Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/06

Libraire ancienne Honoré Champion (p. 163-218).


CHAPITRE TROISIÈME



Dès son retour à Saint-Malo, du Coudray Perrée fut sollicité par le sieur Danycan de l’Espine, pour participer à une nouvelle expédition dans la mer du Sud.

Elle se préparait, sous la direction d’une compagnie, dénommée compagnie de la Chine de Saint-Malo, qui avait été fondée par Danycan, en remplacement de la compagnie de la mer du Sud défaillante, et à laquelle s’était jointe, par une convention qui contenait, en germe, plusieurs causes de malentendus, la compagnie de commerce en Chine, de Paris, créée en 1700.

Ce ne fut pas sans amertume que l’ancien commandant du Comte de la Bédoyère envisagea ce nouveau départ, qui allait encore le séparer de sa famille, après deux années d’absence.

Mais il était assuré du concours de nombreux amis ; il se sentait aussi attiré vers le nord du Pérou, qu’il n’avait pas visité, et vers Callao et Lima, pour y compléter son premier succès ; il désirait, enfin, depuis longtemps, entreprendre un voyage avec son jeune fils aîné, pour l’initier aux premières émotions de la vie sur mer.

Il accepta donc le commandement du Saint-Charles, belle frégate de 450 tonneaux, dont le départ était fixé pour la fin de l’année, et tout l’automne fut employé aux préparatifs.


Du Coudray Perrée avait, à bord du Saint-Charles[1] comme capitaine en second, un ancien camarade, le sieur Morel de la Herperie, qui avait été enseigne sur le Saint-Antoine, en 1695 ; et, comme lieutenant en premier, le sieur de la Vallée, précédemment enseigne sur le Beaulieu, en 1693, puis lieutenant sur le Comte de la Bédoyère ; les autres lieutenants étaient les sieurs du Clos, et de Baudran de Ballastre, tous deux originaires de Paris.

Les dix enseignes, âgés de 18 à 28 ans, étaient de Saint-Malo, de Saint-Servan, de Rennes ou de Cancale ; parmi eux se trouvaient Pierre Bénard de la Harpe, et Nicolas Perrée de La Villestreux, de taille moyenne, avec des cheveux châtains, comme son père ; c’était un adolescent, presqu’un enfant, car il entrait dans sa quatorzième année, mais un enfant impatient de faire un aussi beau voyage dans de pareilles conditions, et dans ces pays lointains, où sa jeune imagination avait, sans doute, suivi le Comte de la Bédoyère pendant deux années.

Deux chirurgiens se trouvaient, aussi, à bord du Saint-Charles, dont l’un, Jacques Boyer, avait parcouru la mer du Sud sur le Comte de la Bédoyère.

Les matelots, au nombre de 124, dont le plus âgé n’avait pas 40 ans, étaient presque tous de Saint-Servan ou de Saint-Malo.

On avait, enfin, fait embarquer un détachement de quatorze soldats, parmi lesquels sept volontaires. Tous les corps de métier étaient représentés à bord, et le rôle de l’équipage mentionnait même, un maître d’hôtel et deux cuisiniers.

Le 26 décembre 1703, le Saint-Charles (450 tonneaux, 40 canons, 124 hommes), quittait le port de St-Malo avec le Murinet (350 tonneaux, 36 canons), commandé par le sieur de la Fontaine Fouquet, qui avait secondé du Cordray Perrée sur le Comte de la Bédoyère ; « tous deux hommes habiles et fort expérimentés dans la navigation », dira plus tard le P. Nyel[2], un des passagers.

Car, les détroits de la Sonde et de Malacca, sur la route la plus courte pour se rendre en Chine, étant tenus par l’ennemi, on avait pris, à bord du Saint-Charles, quatre Pères jésuites missionnaires, les P. de Brasle, de Rives, Hébrard et Nyel, destinés à aller en Chine.

C’était, en effet, le but déclaré de l’expédition, par un accord entre la compagnie de commerce en Chine, de Paris, et celle de Saint-Malo. En réalité, pour l’armateur Danycan, il s’agissait uniquement de retourner au Chili et au Pérou.

D’ailleurs du Coudray Perrée mentionnera, plus tard, dans son rapport établi à sa rentrée en France, que « le passeport de Sa Majesté lui permettait de faire le voyage à la découverte à la mer du Sud ». Ce fut donc la première fois que le gouvernement se servit de cette formule d’autorisation, fréquemment employée par la suite, quand on voulut tolérer ce commerce, interdit officiellement.

Un vent favorable conduisit d’abord, l’escadre, en quinze jours, aux Canaries, qu’on se borna à reconnaître.

Après avoir été ralentie, ensuite, pendant un mois, par un temps trop calme, sous la ligne, elle continua, vers le sud, et se trouva, après trois mois de navigation, à quelques lieues du détroit de Magellan, qu’elle devait franchir.

Mais, après avoir dépassé le premier goulet, qui donne accès à l’intérieur du détroit, elle se heurta à des obstacles insurmontables.

Il fallait marcher, de jour, « à la petite voile », avec la sonde à la main, et jeter l’ancre la nuit, pour éviter les écueils et les bas-fonds, qui n’avaient pas été observés en 1702, et qui n’étaient pas indiqués sur les cartes hollandaises dont on se servait.

Enfin, le 2 avril, à peine eut-on mouillé dans un enfoncement, qui paraissait un abri, qu’un ouragan menaçant prit une violence inouïe, et que les navigateurs « pensèrent périr ».

Le Saint-Charles perdit deux ancres, quatre câbles furent rompus, et, le calme revenu, il fallut près de quinze jours pour réparer les dégâts.

Pendant cet arrêt momentané, du Coudray Perrée, des officiers suivis de quelques matelots, se rendirent en canot, à terre, et le P.  Nyel les accompagna « pour glorifier le Seigneur dans cette partie du monde où l’Evangile n’a pas encore pénétré », disait le vénérable missionnaire[3].

Ils se trouvèrent, après avoir débarqué, dans une région couverte de collines boisées, faiblement ondulées, qu’égayaient une multitude d’oiseaux aux brillants plumages, des pingouins, et surtout d’énormes autruches de deux mètres de haut.

Pendant que les promeneurs examinaient une belle rivière qu’un des officiers, le sieur Baudran de Ballastre venait de découvrir, pour s’y approvisionner, et à laquelle on donna son nom, des indigènes, dans la plus complète nudité, s’approchèrent, et, parmi eux, des hommes d’une taille prodigieuse, des géants de neuf pieds de haut.

C’est, en se reportant à ces souvenirs, à ce


Pendant que les promeneurs examinaient une belle rivière qu’un des officiers, le sieur Baudran de Ballastre venait de découvrir…, des indigènes dans la plus complète nudité, s’approchèrent.

spectacle étrange et pittoresque, que le P. Nyel devait écrire le 20 mai 1705, de Lima, cet admirable passage de sa lettre au P. Lachaise, et qu’il faut citer :

« Je ne vous dirai rien de leur génie, ni de leurs coutumes, pour ne rien affirmer d’incertain, ni de faux. Mais je prendrai la liberté de vous marquer les sentiments de compassion que la grâce et la charité de Jésus-Christ m’inspirèrent, à la vue des ténèbres qui sont répandues sur cette terre abandonnée ».

« Je considérais, d’un côté, le peu d’apparence qu’il y avait, qu’on pût entreprendre la conversion de ces pauvres peuples, et les difficultés immenses qu’il faudrait surmonter ; et, de l’autre, la prophétie de Jésus-Christ, touchant la propagation de l’Évangile dans l’univers, me revenait souvent à l’esprit : que Dieu a ses temps et ses moyens marqués, pour dispenser, en chaque climat, les trésors de sa miséricorde ; que, depuis vingt ans, nos pères avaient porté l’Évangile dans des lieux aussi éloignés de la lumière que ceux-ci ; que peut-être Notre Seigneur ne nous conduisait à la Chine, par ces routes nouvelles, qu’afin que quelqu’un de nous, touché du besoin de ces pauvres barbares, se déterminât à s’y arrêter ; que bien des florissantes missions devaient leur origine à un naufrage, ou à quelqu’autre rencontre, qui ne paraissait venir que du hasard ; je priais le Seigneur de hâter cet heureux moment ; j’osais m’offrir moi-même, si c’était sa volonté, pour une aussi noble entreprise. Mais j’ai su, depuis, que mes vœux avaient été prévenus, et qu’ils n’étaient même pas loin d’être accomplis ».

