Deux pages de l'histoire d'Amérique/4


III.


« Il nous semble, reprend le peintre du christianisme, qu’on n’a qu’un sentiment en lisant l’histoire de la république du Paraguay ; c’est le désir de passer les mers, et d’aller loin des troubles et des révolutions chercher une vie obscure dans les cabanes de ces Sauvages, et un paisible tombeau sous les palmiers de leurs cimetières. Mais ni les déserts ne sont assez profonds, ni les mers assez vastes, pour dérober l’homme aux douleurs qui le poursuivent. Toutes les fois qu’on fait le tableau de la félicité d’un peuple, il faut toujours en venir à la catastrophe ; au milieu des plus riantes peintures, le cœur de l’écrivain est serré par cette triste réflexion qui se présente sans cesse : tout celà n’existe plus ! Les missions du Paraguay sont détruites ; les Sauvages rassemblés avec tant de fatigue, sont errans de nouveau dans les forêts, ou plongés vivans dans les entrailles de la terre. On a applaudi à la destruction d’un des plus beaux ouvrages qui fût sorti de la main des hommes… et tandis que les Indiens retombaient au Nouveau Monde dans une horrible servitude,[1] tout retentissait en Europe du bruit de notre philanthropie et de notre amour de la liberté des peuples. Ces honteuses variations de la nature humaine, selon qu’elle est agitée de passions contraires, flétrissent l’âme, et rendraient méchant, si l’on y arrêtait trop longtems les regards. »

Ce n’est pas sans raison que le plus beau génie de la France moderne s’émeut. C’est en effet un grand malheur et une grande honte pour l’humanité, — c’est une variation en même temps bien instructive que celle de la philosophie profane s’indignant noblement contre les féroces conquérans du Nouveau Monde, pour prendre peu après la défense de leurs brigandages affreux, poussés par le seul vent d’une implacable haine contre les enfans de Loyola. Dans une de ses indécentes œuvres, Candide ou l’Optimisme, M. de Voltaire nous représente les Sauvages du Paraguay mangeant à l’ardeur du soleil du maïs dans des écuelles de bois, tandis que les Pères se régalent dans une feuillée ou cabinet de verdure orné d’une colonade de marbre verd et or, entourés d’oiseaux de toutes les espèces et servis par des esclaves nègres dans l’or et le crystal. Châteaubriand nous dit qu’à certains jours, on donnait un festin aux étrangers, s’il s’en trouvait dans la république, — Voltaire nous les montre liés et garrottés par l’ordre des Jésuites. En un mot il porte sur l’institution le jugement suivant, que trouvera de bon goût qui voudra. “C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces. Los padres y ont tout, et les peuples rien ; c’est le chef-d’œuvre de la raison et de la justice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que los padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi de Portugal, et qui, en Europe, confessent ces rois ; — qui tuent ici des Espagnols, et qui, à Madrid, les envoient au ciel.”

Il y a des choses que le monde philosophique croit avec autant d’avidité que d’étourderie. Les peuples du Paraguay, admirablement soumis au roi d’Espagne, lui payèrent toujours la taxe de l’écu d’or par famille, taxe que Montesquieu évalue au cinquième de tous les biens ; mais tout ce monde philosophique a voulu croire sur la foi de Voltaire, que les Jésuites ont fait la guerre au roi d’Espagne, parce qu’ils châtièrent, avec la permission du pouvoir, la féroce cupidité des colons. Il a fallu que des écrivains protestans, — Robertson, Fenning, Collyer, Goodrich, vinssent rétablir les faits et clorre la gueule béante de la noire calomnie. « Il faut le dire, écrivent les savans Fenning et Collyer, les Jésuites ont été bien sévèrement traités. On a pu justement les accuser d’ambition ; mais jamais cette passion ne fut dirigée vers un plus noble but que l’instruction des ignorans, l’encouragement de l’industrie, le règne de l’ordre et de toutes les vertus humaines. »[2]

Ce témoignage vaut celui de Montesquieu. L’auteur de l’Esprit des Lois, dit en parlant des institutions des Jésuites au Paraguay : « On a voulu en faire un crime à la société qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie, — il onblie qu’un Jésuite sail pour le moins aussi bien obéir que commander, — mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux. »

« Il est glorieux pour elle d’avoir été la première qui ait montré dans ces contrées l’idée de la religion jointe à celle de l’humanité. En réparant les dévastations des Espagnols, elle a commencé à guérir une des grandes plaies qu’ait encore reçues le genre humain. »

“Un sentiment exquis qu’a cette société pour tout ce qu’elle appelle honneur, son zèle pour la religion, lui ont fait entreprendre de grandes choses et elle y a réussi. Elle a retiré des bois des peuples dispersés, elle leur a donné une subsistance assurée, elle les a vêtus ; et quand elle n’aurait fait par là qu’augmenter l’industrie parmi les hommes, elle aurait beaucoup fait.”

