Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/07

Libraire ancienne Honoré Champion (p. 219-258).


CHAPITRE QUATRIÈME



À partir de l’année 1706, les gouverneurs espagnols des ports du Chili et du Pérou, débordés par l’affluence des navires venus de France, incapables d’appliquer les rigueurs des règlements à des alliés devenus leurs défenseurs, sans relations avec la métropole, échappaient complètement à son autorité.

En Europe, les revers de nos armes se multipliaient. En Flandre, c’était le désastre de Ramillies ; et, en Espagne, l’archiduc Charles, concurrent de Philippe V au trône, était entré à Madrid. Il s’y était fait proclamer Roi ; avait réorganisé le Conseil des Indes, et préparé un mouvement séparatiste aux colonies.

Sous l’impression de ces nouvelles désastreuses, le gouvernement de Philippe V avait fini par consentir à l’envoi de bâtiments de guerre français à la mer du Sud[1].

On y détacha d’abord l’Aurore, commandée par M. de la Rigaudière, qui transmit différents messages au Vice-Roi, à Lima, et qui en rapporta du numéraire.

C’était un premier pas vers l’organisation, en faveur de la France, du commerce aux Indes, et vers l’escorte des galions par des vaisseaux français.

Aussi fit-on, dans tous les ports de France, de grands préparatifs, qui devaient aboutir, espérait-on, à l’envoi, au Mexique, de six vaisseaux sous Ducasse[2], et au Pérou, de trois bâtiments sous les ordres du capitaine de vaisseau Chabert[3].

Finalement, cette dernière expédition fut réduite à deux vaisseaux, l’Aimable et l’Oriflamme qui partirent de Brest le 30 août 1707, à destination du Pérou.

Défense était bien faite aux officiers de commercer, mais on leur permettait d’emporter des barres de fer, des clous, des toiles à voiles, pour les échanger contre des vivres.

Le capitaine Chabert avait pour mission de se renseigner sur la situation, et de prendre différentes dispositions, dans le cas où il s’apercevrait d’un commencement d’insurrection.

Il devait remettre divers documents au Vice-Roi, rapporter en Espagne toutes les sommes disponibles, et escorter, au retour, les navires malouins, ou autres, qu’il rencontrerait dans les ports.

Il avait l’ordre, enfin, de ramener en Espagne, la comtesse de la Monclova, veuve du dernier Vice-Roi, ainsi que son fils, don Antonio, avec leurs richesses, que les autorités espagnoles avaient l’intention de confisquer.

Le comte de la Monclova avait, en effet, exercé les deux vice-royautés du Mexique et du Pérou, sans qu’on l’eût invité à rendre compte de sa gestion financière, ainsi qu’on le devait, suivant les lois du royaume, et le gouvernement espagnol prétendait que ce haut fonctionnaire était resté débiteur de sommes considérables, envers le Roi.

Disons de suite que ce but de la mission confiée à Chabert ne put être atteint, car le comte de Pontchartrain écrira[4], plus tard,à ce sujet, à l’ambassadeur de France à Madrid :

« Monsieur Chabert avait ordre d’engager Madame la comtesse de la Monclova et son fils, à repasser en Europe avec leurs effets. Il m’assure y avoir employé les insinuations les plus vives, mais qu’il n’a pu leur persuader de s’embarquer avec lui, ce qu’il attribue à leur attachement pour les biens qu’ils possèdent, qu’on dit, publiquement, monter à 14 millions de piastres en or, cachés dans le grand couvent de Saint-François. Ainsi, il est à croire qu’il sera difficile de faire quitter à cette dame la vie oisive qu’elle mène, et à son fils, le commerce qu’il fait comme un simple marchand. »


Avant de doubler le cap Horn, l’Oriflamme, dont l’équipage était décimé par le scorbut, dut faire relâche sur les côtes orientales de l’Amérique du Sud, et rentra en France.

En arrivant à la Conception, et à Pisco, sur l’Aimable, le sieur Chabert se rendit compte que les craintes d’insurrection étaient imaginaires.

Mais, après avoir remis au Vice-Roi, à Lima, les instructions dont il était porteur, il crut qu’il lui serait impossible d’obtenir la moindre somme d’argent.

Il ne se découragea pas, et, après un séjour de deux mois, et d’incessantes démarches, il reçut la promesse d’une somme de 300.000 piastres, qui devait être fournie par un emprunt.

Ce résultat obtenu, restait à exécuter la tâche peut-être la plus difficile, de rassembler tous les navires français stationnés à la mer du Sud, et de les ramener en France.

Chabert rappela des ports, où il avait touché à l’aller, et où il passa au retour, la Confiance, le Brilhac, le Chancelier, le Phélypeaux, le Saint-Charles, le Saint-Jean-Baptiste, la Vierge-de-Grâce, tous de Saint-Malo, et le Saint-Joseph, de Marseille, ainsi que le Saint-François, de Nantes.

Il les réunit à la Conception, en octobre et novembre 1708, sauf le Brilhac, qui était reparti au mois d’avril, avec des messages pour le gouvernement français.