« Car, étant au Chili, on nous dit que les jésuites de ce royaume, voulaient, à la première occasion, pénétrer jusqu’au détroit de Magellan, dont quelques-unes de leurs missions ne sont éloignées que de cent lieues ».

« Celle-ci aura de quoi contenter les plus grands courages. Les croix seront abondantes. Il y aura de grands froids à soutenir, des déserts affreux à parcourir, des sauvages à suivre dans leurs longues courses, etc. ».


Quelques jours après cette visite à terre, les navigateurs, renonçant à suivre le détroit, traversaient en sens contraire, le goulet, où ils remarquèrent qu’il ne restait plus de traces de la forteresse de Nombre de Dios, que les Espagnols, sous le règne de Philippe II, avaient bâtie, pour fermer le détroit aux autres nations.

Puis, faisant voile vers le sud, ils se trouvèrent, le 13 avril, devant de hautes montagnes, couvertes de neige, au sommet, et de grands arbres très touffus, au pied.

C’était la Terre de Feu, ainsi nommée à cause de la multiplicité des feux que les premiers explorateurs y virent, pendant la nuit.

Les indigènes[4], dans ces parages, étaient blancs, mais ils se défiguraient le corps, et changeaient les couleurs naturelles de leur visage par des peintures bizarres.

Ils étaient à demi couverts de peaux d’animaux, et portaient, autour du cou, un collier d’écailles de moules blanches, et autour du corps une ceinture de cuir. Ils se nourrissaient d’une herbe amère, qui poussait dans le pays, et dont la fleur était à peu près semblable à celle des tulipes. Ils étaient armés d’arcs et de flèches où ils enchassaient des pierres assez bien travaillées, et portaient un couteau de pierre, qu’ils déposaient à terre, avec leurs autres armes, quand ils s’approchaient des étrangers, pour leur montrer qu’ils se fiaient à eux.

Leurs cabanes, faites de branches d’arbres entrelacées, avaient sur le toit, en pointe, une ouverture pour laisser passer la fumée.

Leurs canots, en écorces de gros arbres, assez bien travaillés, ne pouvaient contenir que sept ou huit hommes.

Ces barbares répétaient souvent : hoo, hoo, sans qu’on put savoir si c’était un langage ou un simple cri.


L’escadre, continuant à suivre la côte de la Terre de Feu, s’engagea bientôt dans le détroit Le Maire, qui la sépare des îles des États de Hollande.

Les équipages commençaient à éprouver les rigueurs du climat. Ils souffraient du froid, de la grêle, de la pluie ininterrompue ; et la lumière du jour durait à peine huit heures, quand les deux navires, sortant du détroit Le Maire, pénétrèrent dans une mer orageuse, ou ils furent assaillis par une épouvantable tempête.

Le Murinet et le Saint-Charles, tantôt rejetés l’un vers l’autre par les vents contraires, tantôt séparés, à croire qu’ils s’étaient perdus, devenaient des jouets pour les éléments déchaînés.

Après quinze jours, et quinze nuits, de souffrances et d’angoisses, le Saint-Charles, seul, car le Murinet avait disparu, doubla, en louvoyant, le cap Horn, pointe la plus méridionale de la Terre de Feu.

Puis, peu à peu, les vents tombèrent, le calme revint ; les rayons d’un soleil bienfaisant dispersèrent les nuages menaçants, et, en se jouant sur la vaste étendue d’une mer apaisée, rendirent aux explorateurs la lumière et la vie.

Ils longèrent ensuite la côte de l’Amérique du Sud, et, quatre mois et demi après leur départ de Saint-Malo, la Conception fut en vue. On y mouilla le 13 mai, second jour de la Pentecôte.

Du Coudray Perrée, qui connaissait la mentalité des autorités espagnoles, se rendit aussitôt à terre avec deux P. jésuites, espérant retrouver le corrégidor, qui l’avait si bien accueilli en 1702, le vicaire général, et tous ces fonctionnaires, dont il avait gardé un si fidèle souvenir.

Mais le corrégidor avait été remplacé par don Diégo de Zuniga y Tovar, auquel le commandant du Saint-Charles exposa qu’il voyageait pour le compte de la compagnie française de la Chine, où il se rendait ; qu’il avait passé par la mer du, Sud, pour éviter les obstacles qu’il aurait rencontrés en prenant la route des détroits de la Sonde et de Malacca ; et qu’il demandait à se pourvoir de vivres, en échange de ses marchandises.

Don Diégo de Zuniga répondit très courtoisement, en offrant toutes facilités pour le ravitaillement de l’équipage, mais en insistant sur les instructions du Vice-Roi qui s’opposaient à tout échange, et à tout trafic.

Cette attitude inflexible s’accentua le jour suivant, après la visite que don Diégo rendit à bord, car ce fonctionnaire, par exception intraitable, fit placer des sentinelles sur le rivage, y fit circuler des patrouilles, et s’y rendit même, en personne, de nuit, pour opérer la saisie de quelques échantillons, que les Français étaient parvenus à y faire débarquer.

Sur ces entrefaites, apparut le Murinet[5], qu’on croyait perdu. La joie fut grande de se retrouver après tant d’épreuves. Mais du Coudray Perrée voulant éviter de nouvelles difficultés, et, peut-être aussi, la concurrence du Murinet, donna rendez-vous au capitaine Fouquet à Callao, fit appareiller, quinze jours après son arrivée à la Conception, et se dirigea sur Arica, où il jeta l’ancre après avoir mouillé un jour à Iquique.

A Arica, où on avait entreposé, autrefois, comme nous l’avons dit, les produits des mines du Potosi, on craignait, par dessus tout, les forbans et les flibustiers.

Aussi, quand les voiles du Saint-Charles parurent à l’horizon, on le prit pour un des corsaires anglais qui venaient d’être signalés sur la côte. Ce fut une panique générale ; les habitants se mirent à l’abri, ou s’enfuirent. Mais la frégate se rapprochait, et à la vue du pavillon royal, les alarmes disparurent, et l’agitation s’apaisa.


Après un séjour de courte durée, mais rémunérateur, à Arica, du Coudray Perrée se dirigea[6] sur Ilo, où il fut informé, dès son arrivée, que le Vice-Roi ne tolérerait que des opérations commerciales faites à bord du navire. Il était trop avisé pour ne pas comprendre que cette restriction signifiait, en réalité, qu’on était disposé à lui accorder, sous condition, toutes les autorisations nécessaires, et qu’il ne trouverait pas d’adversaires intraitables dans l’entourage du Vice Roi.

Celui-ci, don Melchior Porto Carrero Lasso de la Vega, comte de la Monclova, vieillard de 68 ans, ancien Vice-Roi du Mexique, était rompu aux affaires coloniales, ou il avait amassé des sommes énormes, qu’on devait évaluer après sa mort[7], à 14 millions de piastres, déposés secrètement au grand couvent de Saint-François, à Lima.

Mais sa santé délabrée l’obligeait à de grands ménagements, dont il profitait pour déléguer ses pouvoirs à son fils, don Antonio Lasso de la Vega, chez lequel le P. Feuillée[8], admirera, plus tard, une pepita d’or du poids de 33 livres.

Ce jeune homme, très entendu en affaires, était un collaborateur d’autant plus précieux pour son père, qu’il pouvait être désavoué sans difficultés.

