Deux poëmes couronnés/01/07

P.-G. Delisle (p. 69-76).


VII

LA TEMPÊTE

 Une brise légère enfle à peine les voiles ;
Les nuages vermeils, comme de blanches toiles,
Pendent à l’horizon dans la pourpre des cieux :
Et sous les chauds baisers d’un soleil radieux
On aperçoit rougir les vagues balancées ;
De même le front pur des jeunes fiancées,

Sous le premier baiser de l’amoureux époux,
S’illumine soudain d’un éclat vif et doux.
Des oiseaux égarés dans leurs courses lointaines
Viennent se reposer sur le bout des antennes.
Autour des bâtiments, les habitants des mers,
Se livrant, tour à tour, à mille jeux divers,
Font reluire au soleil, sur les ondes limpides,
Les écailles d’argent de leurs croupes humides,
Quelques-uns des marins se livrent au repos.
Les autres, réunis, par de plaisants propos
S’efforcent d’éloigner l’ennui qui les obsède.
Il parlent de la sœur qui pour eux intercède
Auprès de l’humble Vierge et de son divin Fils ;
Ils répètent en chœur les chansons du pays ;
Puis en esprit, d’avance, ils tâchent de se peindre
Les rivages nouveaux qu’ils espèrent atteindre.
L’intrépide Cartier, debout sur le gaillard,
Plonge dans l’occident le feu de son regard,

Se demandant déjà si du sein de cette onde
Il ne verra point naître une terre féconde.

 La brise cependant ne ride plus les eaux.
Et sur les flots unis s’arrêtent les vaisseaux.
Le long de chaque mât tombe la voile blanche
Comme un feuillage lourd sur un tronc qui se penche.
Ce calme inattendu des matelots surpris
Agite tout à coup les tranquilles esprits.
Un silence effrayant règne dans l’atmosphère :
Une flamme subtile, ondoyante, légère,
Court le long du cordage, et dans son mol essor
Le couvre tout entier de ses aigrettes d’or.
Sur le flanc du vaisseau reste un sillon d’écume :
On voit à l’horizon comme un rideau de brume
Où cachant à demi son orbe étincelant,
Le soleil radieux luit comme un œil sanglant.


 Cependant vers le nord un nuage se forme :
Il paraît s’avancer comme un géant énorme
Dont les pesants talons s’enfoncent dans les mers
Et dont le front altier disparaît dans les airs.
Les prudents matelots redoutant les orages,
Montent dans les haubans, préparent les cordages,
Amarrent chaque voile aux vergues avec soin.
Un bruit lugubre et sourd se fait entendre au loin.
L’oiseau des ouragans sur l’onde vient s’ébattre.
Le vent ne souffle pas et l’océan verdâtre
Voit son perfide sein frissonner de fureur.
Le soleil s’est caché ; la nuit pleine d’horreur
Dans les replis des flots bercent ses lourdes ombres.
Debout au pied des mâts, les marins tristes, sombres,
Sentent un vague effroi s’emparer de leur cœur
Et demandent au ciel d’éloigner le malheur,


Cartier regarde tout d’un œil calme et tranquille :
Il ne s’agite point d’une crainte inutile :
Son esprit reste ferme en face du danger.
Il sait que le Seigneur peut bien le protéger.
Il parle aux matelots, et sa voix les engage
À demander à Dieu la force et le courage.
Sa parole à leur cœur rend la sérénité,
Et chacun prend son poste avec tranquillité.

 Tout à coup un éclair déchire les nuages ;
Un sifflement aigu s’échappe des cordages ;
Par un vent furieux les navires fouettés
Inclinent leurs flancs noirs sur les flots irrités.
La mer comme un volcan semble lancer des flammes ;
Les vaisseaux jusqu’au ciel montent avec les lames
Pour descendre aussitôt dans le gouffre béant.
On dirait que tout va tomber dans le néant !


 De plus en plus aux cieux les ombres s’épaississent
Sous les efforts du vent les mâts craquent, gémissent :
Les ponts sont balayés par des flots écumants ;
Et le tonnerre unit ses longs mugissements
Aux sanglots de la bise, aux grondements des vagues :
Et les éclairs blafards de leurs lumières vagues
Illuminent les cieux et les mers confondus.

 Cependant les vaisseaux dans les ombres perdus
Voguent séparément au gré de la tempête.
Devant l’arrêt du ciel Cartier courbe la tête.
Il espère toujours : ce sublime marin
Au milieu de l’orage est demeuré serein !

 La nuit qui sur la mer vient d’étendre son aile
À cet affreux tableau donne une horreur nouvelle.

Le marin ne voit pas son léger bâtiment
Que paraît engloutir le terrible élément,
Si ce n’est toute fois aux lueurs de la foudre
Qui semble s’acharner à tout réduire en poudre.
Mais le vaisseau revient sur le flot agité
Comme un noble escadron qui cent fois culbuté
Se relève aussi fort et remonte sans cesse
À l’assaut d’un rempart ou d’une forteresse.
Le pilote incertain et perdu dans la nuit
Ne sait plus vers quel lieu son navire s’enfuit :
Le matelot troublé croit que Dieu l’abandonne
Et que pour lui déjà la dernière heure sonne.
Pendant toute une nuit, et pendant tout un jour
Nul astre du beau temps n’annonce le retour.
La mort plane partout. Dans leurs humides franges
Les flots semblent rouler avec des bruits étranges,
Tantôt un cri moqueur, tantôt un rire amer :
C’est le ricanement du démon de la mer !