Deux pages de l'histoire d'Amérique/3


II.


Tout le monde sait quel joug cruel et destructeur les Cortez et les Pizarre firent subir à la partie de l’Amérique dont ils furent les conquérans. Ce fut un usage généralement adopté dans l’Amérique Espagnole de réduire les Indiens en commendes, et de les sacrifier aux travaux des mines. En vain le clergé régulier et séculier avait mille fois réclamé contre cet usage impolitique autant que barbare. De l’aveu de Robertson, les tribunaux du Mexique et du Pérou, et la cour de Madrid retentissaient sans cesse des continuelles remontrances des missionnaires, qui étaient comme autant de Las Cazas. Nous ne prétendons pas, leur fait dire Charlevoix, dans son Histoire du Paraguay, nous opposer au profit que vous pouvez faire avec les Indiens par des voies légitimes ; mais vous savez que l’intention du Roi n’a jamais été que vous les regardassiez comme des esclaves et que la loi de Dieu vous le défend… Il n’est pas permis d’attenter à leur liberté, à laquelle ils ont un droit naturel, que rien n’autorise à leur contester.

Les Jésuites en particulier osèrent espérer de sauver et de civiliser les Indiens.

L’Amérique,[1] dit l’historien Goodrich, avait été dévastée depuis un siècle par les Espagnols, quand les Jésuites y portèrent cette infatigable activité qui leur avait procuré dès leur fondation tant de succès dans leurs entreprises. Ils ne pouvaient rappeler du tombeau les milliers de victimes qu’avait sacrifiées l’aveugle férocité des Espagnols, — ils ne pouvaient arracher aux entrailles de la terre les timides Indiens que la cupidité de leurs barbares conquérans avait ensevelis tout vivans dans les mines. Leurs regards se tournèrent vers les Sauvages qu’une vie errante avait jusque là préservés de la tyrannie des Européens ; — ils conçurent le projet de les tirer de leurs forêts pour les réunir en corps de nation, mais loin des lieux habités par les oppresseurs farouches du nouvel hémisphère.

Il restait encore, dit M. de Châteaubriand, aux pieds des Cordilliéres, vers le côté qui regarde l’Atlantique, entre l’Orénoque et Rio de La Plata, un pays immense rempli de Sauvages, où les Espagnols n’avaient point encore porté la dévastation. Ce fut dans ces épaisses forêts que les Jésuites entreprirent de fonder une république. Ayant obtenu de la cour d’Espagne la liberté de tous les Sauvages qu’ils parviendraient à réunir ; — ayant triomphé de la cupidité et de la malice humaine ; méditant un des plus nobles desseins qu’ait jamais conçus l’esprit de l’homme, ils partirent pour Rio de La Plata. Remontant cette rivière, ils entrèrent dans les eaux du Paraguay, — se dispersèrent dans ses bois sauvages. Les relations nous les représentent un bréviaire sous le bras, une grande croix à la main, et sans autre provision que leur confiance dans le secours du ciel et un courage moral, une étonnante force d’âme, qui les rend capables d’aller partout et de tout faire pour la gloire de la divinité et celle de leur ordre. Elles nous les peignent se fesant jours à travers la vaste solitude, marchant dans les terres marécageuses où ils avaient de l’eau jusque à la ceinture, gravissant des roches escarpées, furetant dans les antres, au risque d’y trouver des serpens et des bêtes féroces au lieu des humains qu’ils y cherchaient.

Les Jésuites, dit Goodrich, eurent la prudence de civiliser un peu les Sauvages avant de tenter de les convertir. Il ne prétendaient pas en faire des chrétiens avoués avant de les avoir un peu humanisés. Si le missionnaire ne pouvait attirer les Sauvages, nous voyons dans le Génie du Christianisme qu’il plantait sa croix dans un lieu découvert, et s’allait cacher dans les bois. Les Sauvages s’approchaient peu-à-peu pour examiner l’étendard de paix élevé dans la solitude Alors le missionnaire, sortant tout-à-coup de son embuscade et profitant de leur surprise, les invitait à quitter une vie misérable pour jouir des douceurs de la société. Quand les Jésuites se furent ainsi attaché quelques Indiens, ils eurent recours à un autre moyen. Ayant remarqué que les Sauvages étaient fort sensibles à la musique, ils s’embarquaient sur des pirogues, et remontaient les fleuves en chantant des hymnes à deux ou plusieurs parties. Les Indiens étonnés se venaient prendre à ce piège. Ils accouraient sur les bords pour mieux entendre ces accens jusque là inouis : plusieurs se jetaient dans les ondes pour suivre la nacelle enchantée. L’arc et la flèche échappaient à la main du Sauvage, et les enfans de Loyola réalisaient dans les forêts américaines ce que la fable raconte des Amphion et des Orphée, — réflexion si naturelle, qu’elle s’est présentée à l’esprit de Charlevoix. Les premiers Sauvages qui se rassemblèrent à la voix des nouveaux législateurs furent les Guaranis, riverains ou habitant les bords du Paranapané et de l’Uruguay, qui composèrent une première société sous la direction des PP. Cataldino et Maceta, dont l’histoire doit conserver les noms parmi ceux des bienfaiteurs humains.