Du Coudray Perrée, qui n’ignorait aucun des détails relatifs aux antécédents, et aux procédés, du comte de la Monclova, ne semble pas avoir été obligé de faire appel à la complaisance de don Antonio, car il prolongea son séjour pendant quatre mois à Ilo, sans être inquiété dans ses opérations.

A la fin d’octobre seulement, il appareilla pour Pisco, situé à environ 150 lieues au nord-ouest, où il arriva le 1er novembre 1704.

Parmi les premiers débarqués, se trouvaient les P. de Brasle et Nyel, qui se rendirent, par terre, de Pisco à Lima, où ils étaient attendus par le Père Recteur.

A quelque distance du port, le plus vaste et le mieux abrité de la côte, muni de tout ce qui était nécessaire à la navigation, s’étendait la ville, régulièrement rebâtie, quelques années auparavant, à la suite d’un tremblement de terre qui avait détruit, en 1682, celle qui se trouvait au bord de la mer.

Pour cette reconstruction, on avait utilise les propriétés d’une source voisine, qui pétrifiait les matériaux qu’on y plongeait.

Pisco était l’échelle de plusieurs villes importantes, notamment de Guancavelico, qui fournissait du mercure à tous les moulins du royaume, pour la manipulation du minerai d’or et d’argent. C’était aussi l’échelle de Cuzco, d’où venaient les convois de mulets, en suivant une route qui traversait le gouffre d’Apurima, large de 120 brasses[9], et d’une profondeur vertigineuse, sur un pont de cordes, dont les oscillations étaient telles, que les conducteurs, les plus habiles, pouvaient difficilement y diriger leurs animaux affolés.

La population de Pisco très aisée, parmi laquelle se trouvaient plusieurs familles espagnoles ; accueillante ; et qui savait se distraire par des spectacles, publics, des courses de taureaux, et des mascarades, n’en était pas moins énergique ; car elle avait organisé une milice active et instruite, pour s’opposer aux incursions des flibustiers.

Autour de cette petite ville, s’étendaient des plantations de cannes à sucre, de superbes arbres toujours verts, portant les fruits les plus variés, et des vignes dont chaque cep était planté au fond d’un trou, à plusieurs pieds de profondeur, pour y profiter de la fraîcheur relative de la terre.

Dans ce cadre enchanteur, avec un climat sans pluie, sans grêle, sans orages, d’une température toujours égale, la nuit comme le jour, que rafraîchissait une douce brise venant du sud, on se serait cru dans le paradis, sans les tremblements de terre, si fréquents, qu’il y en avait eu trois, depuis quelques mois.

Mais il s’agissait bien moins pour le commandant du Saint-Charles, de profiter des agréments d’un séjour temporaire, que d’atteindre Callao, où devait se jouer le dernier acte de son entreprise, et où allaient le rejoindre le Murinet et le Saint-Jacques (24 canons, 80 hommes), commandé par le sieur Harington de La Grandmaison.

Il en reçut la nouvelle, en décembre, et, en même temps, celle de l’arrivée à la Conception du Saint-Pierre[10], et de la Balandre, tous deux de Saint-Malo.

Le Saint-Charles appareilla donc aussitôt, et jeta l’ancre à Callao[11], à la fin de l’année.

Dans ce port, du Coudray Perrée eut, de suite, l’impression que le Vice-Roi, loin de vouloir lui créer des difficultés, l’attendait, au contraire, avec impatience, car on n’y voyait que deux bâtiments, presque désarmes, et hors d’état d’être opposés, avec succès, aux forces ennemies signalées depuis quelque temps, au large.

Ces deux bâtiments, le Santa Cruz et le St-Francisco de Asis, dénommés Armada del mar del Sur, étaient destinés, notamment, à escorter, annuellement, de Callao à Panama, l’armadilla, qui transportait les matières précieuses envoyées à la métropole[12].

Toutes ces richesses étaient portées, ensuite, à dos de mulets, de Panama à Porto-Bello, à 70 kilomètres au nord-est, sur la mer des Antilles, où, à cette occasion, se tenait une foire célèbre, qui a été l’objet de descriptions fantastiques. Un auteur de l’époque rapporte même que les métaux précieux et les barres d’argent, s’y trouvaient en telles quantités, qu’on les plaçait en tas comme des masses de pierres[13].

Dans le port de Porto-Bello, les chargements étaient mis à bord de bâtiments de guerre appelés los galeones ou galions, qui formaient l’escadre de la Tierra Firme, et qui se réunissaient à la Flota de la Nueva Espana, partie de la Vera-Cruz, pour voyager, de conserve, jusqu’en Espagne.

Malheureusement, en 1705, le Santa Cruz et le Saint-Francisco-de-Asis étaient non seulement incapables d’assurer efficacement la sûreté d’un pareil convoi, mais aussi de couvrir les côtes.

Dans ces conditions, l’appoint d’une frégate telle que le Saint-Charles, sans parler des autres navires malouins, incessamment attendus, paraissait indispensable.

Du Coudray Perrée fut donc reçu, non par le Vice Roi, très souffrant, comme nous l’avons dit, mais par son fils don Antonio, avec des égards tels, qu’ils faisaient prévoir la demande d’un service, et, par conséquent, d’un concours armé.

Aussi le séjour du Saint-Charles à Callao devait-il se prolonger pendant près de cinq mois.

On y admirait, à cette époque, d’abord, l’étendue, la beauté, d’une rade bien abritée, encadrant une mer unie comme un lac, par tous les temps, et offrant aux grands navires, avec toutes les ressources nécessaires, un môle en pierre, et deux appontements en bois.

Sur le port de Callao[14], aux quatre côtés d’une place centrale, apparaissaient l’église paroissiale, une batterie de huit pièces, le palais du Vice-Roi, et celui du gouverneur militaire, car c’était une place de guerre.

A défaut de bateaux pour la défendre, la ville était entourée d’une enceinte bastionnée, en partie armée, que devaient occuper, en cas d’attaque, 600 hommes d’infanterie, et 70 canonniers, sans parler des cadres très nombreux, et des troupes de marine, comptant une centaine de canonniers et de matelots.

Comme réserve, on devait disposer de trois compagnies de milice non soldée, et de quatre compagnies d’Indiens, ces dernières destinées surtout aux travaux manuels, et à assurer le transport des munitions.

Mais, en réalité, l’incurie, l’indiscipline, étaient telles qu’il n’y avait guère assez de soldats pour monter la garde sur la place d’armes, malgré les 300.000 piastres prévues, par le Roi d’Espagne, pour l’entretien de la garnison.

Dans la ville aux rues étroites, alternaient de nombreuses églises, cinq couvents, de grands magasins pour les marchandises espagnoles, et un seul, appelé l’ « administracion », pour les marchandises étrangères, qui payaient 10 pour cent de droits, et même 16 pour cent, si le bâtiment qui les transportait avait trafiqué sur la côte. En plus, celles-ci payaient 3 par mille pour d’autres droits royaux, sans parler des gratifications aux fonctionnaires, et même au Vice Roi.

Les importateurs n’avaient donc aucun intérêt à se rendre à Callao, sauf en cas d’accords particuliers avec les autorités.

De Callao, on se rendait facilement à Lima, par deux belles routes de deux lieues, dont l’une aboutissait à la porte royale, et l’autre, la plus fréquentée, à la grande place, qu’entouraient les palais du Vice-Roi, de l’archevêque, l’église cathédrale et des maisons à arcades.

C’était le centre de la ville, qui avait été bâtie par Pizarre en 1534, le jour de l’Epiphanie, et qui, pour cette raison, avait été appelée, d’abord, la ville des Rois.

Située sur la rive gauche d’une rivière assez importante, la Rimac, elle en avait pris, plus tard, le nom, en le modifiant.

Lima, peuplée de 28.000 habitants, dont 8 à 9.000 blancs, était, au commencement du XVIIIe siècle, une ville très riche, aux rues larges, bien entretenues, et dont les églises, les couvents et les établissements religieux, occupaient le quart de la superficie.

