Deux poëmes couronnés/01/08

P.-G. Delisle (p. 77-84).


VIII

TERRE

 Salut ! brillant soleil ! Salut ! douce lumière !
Tu viens chasser la nuit de ma triste paupière
Et rendre au ciel d’azur sa suave gaité,
Au perfide océan sa sauvage beauté !
Devant toi l’aquilon a vu tomber sa rage !
Devant toi s’est enfui le vagabond nuage !

Tu parsèmes la mer de lumineux sillons
L’oiseau sèche son aile à tes chastes rayons !
Salut, astre charmant ! mais où sont les carènes
Que le vent dispersa sur les ondes lointaines,
Pendant que dépouillé de ton éclat si doux
Tu te cachais d’effroi dans le ciel en courroux ?

 Comme un oiseau blessé par la flèche stridente
Se traîne vers les bois, et d’une aile pendante
Rase les prés en fleurs et les champs de moisson,
J’en vois un qui s’incline au bord de l’horizon !
Ses cordages rompus, ses voiles déchirées
Voltigent au dessus des vagues azurées,
Comme les blancs flocons que les jeunes agneaux
Accrochent en passant aux nœuds des arbrisseaux.
Cependant les marins, pleins d’un nouveau courage,
Réparent le désordre apporté par l’orage,

Et déjà le navire avec rapidité
S’ouvre un large chemin sur le flot argenté.
Le ciel veille sur toi ! vogue charmant navire !
Vogue, favorisé par un tiède zéphire !
Le démon de la mer, honteux et confondu,
Dans son antre de boue est déjà descendu.
Le Seigneur a parlé, les esprits des ténèbres
Se sont précipités dans les gouffres funèbres.
Lucifer a senti comme un soufflet sanglant
Qui lui fit devant Dieu courber son front tremblant.
Vogue, ô joli navire, avec ta noble troupe !
Un pilote divin s’est assis à ta poupe !
Pour veiller sur ton sort, l’Ange du Canada,
Dans l’orage et la nuit, sans cesse te guida !

 Longtemps, longtemps ainsi vogue « La Grande Hermine. »
Il sillonne tantôt une mer qu’illumine

Les reflets chatoyants du paisible matin,
Tantôt les flots dorés par l’éclat incertain
De l’astre de la nuit qui monte sous la nue.
À genoux sur le pont, les marins, tête nue,
Viennent avec respect prier matin et soir,
Et demander encor le courage et l’espoir.

 Cependant deux vaisseaux sont perdus sur les ondes.
Sont-ils ensevelis sous les vagues profondes ;
Ou sans voiles, sans mâts, sous un ciel inconnu,
Est-ce en vain que pour eux le calme est revenu ?
L’ange du Canada, comme un débile athlète,
S’est-il donc contenté d’une gloire incomplète ?
Au démon de la mer demi-victorieux
A-t-il abandonné ce butin précieux ?


 Immobile, de bout au pied du mât de hune,
Cartier verse des pleurs sur la triste infortune
Des braves compagnons de ses nobles travaux.
Ils devaient avec lui fouler ces bords nouveaux
Que le ciel étonné promit à son audace !
Vainement de la mer parcourant la surface,
Son humide regard cherche quelque point noir
Qui pourrait un moment tromper son désespoir :
La mer de toute part est limpide et déserte !
Au dessus de ses flots nulle aile n’est ouverte !
Les matelots aussi, touchés de ce malheur
Éprouvent dans leur âme une amère douleur :
Leurs propos sont moins gais ; leurs chansons plus dolentes
Dans l’air calme du soir traînent leurs notes lentes.

 Le flot se ride et tremble à l’haleine des vents
Comme un front de vieillard sous le souffle des ans.

Le soleil est entré dans sa couche pudique.
De nouveau sur la mer la nuit mélancolique
Avec son noir manteau se promène sans bruit,
Et sur son front d’ébène une étoile d’or luit.
Et le navire vogue ! et sa coquette voile
Sur la vague d’azur tremble comme l’étoile !
Endormis sur le pont, la pluspart des marins
Ont pour quelques moments oublié leurs chagrins.
Cartier veille toujours. Une douce espérance
Soutient son énergie et calme sa souffrance.
Il lui semble que l’onde en ses replis profonds
Berce de verts rameaux et de flexibles joncs ;
Et que l’air est rempli d’un arôme sauvage
Comme celui qu’exhale un jeune et chaud feuillage ;
Et sur l’aile des nuits son cœur reconnaissant
S’élève avec amour vers le Dieu Tout-Puissant,


 La nuit s’est envolée et le vent souffle encore.
Au fond de l’Orient la matineuse aurore
Lève son front orné d’un éclat chaste et doux.
Le soleil qui la suit comme un fidèle époux,
D’une poussière d’or, de mille traits de flamme
Émaille et fait briller la vagabonde lame,
Poussant d’étranges cris, de superbes oiseaux
Rasent dans le lointain la surface des eaux,
Ou planent dans les airs au dessus du navire.
Un doux pressentiment ranime et fait sourire
Les marins réunis sur le gaillard d’avant.
Le mousse dans le mât remonte plus souvent.
Espérant chaque fois que de l’onde azurée
Son œil verra surgir la terre désirée.
Le vent fraîchit toujours, et le fier bâtiment
Vers le monde nouveau marche rapidement,
Et Cartier tout ému, l’œil rempli de lumière,
Regarde l’eau qui vole ainsi qu’une poussière.

Il aime Bon vaisseau, comme un vieil écuyer
Aime, quand il hennit, son vigoureux coursier.

 Quel est ce long sillon qui s’élève des vagues ?
Il est vêtu d’azur et ses formes sont vagues
Comme un rêve d’amour dans un cœur innocent !
Il s’avance ! Il s’avance ! Il va s’élargissant !
Est-ce un monde réel ? Ou n’est-ce qu’un mirage
Qui brille comme un songe aux yeux de l’équipage ?
Soudain une clameur s’élève jusqu’aux cieux :
« Terre ! terre ! » ont crié les matelots joyeux,
Et le vaste Océan a redit : « Terre ! terre ! »
Et Cartier, tout en pleurs, courbe son front austère.
Adore dans l’amour le Dieu de sainteté
Qui pour lui fait si haut éclater sa bonté !
Et les pauvres marins transportés d’allégresse.
Oublièrent alors un moment leur tristesse,
S’embrassèrent entre eux, se serrèrent les mains,
Et jetèrent au vent mille joyeux refrains !