Les commandants de ces navires consentirent, bon gré mal gré, à transférer sur l’Aimable, une partie des sommes qu’ils convoyaient, et, le 4 novembre 1708, la flotte cingla vers le cap Horn, et vers les îles Danycan, où la Vierge-de-Grâce se sépara des autres navires, malgré les ordres de Chabert, pour rentrer directement à la Rochelle.

Le commandant de la flotte ayant alors déclaré sa ferme résolution de faire route vers la France, sans relâcher, sauf nécessité absolue, la mission confiée à deux vaisseaux qui devaient le rejoindre à la Martinique, resta sans objet.

Avant que la flotte commandée par le capitaine Chabert fût arrivée à Port-Louis, le 27 mars 1709, le bruit répandu des trésors qu’elle rapportait, eut un retentissement énorme à Versailles :

« Le jour de Pâques[5], 31 mars 1709, » raconte le marquis de Sourches, « au lever de Louis XIV, on apprit que le Roi avait eu de bonnes nouvelles, ce qui, à cette époque, était plutôt rare ; un courrier venait d’annoncer le retour de l’escadre Chabert, et on assurait que la cargaison se montait, au moins, à 30 millions de livres, or et argent. »

Plus tard, en se reportant aux mêmes événements, le contrôleur des finances Desmarets dira[6] :

« Les expédients ordinaires des finances auraient été une faible ressource, si, par un bonheur auquel on ne s’attendait pas, les vaisseaux qui avaient été dans la mer du Sud, n’étaient heureusement arrivés, dans les ports de France. »

« Leur chargement était très riche, et ils avaient dans leur bord, plus de trente millions d’or et d’argent. On proposa aux intéressés de porter aux hôtels des monnaies toutes les matières, et d’en prêter au Roi la moitié, pour laquelle on leur donna des assignations sur les recettes générales, et l’intérêt à dix pour cent ; l’autre moitié leur fut payée comptant, pour le payement des équipages des vaisseaux, et de ce qu’ils devaient aux marchands, et autres, qui leur avaient vendu les marchandises dont ils avaient composé le chargement de leurs vaisseaux, pour être débitées au Pérou. »

Dès que les navires furent signalés, on prit des dispositions pour connaître, exactement, le montant des sommes rapportées.

Le comte de Pontchartrain, et le contrôleur des finances Chamillart, donnèrent des ordres à leurs agents respectifs ; et l’on décida que l’on ferait appel au patriotisme des intéressés, pour obtenir des déclarations exactes.

Mais, d’autre part, on leur prescrivit aussi de faire déposer leurs valeurs à la Monnaie, en échange, pour la moitié de billets, et pour l’autre moitié, de pièces neuves qui allaient être dépréciées, car un édit du 14 mai 1709 devait prescrire la refonte générale des monnaies.

En outre, un arrêté du 10 avril 1709 frappait d’un induit de 6 pour cent, en faveur du roi d’Espagne, toutes les marchandises, et tous les effets, revenus de la mer du Sud.

Ces mesures de contrainte déchaînèrent la fraude, et la contrebande, au point que onze millions 212.000 livres seulement, entrèrent aux Monnaies de Rennes, de Nantes et de Paris, auxquels s’ajoutaient la valeur de la cargaison de la Vierge-de-Grâce, débarquée à la Rochelle, les sommes rapportées pour le Roi d’Espagne, et la valeur des pacotilles, ce qui donnait un total de seize millions 255.779 livres[7].

Ce serait donc la moitié de cette somme, et non pas trente millions de livres, que les Malouins auraient consenti à prêter à l’État, dans ces circonstances.

Cette question a donné lieu à des controverses, mais en s’appuyant, d’une part, sur les chiffres authentiques qui précèdent, et de l’autre sur les paroles du contrôleur des finances Desmarets, on peut se rallier à une solution moyenne, qui semble être celle que nous indiquons.

À la suite des fraudes commises, une enquête fut ouverte, les registres de bord furent vérifiés à nouveau, et on découvrit d’autres sommes que celles qui avaient été déclarées, mais sans que la lumière absolue pût se faire à ce sujet.

On peut affirmer, cependant, d’après différents indices, et d’après les résultats des mesures prises pour connaître la vérité, que les intéressés avaient obtenu des réalisations supérieures aux sommes qui leur furent attribuées, après le versement de l’or et de l’argent aux Monnaies, et après ce prêt obligatoire à l’État.