Dans les églises, construites sur les plans des plus beaux modèles italiens, s’entassaient une profusion de statues, et d’objets précieux, plus somptueux qu’artistiques.

Quant aux couvents, on en comptait, au moins 18 de religieux et 12 de religieuses. Le plus beau, le plus vaste, non seulement de Lima, mais peut-être du monde entier, occupé par des Cordeliers, s’appelait Saint-François.

Mais les établissements de bienfaisance, et d’instruction, ne manquaient pas non plus, car, outre l’université, il y avait plusieurs collèges, de nombreuses maisons de santé et de retraite, et dix hôpitaux, tous sous la domination du clergé.

Innombrables étaient donc à Lima, les moines et les religieux ; mais il n’aurait pas fallu en conclure que les habitants se laissaient absorber par les pratiques de la dévotion, car de riches équipages, attelés de mules, élégamment harnachées, animaient les rues, les places et la belle promenade de Lameda, située sur la rive droite de la Limac, où ils se rendaient après avoir passé sous l’enceinte bastionnée de la ville, par un pont de cinq arches. C’était, à la fin de la journée, le rendez-vous de la société élégante, qui se réunissait sous les ombrages de cinq superbes allées d’orangers, au feuillage toujours vert, aussi remarquables par le parfum de leurs fleurs, que par leur beauté.

En y admirant les costumes des cavaliers, et les élégantes toilettes des femmes, couvertes de dentelles et de bijoux, on pouvait s’imaginer les richesses et le luxe déployés dans les demeures, sans étages, cependant, par crainte des tremblements de terre et couvertes simplement de roseaux et d’une couche de cendre, pour les préserver de l’humidité des rosées nocturnes.

Dans beaucoup de ces habitations, se trouvaient, entassées, des réserves de métaux précieux telles, qu’en 1682, lors de l’arrivée du Vice Roi, le duc de la Palata, deux rues avaient été pavées, sur le parcours du cortège, avec des lingots d’argent, d’une valeur de 80 millions d’écus.

La capitale du Pérou ne se signalait pas seulement par la quantité des gens d’église et par la richesse, le luxe et l’élégance de ses habitants, mais aussi par le nombre de ses tribunaux.

A côté des juridictions ordinaires, fonctionnaient deux tribunaux ecclésiastiques, celui de l’archevêché, et celui de la croisade ; un tribunal pour les dernières volontés des défunts ; et au dessus de tous, le tribunal de l’Inquisition, où le délateur était admis comme témoin, où l’accusé n’avait pas connaissance de l’accusateur, et devant lequel les témoins n’étaient pas confrontés.

Toute cette population si peu homogène, et dont la licence était proportionnée à son goût du luxe, ne pouvait compter, pour la défendre, que sur les éléments suivants de milices, parmi lesquels ceux fournis par les Espagnols avaient, seuls, une certaine valeur : quatorze compagnies d’Espagnols ; sept compagnies du corps du commerce ; huit compagnies d’Indiens ; six compagnies de mulâtres ; dix compagnies de cavalerie espagnole.

Pour sa garde personnelle, le Vice Roi disposait de quatre compagnies, dont une de hallebardiers, et une formée de « personnages de distinction », pour les cérémonies officielles. Mais, pour la défense du pays, il n’aurait pas pu mettre sur pied dans tout l’Empire, plus de 20.000 fantassins et 4.000 cavaliers.

L’un des éléments de la population de Lima, se composait des représentants du négoce espagnol, tous très hostiles aux importateurs étrangers, et instigateurs des rigueurs qu’on leur témoignait. Il n’est pas douteux que du Coudray Perrée, fort de l’appui du Vice-Roi, soit parvenu à triompher de ce parti pris, ou à le négliger, et que ce fut la cause de son séjour prolongé à Lima et à Callao, en 1705.

Dans le courant de l’hiver, du Coudray Perrée reçut une lettre du sieur Harrington de La Grandmaison, écrite à Valparaiso, le 24 novembre, et dans laquelle ce dernier lui confirmait qu’étant parti de Saint-Malo le 8 mars 1704, il était arrivé, au Chili, avec l’intention de le rejoindre, pour faire route ensemble.

Par le même courrier, un message du comte de Pontchartrain défendait, d’ordre du Roi, de faire aucun commerce, « directement ou indirectement » sur les terres du roi d’Espagne, au retour de Chine[15].

Dès lors, le commandant du Saint-Charles estima que, par suite de la fatigue des équipages, et de l’usure des bâtiments, l’État et aussi les armateurs n’avaient aucun intérêt à ce qu’on poursuivit une entreprise dont le résultat était, en partie, atteint. Mais il attendit l’arrivée du Murinet et du Saint-Jacques, pour prendre une décision, d’accord avec les capitaines Fouquet et de La Grandmaison.

Ceux-ci entrèrent en rade de Callao le 7 mai, et tous furent aussitôt d’avis de rentrer en France.

Plus tard, le P. Nyel écrivit, à ce propos, dans sa relation du voyage : « La résolution des capitaines ne nous surprit point, ils avaient leurs raisons ».

Bien qu’il soit difficile de saisir le sens exact de cette insinuation, elle peut faire supposer que Danycan avait recommandé, secrètement, à ses collaborateurs, de ne pas aller en Chine.

Les P. jésuites furent informés, aussitôt, de la décision prise, et de la nécessité, pour eux, de chercher d’autres moyens, et d’autres routes, afin d’atteindre le but de leur voyage. Ils en reçurent la nouvelle avec angoisse, mais avec résignation, comme l’indique le passage suivant de la lettre du P. Nyel :

« Nous nous préparions à repartir, quand nos capitaines nous déclarèrent qu’ils étaient obligés de s’en retourner en France. Nous primes donc la résolution d’aller au Mexique, et de passer de là aux Philippines, pour gagner la Chine ».

« Le chemin que nous allions suivre était, jusqu’ici, inconnu aux missionnaires français. Nous n’ignorions pas les obstacles que nous allions rencontrer, ni les dangers que nous allions courir. Nous avions encore plus de 5.000 lieues à faire pour aller en Chine, où nous arriverions dans dix-sept ou dix-huit mois. Il faudrait traverser la Nouvelle Espagne, puis nous rendre à Mexico et de là à Acapulco, d’où nous ne pourrions partir qu’au mois de mars 1706… »

Trois des P. jésuites se décidèrent à suivre cet itinéraire ; seul le P. de Rives, dont les forces étaient complètement épuisées, devait rentrer en France sur le Saint-Charles.

Avant de les quitter, rendons hommage à ces pionniers de la civilisation, dont les confrères, formant la mission dite des « Moxes », composée de trente P. jésuites, avaient déjà converti 30.000 indigènes de cette région, et entrepris la conversion de 100.000 autres.

De cette mission, étaient exclus, par ordre du Roi d’Espagne, tous les Espagnols, sans exception, car ils étaient trop connus, dans le pays, par leur dureté, et leurs mœurs licencieuses.

Plus au sud, au delà de la Cordillère des Andes, la mission du Paraguay était encore plus prospère.

Enfin, au nord du Chili, se trouvaient des P. jésuites destinés à pousser jusqu’au détroit de Magellan, et qui ne comprenaient que des missionnaires d’un tempérament, d’une douceur et d’un courage éprouvés.


Les trois frégates se préparaient donc à rentrer en France, quand du Coudray Perrée ayant été convoqué d’urgence par don Antonio Lasso de la Vega, fut obligé de se rendre au Palais royal, à Lima, où on le reçut avec tout le cérémonial d’usage.