Chaque société ou tribu était dirigée par deux Pères, qui conduisaient, dit Châteaubriand, toutes les affaires spirituelles et temporelles des petites républiques. Mais les savans Fenning et Collier, dans le Systême de Géographie, publié à Londres en 1771, nous apprennent que les indigènes se nommaient un gouverneur, que les Pères approuvaient. Ceux-ci s’étaient perfectionnés dans le langage du pays, qu’ils conservèrent dans la nouvelle république. Aucun étranger ne pouvait y séjourner plus de trois jours ; et pour éviter toute intimité qui aurait pu corrompre les mœurs des peuplades, on n’apprenait pas aux Sauvages en général à parler l’Espagnol : seulement ceux qui fréquentaient les écoles supérieures l’apprenaient pour pouvoir le comprendre et l’écrire même au besoin. Il y avait des écoles nombreuses pour les premiers élémens des lettres et pour la danse et la musique. Ce dernier art, dont les premiers fondateurs des sociétés tirèrent un si grand secours, était particulièrement cultivé par les Sauvages du Paraguay : les Guaranis savaient faire eux-mêmes des orgues, des harpes, des flûtes, des guitares et tous nos instrumens guerriers, si l’on en croit le grand peintre du christianisme.

Dès qu’un enfant avait atteint l’âge de sept ans, les deux réligieux étudiaient son caractère. S’il paraissait propre aux emplois mécaniques, on le fixait dans un atelier, et dans celui-là même où son inclination le dirigeait. Il devenait orfèvre, doreur, horloger, charpentier, tisserand selon son aptitude. Les jeunes gens qui préféraient l’agriculture étaient enrôlés dans la classe des laboureurs, et ceux qui retenaient encore l’humeur vagabonde de leur vie primitive, erraient avec les troupeaux.

Les femmes travaillaient dans l’intérieur de leur ménage. Au commencement de chaque semaine, on leur distribuait une certeine quantité de laine et de coton ; qu’elles devaient rendre le samedi soir, toute prête à être mise en œuvre ; elles s’employaient aussi à des soins champêtres qui occupaient leurs loisirs sans surpasser leurs forces. Elles portaient une simple tunique blanche rattachée par un ceinturon ; elles laissaient flotter leur chevelure, qui leur servait de voile, et leurs bras et leurs jambes étaient nus, usage qui, — si mesdames veulent bien en croire M. de Chateaubriand, — allait bien aux grâces sans nuire à la modestie ! Les circonstances font tout ; il s’agit ici d’innocentes peuplades.

Il n’y avait pas de marchés publics. À certains jours en donnait à chaque famille les choses nécessaires à la vie.

La terre était divisée en lots, et chaque famille en possédait un. Il y avait en outre un champ public appelé la Possession de Dieu. Ses fruits étaient destinés à suppléer aux mauvaises récoltes et à entretenir les infirmes, les veuves et les orphelins.

Les Espagnols, et surtout les Portugais du Brézil, fesaient des courses sur les terres de la nouvelle république et enlevaient tous les jours quelques malheureux, qu’ils réduisaient en servitude. Résolus de mettre fin à ce brigandage, les Jésuites, à force d’habileté, obtinrent de la cour de Madrid la permission d’armer les Sauvages. Ils se procurèrent des matières premières, établirent des fonderies de canons, des manufactures de poudre, et dressèrent à la guerre ceux qu’on ne voulait pas laisser en paix. Une milice régulière s’assembla tous les lundis pour manœuvrer et passer la revue devant un cacique ou chef-de-guerre, qui montait un superbe coursier, et marchait sous un dais soutenu par deux cavaliers. Il y avait des prix pour les archers, les lanciers, les frondeurs, les mousquetaires et les artilleurs. Quand les Portuguais revinrent ils trouvèrent au lieu de timides Indiens, des bataillons aguerris qui les chassèrent jusque au pied de leurs forts, ou les taillèrent en pièces. Ceux qui s’étaient signalés par des actes éclatans de courage ou de vertu portaient un habit de couleur pourpre.