Rien ne peut mieux donner une idée des détournements qui se produisirent, que les extraits suivants de la correspondance entre le sieur Clairambault, commissaire ordonnateur de la marine à Port-Louis, et le comte de Pontchartrain[8] :

1er  avril. — « J’ai parlé à quelques officiers des vaisseaux malouins, nouvellement arrivés, qui m’ont assuré, en confidence, que leurs sept vaisseaux ont apporté, en espèces, la valeur de près de trente millions de livres. »

4 avril. — « Les matières d’or et d’argent ont été débarquées et, la plupart, transportées dès les premiers jours de leur arrivée ;


On m’a assuré que le sieur de l’Épine Danycan a conduit lui même une voiture de plus de deux millions de piastres.

et comme il y a huit jours qu’on les voiture, je doute qu’il en reste beaucoup en ces quartiers. Plusieurs de ces vaisseaux sont même à demi désarmés. Aussi, Monseigneur, tout ce que je peux faire est d’envoyer à Port-Louis, et à Hennebont, le sieur Merville, prévôt de ce port et autres, pour y faire une recherche exacte de celles qui y pourraient être encore. »

5 avril. — « Comme j’ai appris, Monseigneur, qu’il y avait dans la ville d’Hennebont, plusieurs chaloupées de ces matières, j’y ai envoyé à la pointe du jour, le sieur de Kernombre, procureur du Roi, de la prévôté de ce port, avec quelques archers, pour y arrêter aussi toutes ces espèces venues de la mer du Sud, qui y ont été transportées, qu’on croit être en grand nombre, car on m’a assuré que le sieur de Lépine Danycan a conduit lui-même une voiture de plus de deux millions de piastres. »

Même date. — « Ayant appris, Monseigneur, que beaucoup de charretées de ces matières ont pris la route de Nantes, j’écris à M. de Lusançay[9] de faire faire aussi secrètement que possible, bonne garde aux portes, et qu’il arrête, jusqu’à nouvel ordre, les espèces provenant des vaisseaux de la mer du Sud.»

8 avril. — « Suivant les ordres, Monseigneur, dont il vous a plu de m’honorer, le 1er  de ce mois, j’ai fait arrêter au Port-Louis, 1.494.743 piastres, et les propriétaires d’icelles ont promis de ne s’en point dessaisir, et de les représenter quand ils en seront requis… à Hennebont et à Pontchâteau, nous en avons arrêté plus de deux millions, et si MM. Lempereur et de Lusançay font ainsi que je les en ai priés, je crois, Monseigneur, que vous pourrez compter sur plus de quatre millions de piastres. »

« J’ai, Monseigneur, l’honneur de vous envoyer un état contenant un arrêté de piastres, suivant lequel il vous apparaîtra le peu de fidélité qu’ont eue ceux qui ont fait la première déclaration, car sur les vaisseaux le Saint-Joseph, de Marseille, ils ne déclarèrent que 276.000 piastres, cependant qu’il s’en trouve 560.000 d’arrêtées, provenant du dit vaisseau ; et, sur le vaisseau le Chancelier, ils n’en ont déclaré que 265.797, cependant qu’il s’en trouve 340.000 d’arrêtées provenant du dit vaisseau… »

26 avril. — « Comme il m’est revenu que d’abord que cette escadre arriva à Groix, il y eut de ces Malouins qui en débarquèrent dans cette île, et même enterrèrent leur argent dans le sable de la côte, mais on n’a pu m’en dire davantage, et je ne sais, Monseigneur, si vous ne jugeriez pas à propos d’écrire un mot au recteur de Groix, pour qu’il vous rende compte de ce qu’il saura sur les effets cachés dans cette île. »

6 mai. — « Je conviens fort, Monseigneur, qu’il doit y avoir encore de l’argent caché en ces quartiers, et même je viens de recevoir une lettre du sieur chevalier Danycan, qui me mande que le sieur Fouquet y doit avoir plus de trois à quatre cent mille piastres. Je lui fais réponse, cet ordinaire, et je le prie de m’indiquer, à peu près, les maisons où elles peuvent avoir été recélées. »

3 juin. — « J’écris, Monseigneur, au sieur de Lépine Danycan, au sujet des piastres que le sieur Fouquet est soupçonné d’avoir cachées, et je lui marque que les officiers du navire Phélypeaux, qui ont été arrêtés, n’ont donné aucune lumière sur cela, et que s’il peut en avoir eu d’ailleurs, je le prie de m’en faire part. »

Malheureusement, cette activité, pour réprimer la fraude, s’exerçait tardivement. C’était dès l’arrivée des vaisseaux qu’il aurait fallu prendre toutes les mesures nécessaires, avant qu’aucun homme, et aucune piastre, aient été débarqués.

Aussi, les reproches adressés ci-après, par le comte de Pontchartrain à Clairambault, semblent-ils justifiés :

17 avril. — « Je dois vous faire observer que vous eussiez prévenu tout ce qui est arrivé, si, conformément aux ordres que vous avez reçus, le 26 décembre dernier, vous vous étiez transporté à bord de tous ces vaisseaux, à leur arrivée, et si vous aviez pris des soumissions des propriétaires, à qui ces espèces appartiennent, de les porter aux hôtels des monnaies. C’était un moyen sûr de savoir, au vrai, la quantité ; au lieu que vous n’avez eu cette attention. Vous avez fait en cela une faute, que vous ne réparerez que par les mouvements, et les soins, que vous vous donnerez, pour savoir ce que cet argent est devenu. »

1er  mai. — « Il me paraît que vous n’avez pas agi dans cette occasion, avec assez d’activité, ni de vivacité. Je suis moi-même surpris que vous me marquiez que vous n’avez pas reçu la lettre circulaire que je vous ai écrite le 26 décembre dernier. »