Un carrosse officiel, attelé de mules somptueusement harnachées, vint le chercher au débarcadère de Callao, et le conduisit au Palais de Lima, où la compagnie des hallebardiers, alignée, lui rendit les honneurs, au son des tambours et des fifres ; un huissier lui fit ensuite traverser un premier salon, où se tenait un lieutenant de la garde. Dans une deuxième salle, plus somptueuse que la première, quelques courtisans s’entretenaient avec un maître des cérémonies qui introduisit le visiteur dans le cabinet du fils du Vice Roi.

Don Antonio Lasso de la Vega vint au devant de du Coudray Perrée, le combla de prévenances, le pria de s’asseoir sur un siège en face du sien, et lui exposa qu’une force anglaise, composée de plusieurs vaisseaux, était signalée vers le nord ; qu’aucune flotte


Un carrosse officiel, attelé de mules somptueusement harnachées vint le chercher au débarcadère de Callao…

espagnole ne pouvait lui être opposée, et « qu’il y allait du service du Roi de France et du Roi d’Espagne »[16], que les trois capitaines malouins, pour lesquels le Vice Roi avait toujours eu les égards dûs à de fidèles alliés, se portassent à la rencontre de l’ennemi.

Don Antonio ajouta que le Vice Roi nommait du Coudray Perrée commandant de l’escadre, au nom du Roi d’Espagne, et il lui remit les commissions nécessaires ainsi qu’un parchemin, dont la traduction suivante fut faite à l’époque[17] :

« Instructions à observer par don Pierre Perrée du Coudray, commandant les trois vaisseaux le Saint-Charles, le Murinet, le Saint-Jacques, pendant la recherche qu’il doit faire de l’ennemi, avec les patentes de guerre et de mer de ce port, comme le sont celles de l’année du Sud ».

« Don Antonio Lasso de la Vega, capitaine commandant de la cavalerie d’une des compagnies de la vieille garde de Castille, tenant lieu et place de capitaine général de terre et de mer des Royaumes et Provinces du Pérou, etc. ».

« Suivant l’ordre de l’excellentissime don Melchior Porto Carrero Lasso de la Vega, comte de la Monclova, mon seigneur et père, commandeur de la Zarza, dans l’ordre d’Alcantara, membre du conseil de guerre aux Indes, Vice-Roi, gouverneur et capitaine général du Roi au Pérou et au Chili, etc… ».

« J’ordonne que les trois vaisseaux de guerre français partent de ce port de Callao à la recherche des ennemis anglais, qui infestent cette mer du Sud ; ces trois vaisseaux de guerre se nomment le Saint-Charles, le Murinet, le Saint-Jacques, desquels sont capitaines don Pierre Perrée du Coudray, don Julien Fouquet, don Thomas Harington ».

« Qu’ils emportent d’ici leurs patentes de capitaines de guerre et de mer, dans notre armée royale ».

« L’amiral don Pierre Alzamora, par sa lettre du 29 avril passé, dit qu’il a attaqué deux bâtiments anglais aux environs de l’île de Lobos, et qu’il les a fortement endommagés ».

« Par sa lettre du 6 mai courant, il dit que l’ennemi est entré le 1er mai, dans le port de Malabrigo, de la juridiction de Truxilo, où il est resté jusqu’au 5 mai ».

« L’amiral Alzamora dit aussi qu’il est parti sur un bâtiment de l’armée royale, nommé le Santa Cruz, pour rechercher l’ennemi, et reconnaître la côte de Payta à Truxilo. Il ajoute que le vaisseau de guerre le St-Francisco-de-Asis, dont est capitaine don Eugène Alzavado, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques, se dirige sur le port de Barlavento[18] ».

« J’ordonne donc, en conséquence, au capitaine don Pierre Perrée du Coudray, qu’aujourd’hui il fasse voile de ce port de Callao, avec les trois vaisseaux sous son commandement, qu’il reconnaisse toute la côte jusqu’à Payta, et qu’il s’informe où il pourra rencontrer l’ennemi ».

« Que les trois capitaines se séparent, s’il est nécessaire, pour obtenir des renseignements ; et, comme ils connaissent peu ces côtes, j’ai désigné trois pilotes pour les accompagner ».

« J’ai l’ordre de déclarer que les trois vaisseaux ont pour commandant don Pierre Perrée du Coudray, auquel suivent, comme ancienneté, don Julien Fouquet, et don Thomas Harington ; et que don Pierre Perrée du Coudray aura, s’il fait des prises, la part qu’il doit avoir comme capitaine général, et aussi la part qui revient au Roi. »

« Et, s’il rencontre l’amiral don Pierre Alzamora, qu’il le regarde comme son commandant ».

« Pour ce qui est de la route à suivre, du bon ordre, de la discipline, je laisse le tout au soin, à l’expérience, au zèle, et à la valeur, dudit sieur don Pierre Perrée du Coudray, me confiant en Dieu qu’il lui donne bon voyage ».

« Et s’il arrive à Payta, sans rencontrer l’ennemi, qu’il m’apprenne, en revenant, toutes les nouvelles qu’il a eues, avec le zèle que j’espère de ses parfaites obligations ».


Du Condray Perrée ne fut pas surpris par la communication de don Antonio Lasso de la Vega ; il s’y attendait. Mais il n’était pas disposé à se soumettre à de pareilles instructions sans faire valoir l’importance de sa coopération.

Après avoir parcouru le document précité, il objecta donc que l’ennemi, dont on ignorait la force, paraissait s’éloigner des côtes du Pérou ; que les navires malouins n’étaient pas directement liés au service de l’État ; que le chargement de ces navires devait détourner leurs capitaines des expéditions et des aventures ; et enfin, qu’avant de se décider, il prendrait l’avis de ses camarades.

En réalité, sa décision était prise avant de les retrouver, car il était commissionné par le Roi de France « pour courir sus à l’ennemi », pour contribuer à assurer le prestige de son Souverain, et la sécurité de ses alliés.

Tous trois, d’un commun accord, donnèrent donc l’ordre d’appareiller dès le lendemain.

A Guanape, où les trois frégates s’arrêtèrent d’abord[19], le gouverneur leur apprit que les forces ennemies, comprenant quatre navires et un brigantin, avaient quitté, quelques jours auparavant, Malabrigo, situé à onze lieues au nord de Truxilo, pour se diriger sur Guyaquil.

C’étaient les corsaires anglais qui ravageaient les côtes du Chili et du Pérou, depuis plus d’un an, et dont voici les aventures[20] :


En 1703, l’amirauté d’Angleterre avait commissionné deux navires pour faire la course sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud, pour y attaquer les bâtiments français et espagnols, et pour y saisir les galions, qui se rendaient d’Acapulco à Manille.

Ces deux bâtiments appelés le Saint-George (capitaine George Dampier ; 26 canons ; 120 hommes) et le Cinque Ports Galley (capitaine Pickering ; 16 canons ; 63 hommes), quittèrent Kinsale, en Irlande, le 11 septembre 1703. Ils firent escale à Madère, aux Canaries, aux îles du Cap Vert, et doublèrent le cap Horn, avant d’arriver à l’île de Juan Fernandez, sur la côte du Chili.

Pendant la route, le capitaine Pickering mourut, et fut remplacé par le capitaine Stradling.

L’île de Juan Fernandez, formée de vallées et de coteaux très boisés, était inhabitée, mais peuplée d’une quantité d’animaux sauvages, de chèvres, de chats et même de chiens féroces, que les Espagnols, disait-on, y avaient mis pour en éloigner les flibustiers.

On peut rappeler, à ce propos, que pendant la conquête du Pérou par Pizarre, les chiens rendirent autant de services que l’artillerie et la cavalerie souvent démontée.

Au combat décisif de Caxamalca, ils formèrent la première ligne de la petite armée espagnole, et ils attaquèrent les Indiens avec une telle impétuosité, qu’on prévit, depuis lors, une solde régulière pour leur entretien.

Après la victoire, ils poursuivirent les Indiens jour et nuit, mais non sans discernement, car ils refusèrent, dit-on, de s’attaquer aux femmes des fugitifs.