Il est temps, messieurs, de juger à l’œuvre la philosophie profane et la philosophie chrétienne. Les grands écrivains des derniers tems conviennent que les Girondins étaient les fils de Voltaire : ils représentaient donc la philosophie profane. Les enfans de Loyola, embrassant les arts et les sciences, se mêlant dans le monde, rédigeant des constitutions,[3] employant seuls les moyens qui pouvaient les conduire au succès dans la conversion des peuples fiers avec raison de leur passé, sont les plus capables de représenter la philosophie chrétienne.

Qu’ont fait les Girondins ?… qu’ont fait les Jésuites en fait de gouvernement ? Les premiers ne seront pas jugés ici par Thiers, par Lamartine, leurs ayans-cause ; mais par le célèbre historien de l’Europe durant la révolution, Alison, qui était plus en état de décider sans passion. Ce grand écrivain admire leurs talens ; il croit qu’ils n’étaient point naturellement cruels, et leur mort lui en impose ; mais au moins, il ne dissimule point leurs fautes comme le font les deux panégyristes. Leur grande faute, dit-il, — et c’en est une que leurs malheurs subsequens ne sauraient suffire à expier, — consiste dans la fatuité avec laquelle ils jetèrent l’agitation dans les esprits publics. La tempête qu’avait soulevée leur éloquence, leur sagesse n’était pas assez grande pour la calmer. Ils soulevèrent le peuple contre le Trône le 10 Août, et ne purent le soutenir le 21 Janvier : en conséquence, ils tombèrent eux-mêmes sous la hache d’une populace dont ils avaient réveillé, excité les passions furieuses. Effrayés enfin de leurs propres actes, ils durent éprouver, quand ils voulurent mettre un frein à la révolution, l’effet naturel de leurs principes, et sentir le péril des doctrines qu’ils avaient eux-mêmes répandues parmi le peuple. À cette heure, à ce période du délire de la France, ils n’eurent pour eux aucune des grandes influences. Les propriétaires ne voulurent plus se rallier à ceux qui avaient dépouillé, persécuté l’église et la noblesse, — provoqué le 10 Août, et voté contre leur sentiment et par pusillanimité pour la mort de Louis XVI. Au contraire, les avocats du brigandage se soulevèrent contre eux quand ils voulurent arrêter le bras de ceux avec qui ils avaient agi d’abord, Tel est souvent le sort de ceux qui veulent conduire une révolution : leur propre inconsistance les renverse. Lafayette était à la tête de toutes les forces de la France quand il commandait la garde nationale contre le trône en 1789 ; — il ne put réunir trente hommes sous son étendard, pour la défendre en 1792 ; et un peu plus tard, le chef du peuple au 5 Octobre, serait tombé sous ses coups, s’il ne s’était fait déserteur de son armée. L’historien dénonce en termes forts la pusillanimité autant que la témérité des Girondins ; mais il n’est pas possible de le taxer de sévérité. Ce qu’il dit de leur conduite irrésolue dans le fort du danger, est aussi mérité que ce que dit Edmond Burke de leur zèle imprudent.

Quand les jésuites voulurent fonder un gouvernement, ils ne se nourrirent point l’esprit de chimères. Éminemment philosophes, ils n’hésitèrent point à s’approprier et à suivre un modèle que l’Europe ne jugeait pas digne d’attention, qui avait rendu les hommes heureux. L’Europe, dit Chateaubriand, ne, possédait encore que des constitutions barbares, formées par le temps et le hasard, et la religion fesait revivre au Nouveau Monde tous les miracles des législations antiques. Le grand écrivain n’exagère pas. Les jésuites rédigèrent un code humain dans les forêts de l’Amérique, dès le XVIIe siècle, tandis que l’Europe était régie par des législations monstrueuses au XVIIIe et au commencement même du XIXe siècle. Au Paraguay, la peine du fouet était la plus sévère du Code Pénal : tandis que celui d’Angleterre, que les encyclopédistes du continent regardaient comme une œuvre avancée de législation, énumérait du temps de Blackstone trois cent soixante, et en 1809 au dire d’Alison, six cents cas auxquels la peine capitale était applicable. Goodrich s’exprime de manière à faire croire qu’il désirerait au Paraguay un peu plus de cette liberté, qu’il appèle le premier de tous les bienfaits, mais c’est que l’impartialité ne suffit pas pour faire taire les préjugés de l’éducation. Il s’agit de cette liberté imaginaire de certains publicistes, que l’on voit partout dans leurs livres, mais nulle part en pratique : la réalité de la liberté est aussi fugitive que diverses les idées qu’on en conçoit. La liberté n’est-elle pas jusque à un certain point le résultat de l’égalité et du contentement ?… n’y a-t-il pas plus de liberté substantielle dans un pays où les peuples ne sentent que peu les lois et le gouvernement, que dans ceux où ils sont leur terreur ? — Les Girondins créèrent, je ne dirai pas un gouvernement,… ils créèrent un désordre, un bouleversement parmi une grande société européenne d’être intelligens, qui n’a d’image que dans le cahos comme le dépeindrait une imagination de Milton, ou dans le désordre qui régna parmi les êtres inanimés lors du grand travail qui dut précéder la création.