8 mai. — « Quelque chose que vous puissiez dire, il ne vous sera pas possible de vous justifier de n’avoir pas eu la précaution de faire arrêter toutes les espèces et matières embarquées sur les vaisseaux… Il me paraît même que les mouvements, que vous vous donnez, pour tâcher de découvrir l’argent qui est caché dans les maisons de Port-Louis, de Lorient et Hennebont, sont très lents… »

22 mai. — « Vous avez bien fait, sur l’avis, qui vous a été donné qu’on transportait des piastres à Saint-Malo, pendant la nuit, par des routes détournées, d’envoyer un archer de la marine déguisé, à Jugon, pour reconnaître et visiter toutes les voitures qui y passeront. »

En définitive, malgré l’activité d’aussi puissants personnages, malgré le déploiement policier qui en fut la conséquence, aucun des délinquants ne devait être sérieusement inquiété.

Car, le capitaine Fouquet, commandant du Phélypeaux, fut bien poursuivi, à la demande de Danycan, qui l’accusait d’avoir débarqué, en fraude, un coffre contenant 400.000 écus, et qui obtint de le faire conduire à la prison de la conciergerie du Parlement de Rennes, mais Pontchartrain intervint, pour faire révoquer cet ordre, « sur ce qu’on lui avait assuré que c’était un homme de bonne réputation, qui était riche, et que sa détention ferait du tort à son crédit et à son honneur »[10].

Un seul accusé fut incarcéré, mais relâché au bout de cinq mois, l’abbé Jouin, personnage équivoque, aumônier de marine, spéculateur interlope, un moment capitaine de la Confiance, et même aumônier de Madame, belle-sœur du Roi, dont elle disait : « J’ai un chapelain qui m’expédie la messe en un quart d’heure, c’est tout à fait mon affaire », et dont les aventures ont fait l’objet d’un intéressant récit[11].

En présence de cette négligence des autorités, de cette insuffisance dans leurs mesures répressives, on est naturellement disposé à supposer de leur part une complaisance intéressée en faveur des bénéficiaires de ces entreprises, alors qu’il s’agissait, peut-être, tout simplement, de ne pas s’exposer, en montrant trop de rigueur, à mécontenter le commerce malouin, et à tarir une des plus grandes sources de la richesse publique.


Parmi les Malouins, qui suivaient, avec attention, la liquidation de ces opérations, se trouvait l’ancien commandant du Comte de la Bédoyère et du Saint-Charles, Pierre Perrée du Coudray, sieur de La Villestreux, qui n’y avait pas pris part en personne, mais dont les intérêts s’y trouvaient fortement engagés.

Dans une déclaration qu’il faisait, en effet, le 28 février 1708[12], à Saint-Malo, à l’occasion de son deuxième mariage, avec Marie du Motay Bossinot, il énumérait toutes les valeurs, même immobilières, qu’il possédait.

Il mentionnait, en donnant les chiffres de leur estimation, les « effets, meubles, linge à son usage et à celui de sa défunte femme ; la vaisselle, tant d’argent que d’étain, et l’argent monnayé se trouvant, en sa maison et demeure, en cette ville ; » et ensuite les immeubles qui lui appartenaient en totalité, ou en partie, dont un « proche la Croix, » et un autre « proche Saint-Benoît ».

Il parlait aussi de l’acquisition de « la terre et maison de La Villestreux, faite du vivant de sa défunte épouse » ; et des droits payés pour sa charge de conseiller et secrétaire du Roi.

Puis, il énumérait les valeurs qui lui appartenaient, d’après « un contrat sur la province » ; et les versements qui devaient lui être faits, à des dates fixées, par les gabelles, et par les fermiers généraux.

Enfin, pour terminer, il citait les navires sur lesquels il avait engagé des sommes importantes, « aux risques de la mer ».

Ces navires étaient : le Brilhac, la Confiance, la Marie-Angélique, le Saint-Charles, la Reine-d’Espagne, la Victoire, le Saint-François-Xavier.

Or, le Brilhac revint de la mer du Sud le 27 août 1708 avec 240.000 piastres ; la Confiance de l’escadre Chabert, arriva, comme nous l’avons vu, le 27 mars 1709, avec 450.000 piastres ; le Saint-Charles également de l’escadre Chabert, avec 410.687 piastres ; la Reine-d’Espagne, retour de Valparaiso, devait revenir le 14 mai 1710, avec 250.000 piastres ; enfin, la Marie-Angélique, partie de Saint-Malo en 1710, avec une cargaison évaluée à un million, rentrera en 1713, avec un très riche chargement.

Soit, au total, sans compter les trois navires dont les apports ne sont pas connus, un million 350.687 piastres, ou 5 millions 402.748 livres, si, sans tenir compte des fluctuations du change, nous donnons à la piastre sa valeur officielle qui était 4 livres.

Pour avoir une idée de ce que représenterait cette somme aujourd’hui, il n’est pas excessif de parler de plus de quarante millions de francs[13].