A peine les deux corsaires anglais eurent-ils jeté l’ancre devant l’île de Juan Fernandez, le 11 mars 1704, que leurs équipages, composés de gens sans aveu, et qui n’étaient payés que par une part sur les prises, se mutinèrent.

L’ordre était à peine rétabli, quand apparut, à l’horizon, le Saint-Joseph (capitaine de Nermont Trublet), parti de Saint-Malo quatre mois avant le Saint-Charles et le Murinet, et qui devait retrouver à l’île de Juan Fernandez le Baron de Breteuil (capitaine des Aulnais Bécard), et le Saint-Esprit (capitaine Porée), tous deux également de Saint-Malo.

En hâte, les Anglais levèrent l’ancre, en abandonnant des hommes, des chaloupes, des effets, et le Saint-George atteignit le Saint-Joseph à 11 heures du soir, mais n’engagea le combat que le lendemain matin.

Après une canonnade de sept heures, à laquelle le Cinque Ports Galley ne prit part qu’au début, le Saint-George abandonna la lutte pour revenir à l’île de Juan Fernandez.

Mais il y rencontra les deux autres vaisseaux malouins, qui venaient d’enlever tout ce que les Anglais avaient abandonné dans l’île et que le Cinque Ports Galley se disposait à attaquer.

Dampier, peu soucieux d’engager une nouvelle lutte qu’il jugeait inégale, rappela Stradling, et tous deux purent se dégager en faisant voile vers les côtes du Chili et du Pérou, où ils doublèrent successivement Copiapo, Arica, Ilo et Atiquipa.

Dans les premiers jours d’avril 1704, à l’époque où le Saint-Charles et le Murinet arrivaient à l’entrée du détroit de Magellan, Dampier et Stradling se trouvaient devant Callao, y attendant une occasion favorable.

Ils aperçurent le Saint-Esprit et le Saint-Joseph, mais ils ne purent se mettre d’accord pour les attaquer, et ils les laissèrent rentrer au port, où nous abandonnerons, momentanément, les deux frégates de Saint-Malo, bientôt rejointes par le Baron de Breteuil, avant de les retrouver, à leur retour en France, et d’y apprendre les détails et les résultats de leur expédition.

Après ce nouvel échec, les deux corsaires anglais firent voile vers le nord. Ils s’emparèrent de nombreux bateaux espagnols ; les coulèrent ou les brûlèrent ; en armèrent quelques-uns pour les employer comme auxiliaires ; ils saccagèrent un petit bourg nommé Santa Maria ; ils enlevèrent un gros bâtiment de 550 tonneaux, chargé de sucre, de farine, d’eau de vie et de laine ; et ils jetèrent l’ancre, ensuite, dans la baie de Panama, vers le 15 mai 1704.

Là, Dampier et Stradling, toujours en désaccord, se séparèrent. Celui-ci retourna vers le sud, tandis que Dampier prenait, peu de jours après, un bâtiment espagnol, sur lequel on trouva notamment un message du commandant du Saint-Joseph, faisant savoir au capitaine général à Panama que, pendant un combat contre les Anglais, il avait perdu 32 hommes tués ou blessés, dont plusieurs étaient revenus à Callao avec une jambe, un bras ou un œil en moins ; que les Malouins avaient pris dans l’île de Juan Fernandez six matelots anglais, des embarcations, des ancres, des câbles, etc. Dampier apprit enfin, par cette correspondance, que les Espagnols se préparaient à l’attaquer avec deux bâtiments, l’un de 36 canons, et l’autre de 32, qui croisaient dans la baie de Guyaquil.

Revenant alors de ce côté, le commandant du Saint-George rencontra, en effet, dans la baie de Tacamès, vers la fin de juillet, un bâtiment de guerre espagnol, qu’il canonna, sans résultat, de midi à six heures du soir, et dont il fut séparé par la nuit.

Mais son but, c’était les galions qui se dirigeaient sur Manille. Il revint donc vers les côtes du Mexique, où il aperçut enfin, dans les derniers jours de décembre, non loin d’Acapulco, cette proie depuis longtemps convoitée, et qu’il voulut enlever par un abordage.

Malheureusement pour lui, son équipage indiscipliné s’y refusa. On discuta ; on perdit du temps ; et, quand l’attaque commença, les Espagnols avaient si bien pris leurs dispositions que leur artillerie, supérieure à celle du Saint-George, l’obligea à la retraite.

Le mécontentement fut tel, à bord du corsaire anglais, qu’un des officiers du St-George, le capitaine Funnell[21], réunit 32 hommes sur une prise qu’il arma, et se dirigea vers les Indes Orientales au commencement de février 1705, laissant Dampier, avec le St-George à l’ancre devant Amapalla.

Quelque temps après, Dampier faisait voile vers le sud, pillait la petite ville de Puna, livrait combat, comme nous l’avons vu, à l’amiral Alzamora, près de l’île Lobos, à la fin d’avril, et se réfugiait ensuite à Malabrigo.

Tandis que ces événements se passaient sur les côtes de l’Amérique centrale, Stradling faisait voile sur le Cinque Ports Galley, renforcé probablement par quelques bâtiments armés pour la circonstance, vers les côtes du Chili, où se produisit un fait rendu célèbre par le roman « Robinson Crusoë », publié en 1719[22].

Stradling, à la suite d’une discussion avec un de ses subordonnés, Alexandre Selkirk, le fît débarquer à la fin de 1704, dans l’île de Juan Fernandez, où ce malheureux allait rester complètement isolé pendant quatre ans et quatre mois, avant d’y être retrouvé et reconnu, en 1709, par son ancien camarade Dampier, redevenu à la suite de circonstances malheureuses, simple pilote à bord du corsaire Duke, que commandait alors Woodes Rogers.

Le récit de son séjour dans l’île de Juan Fernandez, que Selkirk fit à Dampier, devait fournir, plus tard à Daniel de Foë, le sujet du fameux roman.

Après avoir abandonné Selkirk, Stradling suivit les côtes du Chili et du Pérou, sur le Cinque Ports Galley et remonta vers le nord jusqu’au golfe de Panama, où il retrouva sans doute Dampier, au moment où l’escadre du Coudray Perrée arrivait à Guanape et à Truxilo, à la fin du mois de mai 1705.


Dès que du Coudray Perrée eut été mis au courant de la situation par le gouverneur de Guanape, il poursuivit l’ennemi, dépassa Truxilo le 29 mai, atteignit Malabrigo, et poussa jusqu’à Payta.

L’escadre y entrait en rade[23], quand le St-Charles fut accosté par un canot monté par l’amiral Alzamora, dont l’accueil fut des plus courtois, mais qui ne put donner aucune nouvelle précise de l’ennemi.

Dans ces conditions, aux confins du Pérou, à plus de 200 lieues de Callao, ni les instructions reçues, ni les intérêts en cause, ne justifiaient une poursuite devenue sans objet.

L’escadre jeta donc l’ancre dans le port de Payta, et y attendit des renseignements, avant de reprendre l’offensive.


Tandis que du Coudray Perrée séjournait en rade de Payta, les forces ennemies, incapables de lui tenir tête, se dispersaient. Dampier était forcé d’abandonner le Saint-George sur la côte de l’île Lobos. Réfugié lui-même sur une prise espagnole qui l’accompagnait, il se dirigeait, à la fin du mois de mai 1705 sur Manille et les Indes Orientales, où, mis en demeure par les Hollandais de montrer sa commission, qu’il avait perdue, disait-il, devant Puna, il allait être saisi et retenu comme prisonnier[24].

De son côté, Stradling s’apercevant que le Cinque Ports Galley ne tenait plus la mer était bientôt forcé de le faire échouer sur les côtes de l’île Malpelo[25].