Le cacique, un juge, des registres — ces derniers pour la police et la direction des travaux publics — formaient l’ordre militaire, politique et civil. Ces magistrats étaient nommés par l’assemblée générale des citoyens, sauf le droit d’approbation par les Pères. Il y avait en outre un chef nommé fiscal, espèce de censeur public, élu par l’assemblée des vieillards. Un tenicute veillait sur les enfans et rendait compte aux missionnaires des observations qu’il avait faites sur le caractère, les qualités et les défauts de ses élèves.

Enfin la tribu était divisée en plusieurs quartiers, et chaque quartier avait un surveillant. Un chef d’agriculture était chargé de faire la visite des instrumens aratoires et d’obliger les chefs de famille d’ensemencer leurs terres.

En cas d’infraction aux lois, la première faute était punie par une réprimande secrète, ou plutôt par une remontrance, — la seconde par mie pénitence publique, et la troisième par la peine du fouet. Mais pendant un siècle et demi que dura cette république, on ne trouve que de rares exemples d’indiens qui aient mérité ce dernier châtiment. Ainsi les Jésuites portèrent au Paraguay un code pénal humain dès le dix-septième siècle, tandis que les lois pénales de l’Europe ne se sont humanisées qu’au dix-neuvième.

Les paresseux étaient condamnés à labourer une partie du champ public ; ainsi, une sage économie avait fait tourner les défauts mêmes de ces hommes innocens au profit de la prospérité publique.

La république n’était point absolument agricole, ni tout à fait tournée à la guerre, ni entièrement privée des lettres : elle avait un peu de tout. Elle n’était ni morose, comme Lacédémone, ni frivole comme Athènes : le citoyen était ni accablé par le travail, ni gâté par le plaisir. Les Jésuites, en bornant la foule aux premières nécessités de la vie, savaient distinguer dans le troupeau les enfans que la nature avait marqués pour de plus hautes destinées. Ils avaient, comme le conseille Platon, mis à part ceux qui annonçaient du génie, afin de les initier dans les sciences et les lettres. Ils étaient soumis à toute la rigidité de la retraite et des études des disciples de Pythagore. C’était de cette troupe d’élite que devaient sortir les héros, les magistrats, et les lévites de la patrie. « Le grand problème politique était résolu, dit Châteaubriand ; l’agriculture, qui fonde, et les armes, qui conservent, se trouvaient réunies. Les Guaranis étaient cultivateurs sans avoir d’esclaves, — guerriers sans être féroces ; immenses et sublimes avantages qu’ils devaient à la religion chrétienne, et dont n’avaient pu jouir sous le polythéisme, ni les Grecs ni les Romains. »

Mais le peintre du christianisme nous décrit exactement tout le système des Incas sans paraître l’avoir connu. Il dérobe au polythéisme une institution dont il attribue l’idée au christianisme. Cependant de deux institutions semblables, la plus ancienne est presque nécessairement le type et le modèle de la nouvelle. J’ai au reste le témoignage du dernier historien de l’Amérique. Aucune société que les Jésuites fondèrent n’atteignit, dit Goodrich, le même degré de splendeur que celle qu’ils établirent au Paraguay, et qui avait pour base les maximes par lesquelles les Incas gouvernaient leur empire.[2]