Pendant les années qui suivirent le retour en France de l’escadre Chabert, le commerce des Malouins dans la mer du Sud, prit une extension considérable, car le gouvernement rappelait bien la défense d’y participer, mais il le tolérait, en donnant des prétextes, tels que celui d’aller « aux découvertes ».

On a donc accusé le gouvernement royal, et Pontchartrain, en particulier, d’incohérence, de versatilité, et même de mauvaise foi.

Pour les disculper, il suffit de rappeler que notre diplomatie s’efforçait de trouver un terrain d’entente avec le gouvernement espagnol, pour obtenir, tout au moins, un traité de commerce avantageux, et que pour y arriver, le trafic, même illicite, à la mer du Sud, constituait une monnaie d’échange, à laquelle il aurait été puéril de renoncer.

De plus, l’incurie du gouvernement espagnol, qui était notre allié, l’insuffisance de ses moyens d’action, rendaient nécessaires notre présence, et même notre intervention, dans ses colonies, pour assurer leur commerce avec la métropole.

Enfin, ce qui expliquait bien des contradictions, c’était la mésentente entre Pontchartrain, qui avait toujours été opposé aux expéditions des Malouins, et Chamillart, puis Desmarets, contrôleurs des finances, qui pensaient que les intérêts des particuliers, autant que ceux de l’État, profitaient de ce facteur essentiel de notre prospérité économique.

On a reproché aussi à Pontchartrain de méconnaître les droits de la compagnie de commerce à la mer du Sud, en donnant l’autorisation d’aller « aux découvertes », à des bâtiments appartenant à des particuliers, ou aux compagnies de la Chine et des Indes.

Pour le défendre, il faut préciser encore que le privilège de la compagnie de la mer du Sud ne s’étendait que « sur les côtes, et dans les îles du Pacifique, non occupées par les puissances de l’Europe », et qu’on ne pouvait refuser aux bâtiments des autres compagnies de faire escale, pendant le trajet, sur les côtes du Chili et du Pérou, pour y obtenir des avantages analogues à ceux que s’octroyait, sans y avoir droit, la compagnie de la mer du Sud.

Il n’en subsiste pas moins que par ses continuelles alternatives de sévérité feinte, et de tolérance, Pontchartrain provoquait la déloyauté, et la mauvaise foi, de tous ceux qui participaient à ces expéditions. Ils en étaient arrivés à se jouer de ses interdictions, répétées sans sanctions, et à se persuader que les intérêts de l’État, solidaires des leurs, justifiaient tous leurs subterfuges.

À partir de 1708, et jusqu’aux négociations pour la paix, le commerce à la mer du Sud avait pris de telles proportions que Daubenton en donnait le tableau suivant[14] :

« La quantité de navires français, tant grands que petits, qui commercent dans ces mers, est si extraordinaire, qu’il n’y a presque pas de jour qu’il n’en paraisse quelqu’un sur les côtes de la mer du Sud, et qui n’entre dans quelques-unes des rades de ces côtes ; qu’il est presqu’impossible de les en empêcher, tant parce qu’il s’en présente souvent plusieurs à la fois, qui unissent leurs forces, que, parce que les endroits où ils abordent étant sans défense, ils intimident, par leurs menaces, ceux qui voudraient empêcher le débarquement de leurs marchandises ; ils font mettre à terre leurs équipages avec des armes, et ils s’ouvrent, ainsi, par force et par violence, la liberté de leur commerce, de manière qu’il est très difficile de remédier à ces fraudes. »

Aux réclamations de l’Espagne à ce sujet, venaient s’ajouter bien d’autres causes de soucis pour le roi Louis XIV, qui s’efforçait, déjà à cette époque, d’obtenir la paix par tous les moyens, mais sans vouloir céder sur cette question primordiale, car, disait-il, « le principal objet de la guerre présente, est celui du commerce des Indes, et des richesses qu’elles produisent »[15].

Pontchartrain aussi, s’en rendait compte, car, à la même époque[16], il écrivait à Desmarets, qui avait soutenu une demande de quelques armateurs malouins :

« Vous savez aussi bien que moi, que la connaissance que les ennemis ont eue de ce commerce, et des sommes considérables qu’il a fait entrer en France, est un des principaux motifs qui les obstine à vouloir séparer, à quelque prix que ce soit, les deux nations, et il n’y a pas lieu de douter que s’ils apprennent, comme ils l’apprendront certainement, que ce commerce recommence, leur obstination n’en devienne encore plus forte, et, par conséquent les négociations de paix plus difficiles. »

Malgré la nécessité absolue de faire des concessions sur ce point, il en coûtait tellement à l’autorité royale d’y consentir, que ce ne fut que trois ans après, le 18 janvier 1712, qu’une ordonnance royale défendit formellement toute navigation dans la mer du Sud.

Cette décision fut peut-être motivée, aussi, par le déclin du trafic dans l’Amérique méridionale, par suite de l’encombrement dans les ports du Chili et du Pérou, des marchandises venues, en trop grandes quantités, de France ; par suite, aussi, de leur dépréciation, causée par l’activité des échanges entre la Chine et le Pérou.