Rejeté ensuite sur les côtes du Pérou, avec son équipage embarqué sur deux radeaux, Stradling souffrira de la faim et des privations pendant de longs mois, avant d’être recueilli, avec un de ses matelots, par un missionnaire, et avant d’être conduit à Lima, où il sera soumis à un supplice comparable à celui que subissait le malheureux Selkirk à la même époque. On l’enfermera, pendant cinq ans dans une basse fosse, avec les fers aux pieds et aux mains, et en 1710 seulement, les autorités espagnoles consentiront à l’embarquer sur l’Assomption, commandée par le capitaine Alain Porée, qui le ramènera en France.

Enfermé à Saint-Malo d’abord, puis à Dinan, Stradling fera croire, alors, à l’existence d’un trésor immense, soi-disant enfoui par lui, sur la côte du Pérou, près du cap Corrientes. Cette mystification donnera lieu à une volumineuse correspondance entre le commissaire ordonnateur de la marine Lempereur, Pontchartrain, et même l’ambassadeur du Roi à Madrid, jusqu’au jour où l’astucieux corsaire, profitant d’une occasion favorable, se laissera glisser le long de ses draps de lits noués bout à bout, contre le mur de la prison de Dinan, gagnera la campagne, la mer et l’île de Jersey, et ne fera plus parler de lui, ni de son trésor.


À la fin du mois de juin, du Coudray Perrée, ayant atteint son but par la destruction des forces ennemies, et voulant profiter de la saison favorable pour doubler le cap Horn, se décida à donner les ordres pour le retour en France.

Avant son départ de Payta, il offrit, en gage d’amitié, à don Pedro Alzamora un sabre richement orné, primitivement destiné à l’Empereur de Chine[26], ce qui fait présumer que les services rendus par l’amiral furent en rapport avec la valeur du souvenir.

Telle est donc, peut-être, l’origine des renseignements, dont parlera plus tard, Danycan, dans une requête adressée par lui au Roi, quelques jours après le retour de l’escadre à Saint-Malo[27], et où il expose qu’il vient d’apprendre que l’ « île de Californie », dont les étrangers n’ont pas encore pris possession, a beaucoup de mines d’or et d’argent ; qu’on y trouve une grande quantité de perles ; et qu’il y aurait intérêt à y devancer les Anglais et les Hollandais. Il ajoute que les capitaines du Coudray Perrée, Fouquet et Harington de La Grandmaison sont seuls capables, par leur grande expérience, de réussir dans cette entreprise, pour laquelle il supplie le Roi de lui accorder un ou deux vaisseaux qu’il armera.

Le Saint-Jacques partit le premier de Payta, dès le 20 juin, pour la Conception, où il devait retrouver le Saint-Pierre, et où l’escadre devait le rejoindre.

Celle-ci séjourna à Callao pendant quinze jours[28], car du Coudray Perrée devait rendre compte de son expédition au Vice-Roi ; il voulait aussi prendre congé de don Antonio Lasso de la Vega, et régler quelques questions restées en suspens, au moment de son appareillage précipité pour Payta.

Ce fut à l’île de Quiriquine[29], à l’entrée de la baie de la Conception, que du Coudray Percée prit son méridien de départ, pour franchir le détroit Le Maire.

L’escadre qui comprenait alors quatre navires, car le Saint-Pierre s’était joint à elle pour le retour, parvint sans encombre au cap Horn, et comme son chef avait déjà précisé, avec un soin méticuleux, sur son journal de bord[30], depuis l’arrivée du Saint-Charles dans les eaux de l’Amérique du Sud, toutes les modifications à porter aux cartes existantes, il voulut compléter ces renseignements, ou « ces découvertes », par l’étude de l’archipel situé au sud-est des îles Malouines, et dont on connaissait imparfaitement l’emplacement, et la configuration.

Ces îles furent en vue le 14 octobre ; on en compta sept ou huit ; le Murinet fit le tour de l’une d’elles ; elles avaient peu de relief, et étaient couvertes de bois et de broussailles. On les dénomma « îles Danycan », nom qu’elles portèrent sur les cartes françaises au XVIIIe siècle, et qui fut remplacé, plus tard, par celui de « Sea Lions Isles ».

La traversée se poursuivit ensuite, par une mer très calme jusqu’à l’île de Fernando-Noronha[31], au nord-est des côtes du Brésil, où l’on distinguait encore les vestiges d’une ville portugaise, détruite par les Hollandais.

Après le court séjour qu’y fit l’escadre, son voyage ne fut signalé que par une éclipse de soleil complète qui dura deux heures ; puis, quelques jours après, le 29 janvier 1706, Port-Louis fut en vue.

La nouvelle du retour du Saint-Charles, du Murinet et du Saint-Jacques, fit sensation en Bretagne, et même à Versailles, comme un présage des trésors qui allaient revenir du Pérou, pendant les années suivantes, car le commissaire ordonnateur de la marine Lempereur, dont la charge ardue, mais probablement très rémunératrice, consistait à rappeler aux armateurs et aux corsaires, les limites imposées par les règlements, écrivait de Saint-Malo le 31 janvier, au comte de Pontchartrain[32] :

« Je ne doute point qu’on vous ait informé, de Port-Louis, de l’arrivée des trois vaisseaux de monsieur Danycan, qui reviennent de la mer du Sud, dont un courrier est venu hier nous apporter la nouvelle ; nous en attendons un second pour savoir s’ils ont bien traité, et dans quel état ils sont ; et cela, Monseigneur, va faire grand plaisir, ici, à tout le monde, et un grand bien à l’État, par l’argent que cela y répandra ; monsieur de Saint-Sulpice[33] y gagne, en son particulier, plus de 250.000 livres et monsieur de l’Espine, près de deux millions ».

Dans cette circonstance, le sieur Lempereur ne parlait pas de lui-même, mais, plus tard, en 1711, dans une lettre adressée au comte de Pontchartrain, au sujet d’autorisations à accorder aux corsaires pour aller dans la mer du Sud, il ajoutera naïvement : « Je vous avoue que j’y trouverais mes avantages particuliers, et j’ai si peu de fortune que je ne saurais trop ménager les occasions de la rendre meilleure, et de me tirer de la pauvreté »[34]


Afin d’être renseigné, aussi exactement que possible sur le chiffre total des sommes et des valeurs importées, le gouvernement avait envoyé des instructions au commissaire ordonnateur de la marine à Port-Louis, et à l’intendant de Bretagne, mais tardives, et qui ne donnèrent, par conséquent, aucun résultat.

Le comte de Pontchartrain fut, en effet, informé par le commissaire de la marine, que ses ordres n’avaient pas été exécutés, parce que dès l’arrivée des bâtiments, des voitures portant des caisses d’argent, déchargées des navires, sillonnaient le pays, et qu’à Port-Louis il n’avait trouvé, à bord, ni officiers, ni passagers. Ils avaient tous disparu.

D’autre part, l’intendant de Bretagne écrivait au contrôleur des finances Chamillart, que ses recherches n’avaient rien produit, « parce que les agents du contrôle », disait-il, ne demeurent pas dans les lieux où les vaisseaux abordent, et qu’ils ne sont pas instruits des moyens dont les gens de mer se servent pour cacher, ou divertir, leurs effets »[35].

A peu près en même temps que le Saint-Charles, le Murinet et le Saint-Jacques, le Saint-Pierre[36], commandé par le capitaine Eon de Carman, était revenu de la mer du Sud avec un apport de 750.000 livres. « J’ai « lieu de croire», écrivait M. Ferrand, intendant de Bretagne, « que la cargaison des quatre navires est de un million 900.000 piastres, non compris les espèces des officiers et des matelots, que l’on fait monter à près d’un million »[37].

L’émotion fut d’autant plus forte, quand on eut évalué les résultats, que, quelques mois auparavant, une autre escadre de trois bâtiments, dont nous avons signalé la présence dans la mer du Sud, et qui avait opéré, pour ainsi dire clandestinement, au Chili et au Pérou, sans autorisation royale, et sans le concours des sociétés de commerce, était rentrée dans le Morbihan avec des sommes considérables.

