Deux poëmes couronnés/01/05

P.-G. Delisle (p. 49-56).


V

LE DÉPART

 Souvent pour saluer l’aurore virginale
L’alouette a redit sa chanson matinale ;
Et le soleil couchant, de ses reflets pourprés
A souvent revêtu les ondes et les prés.
Le port de Saint-Malo luit comme une topaze ;
Le rapide alcyon d’une aile agile rase

La surface immobile et brillante des flots.
Des divers bâtiments les joyeux matelots
Échangent des saluts que les échos répètent.
Les vaisseaux aux flancs noirs dans les eaux se reflètent
Comme les noirs enfants du rivage Africain
Dans leurs flots rafraîchis par le vent du matin.
Sur les mâts élancés le pavillon retombe
Comme un triste linceul sur les bords d’une tombe.
Le vent ne souffle pas. L’eau dort sur le galet.
Mais le soleil levant comme un rouge boulet
Vient de sortir soudain de l’horizon de brume,
Et le vieux matelot que le repos consume
A senti dans son cœur se ranimer l’espoir :
— « Je voguerai, dit-il, avec le vent du soir !

 Mais quels sont ces vaisseaux qui se couvrent de monde ?
Cent barques autour d’eux s’entrelacent sur l’onde,

Comme autour d’une ruche ondoie un jeune essaim :
Un murmure éclatant s’élève de leur sein :
Leurs mâts sont retenus par de nouveaux cordages ;
Le peuple pour les voir accourt sur les rivages.
Avec leurs pavillons aux brillantes couleurs
Ils semblent des coteaux qui se couvrent de fleurs.
Ils sont trois. Le premier sur les vagues d’opale
Se cambre fièrement ainsi qu’une cavale ;
Son nom « La grande Hermine » est écrit sur son flanc :
À la cime du mât flotte le drapeau blanc.
C’est Cartier qui commande à ce joli navire.
Le second qui plus loin lève son ancre et vire,
C’est « La Petite Hermine. » Auprès l’« Émerillon »
Se drape avec orgueil dans son grand pavillon.
Le Breton, Jalobert, sur les ondes lointaines
Doivent, avec Cartier, conduire ces carènes.

 Cependant un doux son fait retentir les airs
Et va dans le lointain expirer sur les mers.
C’est de l’airain sacré l’humble voix qui s’empresse
D’appeler, au matin, les chrétiens A la messe.
Des vaisseaux pavoises on voit les matelots
Descendre promptement dans leurs légers canots.
Sous leurs charges ceux-ci, ployant comme une mule,
S’enviennent s’échouer à la rive où circule
Comme au jour du chômage un peuple curieux.
C’est vers Cartier d’abord que se portent les yeux.
Il marche le premier. La vertu se dessine
Sur son front élevé que le jour illumine.
Sa joue est cave et pâle et son rire serein,
Et dans son œil profond brille un rayon divin.
Vers l’église remplie à grands pas il s’avance ;
Et tous les matelots le suivent en silence.
Le temple s’est paré de riches ornements,
Le prêtre u revêtu ses plus beaux vêtements ;

Un chant plus solennel monte du sanctuaire ;
L’encens est plus suave et la foi plus sincère.
Aux colonnes du chœur flottent de grands drapeaux,
Et sur l’autel doré brillent mille flambeaux.
Pendant que le Pasteur offre le sacrifice,
Les marins à genoux, pour se rendre propice
Le Dieu dont l’univers aime et bénit la loi,
Ne cessent de prier avec ardeur et foi ;
Et leurs fronts humblement s’inclinent jusqu’à terre
Au moment solennel où le divin mystère
S’accomplit à la voix du ministre de Dieu.
Un silence profond règne alors au saint lieu.
Le prêtre se recueille et dans sa foi sublime
Élève vers le ciel la céleste Victime.

Adorez, ô marins ! adorez à genoux
Ce Sauveur bien aimé qui descend parmi vous !

Il est de tout bienfait l’inépuisable source !
Les anges vous suivront en votre longue course !
Il leur ordonnera de guider vos vaisseaux
À travers l’océan, vers des pays nouveaux !
Avec quelle ferveur votre âme réjouie
Va se nourrir bientôt de ce doux pain de vie !
Toi Cartier, le premier, as l’insigne bonheur
De voir le Dieu du ciel descendre dans ton cœur !
Après toi, tour à tour, au sanctuaire même,
Chaque marin reçoit cette faveur suprême !
Maintenant pleins d’espoir et bravant les dangers.
Allez, pieux marins, vers des bords étrangers !

 La messe est terminée et la foule environne
Les nombreux matelots dont la face rayonne
Comme l’arbre argenté par le givre d’hiver ;
Elle couvre bientôt la rive de la mer.

Pendant que les marins montent sur leurs navires
On voit luire des pleurs à travers leurs sourires.
Ils laissent sur les bords peut-être pour toujours,
Les uns le doux objet de leurs tendres amours,
Les autres, leurs amis, leur mère vénérée,
Un père infirme et vieux, une sœur éplorée.

 Cependant le vent souffle et soulève les flots,
Et sur trois bâtiments on voit les matelots
Lever l’ancre en chantant et dérouler les voiles.
Comme dans l’or des cieux se bercent trois étoiles.
Les orgueilleux vaisseaux se bercent un moment
Et tracent dans la mer un sillon écumant.

 Voguez, braves marins, vers un autre rivage !
Le monde redira votre étonnant courage

Et bénira vos noms ! Et toi, noble Cartier,
Ta gloire remplira l’univers tout entier !
Voguez, braves marins ! que le ciel vous conduise !
À vos yeux inquiets que son étoile luise
Pour éclairer les eaux et signaler l’écueil !
Et que l’onde pour vous ne soit pas un cercueil !