Ces circonstances, venant s’ajouter à l’ordonnance précitée, facilitèrent les négociations du traité d’Utrecht, qui fut signé en 1713, et dont les clauses stipulèrent, notamment, que le négoce, sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud, devait être réservé, uniquement, à l’Espagne.

Il ne faudrait pas croire qu’à la suite de cette interdiction formelle, et des engagements solennels pris à cet égard, le trafic des Malouins devait cesser complètement.

Il redevint, au contraire, plus actif que jamais ; si bien que, après la mort de Louis XIV, pour couper court à toute intervention des puissances intéressées, une nouvelle ordonnance, du 29 janvier 1716, interdisait ce commerce, sous peine de mort.

Afin de porter cette décision à la connaissance des capitaines des navires stationnés au Chili et au Pérou, on y envoya, non pas un vaisseau du Roi, ce qui eût indiqué la ferme volonté de la faire appliquer, mais un bâtiment de Saint-Malo, le Saint-François, armé par le sieur Beauvais le Fer, qui, ainsi que ses officiers, devait bénéficier de certains avantages économiques.

À bord de ce bâtiment, se trouvait un commissaire, le sieur Marchand de Chalmont, sans caractère officiel, mais qui avait pour mission de faire rentrer, après conclusion de leurs affaires, les bâtiments qu’il rencontrerait sur les côtes de l’Amérique du Sud.

En y arrivant, le commissaire trouva une situation troublée.

Aux environs de la Conception, les Français avaient installé une véritable colonie, avec des maisons construites par eux, des magasins, et une chapelle.

Dans la capitale du Chili, le capitaine général faisait, ouvertement, le commerce en gros, dans un entrepôt, où les marchandises françaises étaient en vente.

Plus au nord, à Pisco, des rixes sanglantes éclataient, en janvier 1717, entre les détachements de troupes, envoyés de Lima, et les hommes armés, débarqués des bâtiments malouins, pour trafiquer et obtenir des vivres.

Dans l’un de ces ports, on fit bien savoir au commissaire royal, qu’ « une somme de 2.000 piastres lèverait toutes les difficultés » qu’il avait avec un des fonctionnaires ; mais, en général, il fut aussi mal reçu par les corrégidors, que par les capitaines malouins, qui se refusaient à prendre ses avis au sérieux, et dont l’un déclara même que « c’était une mascarade, dont un homme d’esprit n’était pas dupe ».

À Callao, l’entretien du sieur Marchand de Chalmont avec le nouveau Vice-Roi, le prince de Santo-Buono, d’abord très courtois, prit une toute autre tournure quand le commissaire demanda l’autorisation de faire débarquer « quelques marchandises », en échange des moyens de subsistance nécessaires.

Il obtint cependant d’aller hiverner à la Conception ; mais, le capitaine du Saint-François, après s’y être rendu, insista pour revenir à Arica, « afin de se défaire, plus facilement, de quelques choses ».

Marchand de Chalmont en profita pour revenir à Lima, où il essaya, sans succès, d’entrer chez le Vice-Roi, par la « porte dorée ».

À ce moment, en janvier 1717, s’approchait, de la côte, un orage que le gouvernement français venait de signaler aux Malouins, en envoyant, au-devant d’eux, au Pérou, le vaisseau du Roi la Bellone, mais dont, pas plus le capitaine du Saint-François que les commandants des autres bâtiments, à l’ancre dans les ports, ne soupçonnaient la gravité.

C’était une escadre de bâtiments de guerre, portant le pavillon espagnol, et commandée par un Français, le sieur Martinet, dont il faut donner les antécédents[17] :


En 1714, le docteur Helvétius avait été appelé, de Paris, à la cour d’Espagne, pour soigner la Reine.

Par son influence, et par l’intermédiaire du président Orry, qui se trouvait à Madrid pour y réformer les finances, il avait obtenu que son gendre, le lieutenant des vaisseaux du Roi Martinet, de réputation douteuse, serait chargé d’acheter en France, pour le compte de l’Espagne, des navires de guerre, dont le Roi Philippe V avait un besoin urgent.

Afin de faire aboutir la négociation, Martinet s’adjoignit un autre aventurier, l’abbé Jouin, que nous connaissons. Par l’intermédiaire de cet ecclésiastique, dont les agissements, peu compatibles avec les fonctions sacerdotales, allaient motiver l’arrestation, il fit l’acquisition à Saint-Malo, sous prétexte d’expédition coloniale, et en dissimulant le caractère de son entreprise, de deux bâtiments, le Prince-des-Asturies, et le Grand-Saint-Esprit, et d’une flûte, la Sphère, tous trois chargés de marchandises.

De plus, il parvint à obtenir la croix de chevalier de l’ordre de Saint-Louis, ce qui, pensait-il, devait rehausser son prestige, déjà fortement atteint.

Cette escadre appareilla bientôt pour Cadix, où le sieur Martinet, qui en avait pris le commandement, dut se défaire de ses marchandises, et réorganiser ses équipages, car les capitaines Colin de la Briselaine et Garnier des Fougerais, d’autres officiers, et des matelots, mieux informés, avaient refusé de continuer à le suivre.