Cette escadre, dont nous avons relaté les premières opérations, armée par une société de quelques malouins, à l’instigation d’un Espagnol, don Diégo de Almazzo y Toledo, avait compris trois navires : le Baron de Breteuil, capitaine des Aulnais Bécard ; le Saint-Esprit, capitaine Porée ; le Saint-Joseph, capitaine de Nermont-Trublet.

Elle avait appareillé en 1703, doublé le cap Horn, et, après avoir poursuivi les corsaires anglais dans les parages de l’île Juan-Fernandez, sur les côtes du Chili, elle s’était concentrée à Callao.

À ce moment, le Vice-Roi, obéissant aux suggestions de don Diégo de Almazzo y Toledo, prétextant, aussi, les services rendus par les trois navires, avait décidé qu’on leur donnerait toutes les autorisations et facilités nécessaires pour commercer, ce qui lui avait valu d’être dénoncé aux autorités de la métropole, et menacé de destitution et d’exil par une « Consulte foudroyante » du Conseil des Indes.

Grâce à son appui, le voyage des trois navires avait largement réussi, car, en rentrant dans le Morbihan, le 18 mai 1705, ils déclaraient avoir rapporté sept millions de livres.

Alors, était intervenue la Compagnie de la mer du Sud, qui avait fait valoir son privilège, et contre laquelle, après de longs pourparlers, les navigateurs malouins avaient fini par obtenir un « affranchissement de saisie »[38].

Quelque temps après le retour du Saint-Charles, du Murinet et du Saint-Jacques, quand on eut, à peu près, précisé les résultats obtenus, on apprit que, de sa longue croisière, le Saint-Charles seul, avait rapporté, sans compter les espèces des officiers et des matelots, pour 500.000 piastres de matières d’or et d’argent, qui furent versées à la Monnaie.

Bien qu’il soit fort difficile de trouver l’équivalence de cette somme en monnaie d’aujourd’hui, il n’est pas exagéré de la comparer à douze ou quinze millions de francs[39]. Le Saint-Charles donnait à ses actionnaires 3.576 livres, pour 1.000 livres engagées.

Dans la requête que l’armateur Danycan adressa au Roi, au mois de mars suivant[40], il mentionna que les trois navires avaient rapporté de leur expédition dans la mer du Sud, pour plus de quatre millions 500.000 livres de matières d’or et d’argent, et il ajouta, qu’il demandait des « marques d’honneur » pour leurs commandants, dont il précisait les mérites.

En appelant la bienveillance royale sur ses collaborateurs, Danycan obtint, en partie, le résultat qu’il cherchait, sans doute[41] ; il reçut la croix de chevalier de Saint-Michel le 7 juin 1706, des mains du duc de Chevreuse. C’était une haute récompense, à une époque où de pareilles distinctions n’étaient pas dépréciées par leur vulgarisation.

Quant au chiffre de quatre millions 500.000 livres, donné comme étant le total de la valeur des matières d’or et d’argent rapportées par le Saint-Charles, le Murinet et le Saint-Jacques, il donna lieu aux réclamations des compagnies de la Chine, à Paris et à Saint-Malo, à celles de la compagnie de la mer du Sud, et aux réclamations des créanciers de ces compagnies, sans qu’on ait jamais pu le préciser avec certitude.

Dès cette époque, on se passionnait, dans toutes les classes de la société, pour ces expéditions devenues de plus en plus nombreuses.

A Versailles, on attendait avec impatience la nouvelle de l’arrivée, dans les ports de France, des navires malouins qui revenaient de la mer du Sud, et l’on se disposait à prendre les mesures nécessaires pour les protéger, pendant la traversée. « La flotte doit y contribuer, » disait un rapport, « car plus qu’aucune autre chose, la sûreté des fonds qui y sont embarqués peut être regardée comme le remède universel de tous ces royaumes. On doit donc prendre toutes les mesures possibles pour qu’ils arrivent heureusement »[42]

  1. Rôle de l’équipage du Saint-Charles.
  2. Le P. Nyel écrivit une relation de l’expédition dans une lettre datée de Lima, le 20 mai 1705, qu’il envoya au P. Lachaise, confesseur du Roi.
  3. Lettre du P. Nyel au P. Lachaise.
  4. Lettres édifiantes et curieuses, par le P. Nyel. Bibliothèque Mazarine.
  5. Le 16 mai 1704.
  6. Le 29 juin 1704.
  7. Le comte de la Monclova mourut un an plus tard, le 22 septembre 1705.
  8. Relation d’un voyage dans la mer du Sud, par le P. Louis Feuillée.
  9. La brasse avait une longueur de 1 m. 60 environ.
  10. Le Saint-Pierre, capitaine Eon de Carman, Parti de Toulon le 15 décembre 1703. Dans un combat, près de Malaga, avec un corsaire hollandais, il avait perdu tous ses mâts. Il s’était réfugié deux mois à Gibraltar qu’il avait quitté en février 1704, et avait hiverné quatre mois dans le détroit de Magellan, avant d’arriver à la Conception.
  11. Le 31 décembre 1704.
  12. E. W Dahlgren. Les relations commerciales et maritimes, etc. Paris, 1909.
  13. Nouvelle relation du voyage de Thomas Gage. Amsterdam. 1694.
  14. Frégier. Relation du voyage dans la mer du Sud. Paris, 1716. Louis Feuillée. Relation d’un voyage dans la mer du Sud. Paris, 1716. Père des Brosses. Histoire des navigations aux mers australes (Bibliothèque du ministère de la Marine. Service hydrographique).
  15. Journal de bord du Saint-Charles.
  16. Journal de bord du Saint-Charles.
  17. Archives de famille. Le parchemin est daté du 22 mai 1705.
  18. Vers l’île de Juan-Fernandez.
  19. Le 27 mai 1705. Journal de bord du Saint-Charles.
  20. W. Funnell : A voyage round the world being an account of captain William Dampier’s expedition into the South Seas. London, 1729 (Bibliothèque de la Société de Géographie).
  21. Le capitaine Funnell rédigea, plus tard, le Journal du voyage.
  22. E. W. Dahlgren. Les relations commerciales et maritimes, etc.
  23. Le 31 mai.
  24. James Burney. A chronological history of the voyages, etc., London, 1806.
  25. E. W. Dahlgren. Extrait de l’interrogatoire des trois prisonniers anglais renvoyés du Pérou. Archives nationales. Marine, B 3.
  26. Journal de bord du Saint-Charles.
  27. Bibliothèque nationale. Manuscrits ; nouvelles acquisitions françaises, 9334. Citée par M. E. Dupont, de Saint-Malo.
  28. L’escadre séjourna à Callao du 12 au 31 juillet.
  29. Le 16 septembre.
  30. Ce journal est conservé au Service hydrographique de la Marine.
  31. L’escadre y séjourna du 7 au 20 décembre.
  32. Archives nationales. Marine, B. 3.
  33. M. de Saint-Sulpice avait été commissaire ordonnateur de la Marine, à Saint-Malo, avant le sieur Lempereur.
  34. Archives nationales. Marine, B. 3.
  35. Archives Nationales. Marine, B. 2.
  36. Le Saint-Pierre était arrivé à Port-Louis le 21 janvier 1706
  37. Archives Nationales. Marine, G. 7.
  38. E. W. Dahlgren. Relations commerciales et maritimes, etc.
  39. M. E. W. Dahlgren estimait, en 1913, que 100.000 piastres représentaient 500.000 francs-or.
  40. Lettre déjà citée, page 208.
  41. Requête de Danycan au Roi, pour obtenir, en sa faveur, une marque d’honneur. Citée par M. Et. Dupont, de Saint-Malo. Bibliothèque nationale. Manuscrits, Nouvelles acquisitions françaises, 9334.
  42. Rapport de 1706, non signé. Bibliothèque nationale Manuscrits. Nouvelles acquisitions. 9395.