ? »
— « Si ces vains étrangers viennent sur notre terre,
« Sans être provoqués, nous déclarer la guerre,
« Il nous faut les combattre, ô guerriers, je le veux !
« Il nous faut à nos reins suspendre leurs cheveux !
« Mais s’ils viennent vers nous remplis de confiance,
« Montrons-nous généreux et faisons alliance. »
Le grand chef Indien après ces quelques mots,
Suivi de ses guerriers, descendit près des flots.


 Cependant les marins, dans leur vive allégresse,
Ne cessent d’admirer la rive enchanteresse :
Ils ne se doutent pas que ce pays si beau
Va pour plusieurs d’entre eux devenir un tombeau !
Avec quel doux plaisir leur regard se repose
Sur ces sauvages bords dont l’aspect grandiose
Surpasse étrangement ce qu’ils avaient rêvé !
Mais oubliant le monde, un cœur s’est élevé
Comme le pur encens d’une fleur printanière
Vers la voûte du ciel ruisselant de lumière :
Tu sais bien, ô Cartier, que c’est le doigt de Dieu
Qui malgré les périls t’a conduit vers ce lieu !

 Auprès du commandant, réunis sur la poupe,
Les trois enfants des bois forment un joyeux groupe.
Leur exil est fini. Bientôt sous les forêts
Ils vont aller ensemble oublier leurs regrets.

Ils entendent des voix sur le bord de la rive,
Voix qui font tressaillir leur oreille attentive
Et portent dans leur âme un plaisir inconnu ;
Car ce n’est plus des Blancs le parler froid et nu ;
C’est le style imagé, c’est le riche langage
Qu’ils ont de leurs parents appris dès le jeune âge.
Jamais ils n’ont trouvé tant de charmes au bois !
Jamais tant de bonheur ne leur rit à la fois !

 Des guerriers tout à coup on voit la foule émue
Qui descend sur la rive et s’agite et remue
Comme au vent de l’hiver le feuillage des pins.
De diverses couleurs leurs visages sont peints ;
Leurs membres sont couverts d’étranges tatouages,
Et leurs fronts surmontés de grands plumets sauvages.
Le chef est à leur tête. Ils portent cent canots
Qu’ils viennent à la fois déposer sur les flots.

En effleurant la vague alors chaque nacelle
Fait courir un frisson sur l’onde qui ruisselle.
Sortant de leurs wigwams ; les femmes, les enfants
Pour les pâles guerriers apportent des présents.
Soudain les avirons plongent dans l’onde vive,
Et les légers canots s’éloignent de la rive ;
Et tous les Indiens de leurs sonores voix
Font retentir alors et le fleuve et les bois.
À leurs chants cadencés sur les limpides lames
On voit monter ensemble et retomber les rames.

 Le rapide canot qui porte le grand chef
Laisse derrière lui tour à tour chaque nef,
Et se rend le premier près de la grande Hermine.
Cartier vient au devant de ce chef qui domine
Comme un fier potentat sur un peuple nombreux.
Accepte avec plaisir ses présents généreux

Et lui donne en retour mille choses plus rares.
Alors le vaillant chef des peuplades barbares
Lui parle longuement, dans un pompeux discours,
De sa grande bourgade et de ses alentours.
Il l’invite à venir chasser sur le rivage,
À bâtir un wigwam comme le fier sauvage
Dont nul joug odieux ne fait courber le front.
Or pendant qu’il parlait un silence profond
Comme le calme affreux qui précède l’orage,
Régnait sur le navire et jusque sur la plage :
Mais quand Donnacona descendit du vaisseau,
Quand les canots légers s’élancèrent sur l’eau,
Une immense clameur, comme un coup de tonnerre
Fit retentir longtemps la forêt solitaire.

 Pour la première fois Cartier foule ces bords
Où d’antiques forêts déroulent leurs décors :

Il se dirige vers les wigwams du village.
Le chef le fait asseoir sur un banc de feuillage
Et vient lui présenter le calumet de paix :
— « Que l’amitié, dit-il, enchaîne pour jamais
« L’homme libre des bois et le Visage-Pâle ! »
Cartier lui tend alors une main amicale,
« Ô chef, je vais, dit-il, élever sous les bois,
« En signe d’alliance une divine croix ! »

 Donnacona joyeux voulut venir lui-même
Voir dresser sur le roc le grand et saint emblème.

 Le Fils de l’Éternel prenait possession
De ce monde rempli de désolation !


 Le signe du salut brillait sur ce rivage
Que l’enfer dès longtemps tenait dans l’esclavage !

 Mais Cartier n’était pas délivré de tout soin.
Au bord du même fleuve, il s’élevait, plus loin,
Un autre grand hameau qu’il désirait connaître.
D’après les Indiens, ce hameau devait être
Au centre d’un pays aussi beau que fécond,
Sur la rive d’une île, au pied d’un joli mont.
Et le fleuve irrité, près de cette bourgade
Roulait ses flots bruyants de cascade en cascade.

 Il voulait qu’avec lui jusqu’à ces bords nouveaux
L’un des deux Indiens conduisit ses vaisseaux ;
Mais brûlant de fouler d’un pied libre la terre,
Suivis de Naïa, dans une nef légère,

Il s’en allaient tous deux sur le fleuve calmé,
Vers leur hameau lointain, leur hameau tant aimé !

 Donnacona pourtant ne tarda pas d’apprendre
Que vers Hochelaga Cartier voulait se rendre.
Il en fut attristé : ce dessein le troublait.
Jaloux de sa jouissance, égoïste, il tremblait
Qu’avec d’autres tribus le fier Visage-Pâle
N’allât faire une paix qui put être fatale
Aux peuples réunis près de Stadaconé.
Agité par la peur, par ces soins dominé,
Il se dirigea donc, à l’heure solennelle
Où le pinson s’endort la tête sous son aile,
Vers Cartier qu’entouraient plusieurs des matelots,
Et, lui baisant les bras, il prononça ces mots :
— « Tu veux, noble seigneur des pays de l’aurore,
« Laisser notre bourgade et remonter encore

 « Le fleuve impétueux qui baigne nos forêts.
« Ce fleuve est traversé par des écueils secrets
« Où tes vaisseaux pesants se briseront sans doute :
« L’Indien ne peut même en indiquer la route.
« La bourgade où tu vas est loin, bien loin d’ici :
« Le peuple qui l’habite est fourbe et traître aussi.
« Abandonne, seigneur, ce dessein condamnable.
« Si ce puissant motif te trouve inébranlable,
« Le manitou m’a dit (je ne le tairai pas)
« Que tu devais trouver un horrible trépas
« Parmi les flots de neige et les monceaux de glace
« Qu’en ces endroits lointains un noir esprit entasse
« Afin d’ensevelir le pâle aventurier. »

 Après avoir fini ce discours singulier
Le grand chef satisfait descendit du navire.
Cartier lui témoigna par un malin sourire

Qu’il était peu sensible à son prudent conseil.
Et le matin suivant, au lever du soleil,
Deux vaisseaux s’avançaient dans la fraîche rivière
Qui serpentait au nord de la bourgade altière,
Et l’autre remontait couvert de pavillons
Le fleuve où le soleil baignait ses chauds rayons.