Si nous voulons, résumer en traits plus distincts, ce parallèle entre les représentons de la philosophie profane et ceux de la philosophie chrétienne, voici ces traits les plus caractéristiques. D’un côté, progrès marchant de pair avec l’expérience ; — de l’autre, chimères philantropiques qui créent la licence. Les uns mettent en pratique un gouvernement qui a pour lui l’égalité, l’abondance, le contentement, sinon l’absolue liberté les autres créent un système qu’ils appèlent aussi gouvernement, mais qui entraîne, après lui, la famine, la guerre, la tyrannie, la mort. Ils laissent voir au monde à l’heure des grands dangers une pusillanimité coupable à proportion des grands intérêts qui font appel à leur énergie. Les enfans de Loyola déploient aux yeux de l’univers cette fermeté de desseins, ce courage moral et cette force d’âme que l’antiquité elle-même ne s’est vantée d’avoir trouvée que chez un seul homme. Je vois marcher à la mort un groupe de Girondins en chantant des hymnes à la patrie et en s’encourageant les uns les autres. Cette scène n’est point dépourvue de beauté ou de noblesse. Mais Vergniaud et ses compagnons, — mais les fauteurs de la révolution allaient-ils faiblir à la vue de tous les Français accourus à ce spectacle ?… allaient-ils s’évanouir à la vue d’un supplice qu’ils avaient tout fait pour éviter, mais devenu inévitable… Leur courage n’était donc que théâtral. La tranquillité du martyr à la vue de supplices qu’il a souvent ambitionnés et jamais fuis est bien plus digne d’admiration. Toute une nation regarde mourir les Girondins ; — à part ses bourreaux, le jésuite n’a pour témoins qu’un Dieu invisible et la vaste solitude de l’Amérique. Le système de gouvernement qu’ils y établissent est signalé par la philosophie profane comme une révolte contre l’autorité ; mais la vérité se fait jour. Un grand nombre, peu émus par les scènes sanguinaires qu’ont amenées les créations politiques des philosophes, leur donnent jusque à ce jour le nom de réformes salutaires ; mais ils sont démentis par les faits qui se passent sous nos yeux à mesure que se déroulent et se remplissent les pages encore blanches de l’histoire. Thiers, Lamartine, n’apparaissent plus que comme les faux prophètes d’une secte, et n’ont fait les inspirés que pour se voir sur leurs vieux jours couverts d’affronts. Edmond Burke est aujourd’hui pleinement appuyé par cette expérience qu’il invoquait contre la révolution française avec une irrésistible éloquence. C’en est assez : sans recommencer toute une lecture sur ce qu’il y aurait à dire pour ou contre l’antiquité, — chez les modernes, la philosophie profane s’offre au monde aussi dépourvue de talent pratique que de dignité. Buffon, Raynal, Cabanis ont dû se rétracter avant de mourir, — la philosophie chrétienne ne se rétracte jamais ; — elle seule déploie l’instinct pratique, la consistance, la vigueur, le sublime de l’esprit humain !


Moi qui ai signé l’Appel de Lamartine aux Canadiens et qui, par l’entremise de son délégué, ai eu la bonne fortune de l’enrôler parmi les associés étrangers dans le corps dont j’ai l’honneur d’être le chef, ne peut-on pas m’accuser d’inconsistance ?… Il est vrai, l’irrésistible influence de la vérité m’a mis son nom sur les lèvres ; et pourtant, j’aime Lamartine, — j’aime cet esprit que les payens auraient appelé divus. Lamartine a un bon et un noble cœur ; il l’a prouvé par la prévoyance opportune avec laquelle il a fait abolir, dans la dernière révolution de France, la peine de mort pour délits politiques, et par la manière dont il a parlé dans le Cours Familier, du fils de Loyola qui fut son professeur de rhétorique. Cela me suffit ; je crois entrevoir dans l’avenir que, comme De Buffon, Alphonse de Lamartine reviendra à la douce croyance qui fut la croyance de ses pères ; — qu’à la fin, il n’encensera plus d’idoles de l’espèce de Robespierre ; qu’il laissera-là l’Alcoran, — les mythes et la théosophie de l’Orient, et qu’il retournera pur dans le sein de celui qui le jeta puissante intelligence dans le monde !

Bibaud.
  1. Je dois prendre sur moi de changer la phraséologie, qui est ainsi dans le Génie du Christianisme : “Cependant, alors même que nous triomphions, en voyant les Indiens retomber au Nouveau Monde dans une horrible servitude, tout retentissait en Europe du bruit de notre philantropie et de notre amour de la liberté.”
  2. Indeed some have treated their character with great severity, and they may justly be accused of ambition ; but perhaps this passion was never directed to more noble and useful purposes than instructing the ignorant, promoting industry, and inspiring a love of order, with temperance, frugality and every other virtue that can humanize the mind.
  3. Le P. White rédigea pour le Maryland une constitution plus pratique que celle que Loche fit pour la Caroline.