Il faut ajouter, sans parler des difficultés financières, des procès, et des réclamations auxquelles ces opérations donnèrent lieu, que le sieur Martinet eut, ensuite, différentes missions, notamment à Majorque, et aux Canaries, avant de se diriger, en décembre 1716, vers le Chili et le Pérou, où, par ordre du gouvernement espagnol, il devait saisir, pour les ramener en Espagne, tous les bâtiments français qu’il y rencontrerait.

Le sieur Martinet, pécuniairement aux abois, ce qui explique son action sans la justifier, avait pris ses dispositions dans le plus grand secret. Ce ne fut qu’après son départ que l’un de ses bâtiments, celui qu’il montait, fut dénommé le Conquérant, et que l’autre, commandé par le sieur de la Jonquière, fut appelé la Triomphante. Deux autres bâtiments, plus petits, suivaient, mais ne purent doubler le cap Horn.

Après avoir fait escale à la Conception, l’escadre saisit un navire français à Cobija, doubla Ilo sans s’y arrêter, ce qui permit à deux bâtiments de s’échapper, et entra, vent arrière, le 11 septembre 1717, dans le port d’Arica, qu’enveloppait un épais brouillard.

Cinq bâtiments malouins, dont le Saint-François, s’y trouvaient. Ils furent subitement entourés d’embarcations montées par des hommes armés, qui les saisirent, et les désarmèrent, d’autant plus facilement, qu’une partie des équipages était à terre.

Un intendant espagnol, qui dirigeait les opérations, confisqua les cargaisons. Les officiers français, d’abord incarcérés à Callao, furent ensuite embarqués, avec tous les équipages, sur deux des prises, qui les conduisirent, sous bonne escorte, à Saint-Jean-de-Luz et à Port-Louis, avant d’être livrées elles-mêmes aux autorités espagnoles.

À la suite de ce lamentable incident[18], aboutissement logique des faiblesses et des complaisances, les armateurs de Saint-Malo, lésés, envoyèrent une supplique au Régent, qui répondit en prodiguant des promesses. Mais, dès lors, les voyages à la mer du Sud cessèrent complètement, jusqu’en 1719.

Pendant les hostilités qui éclatèrent, à cette époque, entre la France et l’Espagne, il y eut bien quelques expéditions, mais qui se firent dans de mauvaises conditions, car, presqu’aussitôt, la Compagnie des Indes, fondée par Law, réclama le privilège de ce commerce, et voulut substituer son monopole, aux initiatives individuelles.

L’échec complet de cette tentative ayant coïncidé avec l’effondrement de tout le système financier, on méconnut, à la suite de cette catastrophe économique, l’importance qu’avait eue le commerce dans la mer du Sud, et on le discrédita, avant de le laisser tomber dans l’oubli.

Il avait produit, cependant, de grandes conséquences, au point de vue financier, surtout.

Tous les chiffres que nous avons déjà indiqués, bien qu’impressionnants, sont loin de donner une idée de la réalité. Ce ne sont que des parcelles des sommes énormes, rapportées d’Amérique par les navigateurs malouins, et dont on ignore la totalité, car les mesures de coercition du gouvernement royal amenèrent les intéressés à faire passer à l’étranger une partie des valeurs importées, ou à les placer d’une façon plus profitable qu’en les échangeant, à la Monnaie, contre du numéraire déprécié.

Il est donc impossible de savoir exactement ce qu’a produit le commerce dans la mer du Sud.

Toutefois[19], le sieur Jourdan de la Grouée, l’un des fondateurs de la Compagnie du Sud, estimait, en 1711, à 300 millions de livres, les matières d’or et d’argent importées.

Bénard de la Harpe, député de Saint-Malo aux États de Bretagne, et qui, par conséquent, devait être bien renseigné, parlait de 400 millions, pour les navires rentrés à Saint-Malo de 1703 à 1720.

Enfin, Véron de Forbonnais, autorité financière au dix-huitième siècle, disait à cette époque : « Le commerce dans la mer du Sud a fait entrer plus de 200 millions d’espèces dans le royaume, de 1701 à 1716 ».

Comme terme de comparaison, on peut rappeler que la totalité du numéraire possédé par la France, en 1683, à la mort de Colbert, était évaluée à 500 millions de livres.

En pareille matière, la vérité absolue est chimérique, mais c’est en s’efforçant de l’obtenir, qu’on arrive à s’en rapprocher.

Pour avoir une idée de ce que représenteraient de pareils chiffres aujourd’hui, il faudrait parler de nombreux milliards de francs ; et on admettrait ensuite que la légende des galions, revenus du Pérou chargés d’or, qui permirent au roi Louis XIV de tenir tête à l’Europe coalisée, n’en est plus une.

À côté de ces résultats pécuniaires, qui, il faut le reconnaître, étaient le but principal pour ces navigateurs audacieux, il y en eut d’autres qu’il faut citer.