Il n’est pas étonnant que les enfans de Loyola eussent jeté les yeux sur ce systême, qui pouvait leur convenir à plusieurs égards, quand même ils n’eussent été que des missionnaires comme les autres, car Acosta compare la vie des Péruviens à celle que menaient les premiers ermites, et l’usage qu’ils avaient de découvrir eux-mêmes leurs fautes aux officiers publics avait de l’analogie avec la confession. Mais indépendamment de celà, les Jésuites étaient pour ainsi dire, une secte de philosophes, — en me servant de ces expressions dans un sens aussi honorable qu’on le fesait dans l’antiquité. L’évangile pénétrait partout avec eux. Mais trop éclairés pour dédaigner les institutions des peuples chez lesquels ils le portaient, ils savaient se faire de ces institutions, en les respectant et en s’y conformant tout autant que leur conscience le leur permettait, un gage assuré de succès. Telle fut en Chine leur conduite ; — telle elle fut aussi en Amérique, où ils trouvèrent en souvenir un système complet de gouvernement qu’eux seuls surent alors apprécier. Mais ne lui firent-ils pas un complément avec des idées chrétiennes ?… sans doute. Ainsi, ce n’est pas au christianisme qu’appartient le type ; mais c’est à lui, — c’est en partie aux enfans de Loyola qu’est due la gloire d’avoir rendu aux Indiens un système sous lequel leurs ancêtres avaient prospéré ; — c’est à eux qu’appartient l’honneur de l’avoir perfectionné. « Les Jésuites, dit Goodrich, imitèrent les Incas dans la division du sol en trois parties pour le culte, le service public et les citoyens. Ils encouragèrent à travailler pour les orphelins, les vieillards et les soldats. Ils recompensèrent les belles actions, établirent l’inspection et la censure sur morale du peuple, créèrent des fêtes, inventèrent des préservatifs contre l’oisiveté : en un mot, tout ce qu’il y avait de bon dans la législation des Incas fut adopté et même amélioré.” Les Jésuites et les Incas avaient également à conduire un peuple docile et qui croyait voir le signe de la colère céleste dans le roulement du hialpor ; mais les missionnaires, hommes nouveaux d’abord, ne parlant pas la même langue, servant un Dieu invisible, eurent naturellement de grands désavantages sur les Incas, adorateurs et fils putatifs du soleil. Ils eurent néanmoins le même succès. Ils établirent également un tel système d’ordre et de régularité, qu’il prévenait la perpétration des crimes et éloignait ainsi la nécessité de la punition. Les mœurs du peuple étaient pures, et elles étaient conservées dans cette état par des moyens encore plus doux que sous les Incas. Les lois criminelles avaient été sévères sous leur empire : elles ne l’étaient point au Paraguay. On trouvait autant de commodités et autant d’arts dans cette république, qu’il y en avait eu à Cuzco même. Ce paraît être le premier essai d’une société politique sur une grande échelle, où les hommes aient joui de cette égalité, qui est le second de tous les bienfaits, car la liberté est sans doute le premier, dit l’auteur déjà cité.

“Lorsque les missions du Paraguay furent ôtées aux Jésuites, elles étaient arrivées au plus haut degré peut-être de civilisation auquel les nations sauvages puissent atteindre, et surpassaient certainement tout ce qu’on pouvait voir dans le reste du nouvel hémysphère : Les lois étaient bien observées, une police exacte établie ; les manières étaient pures et les Indiens étaient unis par l’amour fraternel. Tous les arts de nécessité étaient connus et améliorés, ainsi que quelques-uns des arts d’agrément. Les greniers publics étaient remplis, l’abondance régnait partout. En un mot, deux des principaux objets d’un bon gouvernement politique, la tranquillité et le contentement semblaient pleinement assurés à ces peuples.” Quant à la population, la république comptait en 1786 trois cent cinquante mille familles selon le Système de Géographie.

Abondamment pourvus, dit Châteaubriand, des choses nécessaires à la vie ; gouvernés par les mêmes hommes qui les avaient tirés de la barbarie, et que, de même que les peuples primitifs, ils auraient pu regarder comme des divinités ;— jouissant dans leurs familles et dans leur patrie des plus doux sentimens de la nature ; connaissant les avantages de la vie civile sans avoir quitté le désert ; et les charmes de la société, sans avoir perdu ceux de la solitude, ces peuples se pouvaient vanter de jouir d’un bonheur qui n’avait point eu d’exemple sur la terre. L’hospitalité, l’amitié, la justice et les tendres vertues découlaient naturellement de leurs cœurs, comme des oliviers laissent tomber leurs fruits au souffle des brises.



  1. America had been laid waste during the course of a century, when the Jesuits brought into this country that indefatigable activity, which, from their origin, had made them so successful in their undertakings. These enterprizing men could not recall from the tomb the thousands of victime which had been sacrificed by the blind ferocity of the Spaniards.—Pictoral History of America.
  2. None of their institutions aoquired so great a degree of splendor as that which was formed at Paraguay, which had for its basis, the malinas followed by the Incas of Peru.