Malgré des renseignements, et une cartographie très insuffisants, les Malouins établirent des rapports constants, avec des pays à peu près isolés du reste du monde ; ils franchirent, sans grands dommages, des parages considérés, aujourd’hui encore, comme redoutables ; ils en rapportèrent des renseignements nombreux, exacts, et précis, sur le régime des vents, sur les courants, sur la configuration des côtes, sur l’hydrographie, qui, mis entre les mains de savants, tels que Godalle et Griffon, à Saint-Malo, permirent d’établir une cartographie nouvelle.

Enfin, leurs relations, actives et prolongées, avec les colonies espagnoles, ouvrirent les yeux à ces populations opprimées, qui, un siècle plus tard, devaient considérer les Français comme les précurseurs de la liberté sud-américaine.

Telles sont les principales conséquences de ces années d’aventures, des émotions, des périls, des négociations, des luttes, et des soucis, qui marquèrent les longues traversées, suivies de séjours, parfois prolongés, dans ces ports, si peu ouverts, à cette époque, aux idées, aux coutumes européennes, et où se synthétisaient les passions de populations sauvages, opulentes ou tyrannisées.

Parmi les navigateurs français, qui se signalèrent, pendant cette période distincte et mouvementée, du Coudray Perrée était parvenu, l’un des premiers, de 1701 à 1706, sur le Comte de la Bédoyère, et sur le Saint-Charles, à faire bien accueillir le pavillon royal, dans les ports du Chili et du Pérou, et par le Vice-Roi à Callao.

Il avait donc contribué, plus que tout autre, à ouvrir aux Malouins, les routes du commerce dans la mer du Sud.

Mais, après cinq années de navigation presqu’ininterrompue, « il n’avait plus », comme le disait le commissaire ordonnateur de la marine Lempereur, en parlant de lui-même, « ni assez de jeunesse, ni assez de santé pour se risquer d’aller, dans la rude saison, passer une nuit entière dans un bateau à la mer. »

Pendant les années qui suivirent son retour sur le Saint-Charles, il s’occupa donc, uniquement, de l’armement des navires auxquels il était intéressé.

De Saint-Malo, il se rendait souvent à sa terre de La Villestreux, où il voisinait avec son ancien camarade, Jean de Launay, établi aux Courtils-Launay, et avec le sieur Doublet, commandant du Saint-Joseph, en 1704, qui était propriétaire du château de Nermont.

Le manoir de La Villestreux, que du Coudray-Perrée avait fait restaurer, et qui porte encore la date de 1696, est situé sur un point élevé, d’où la vue s’étend sur la campagne, jusqu’à la mer et jusqu’à Saint-Malo, dont on aperçoit la cathédrale dans le lointain. Il n’a pas l’aspect d’un château ; c’est plutôt la demeure, simple et sévère, du corsaire, mais avec d’intéressants détails d’architecture, comme il en existe peu dans les environs.

Pierre Perrée du Coudray, de la Villestreux, mourut le 15 avril 1742, à 85 ans[20]. Il fut inhumé dans la cathédrale de Saint-Malo où son père reposait déjà[21], et où l’avait précédé près de cinquante ans auparavant, Luc de la Villestreux, son ami.

De son premier mariage, il avait eu douze enfants, dont trois fils. En 1708, au moment de son deuxième mariage avec Marie du Motay Bossinot, sept de ses enfants restaient vivants, dont, un fils était docteur en théologie, et deux filles en religion.

Son fils Jacques avait épousé en premières noces Marie Bécard des Aulnais, et plus tard, Madeleine Collet de la Villecollet, dont une fille, Reine-Cécile, épousa Robert Surcouf et fut, en 1773, tante et marraine du célèbre corsaire du même nom.

Le fils aîné de du Coudray-Perrée, Nicolas Perrée de La Villestreux, qui l’avait secondé à bord du Saint-Charles, s’était marié en 1719 à Nantes, à Louise du Motay Bossinot, comme l’indique le contrat suivant :

« Pour parvenir au mariage futur, proposé entre Ecuyer Nicolas Perrée de La Villestreux, fils de Pierre Perrée, sieur du Coudray, écuyer, conseiller et secrétaire du Roy, et de défunte dame Hélène de Montgrué, son épouse, ses père et mère, et demoiselle Louise du Motay-Bossinot, fille de noble homme Julien du Motay-Bossinot et de défunte Marie-Amélie Espivent de la Villesboisnet, ont comparu devant les notaires du Roy, le dit sieur Nicolas Perrée, majeur de 29 ans, néanmoins autorisé du dit sieur du Coudray-Perrée, son père, au moyen du consentement sous seing privé, qu’il a donné, après avoir été chiffré du dit sieur Perrée fils, demeurant ordinairement à Saint-Malo, et étant, de présent, en cette ville, logé à Chézine, paroisse de Chantenay. »

« …Il reviendra, de la part de la dite future épouse, la somme de 300.000 livres, dont le tiers payé comptant en louis d’or ; le dit Perrée fils nocera et habillera la dite demoiselle. »

« …Des dits biens, appartenant au futur époux, il y aura seulement 90.000 livres qui lui tiendront lieu de propres, le surplus entrant en la communauté. »

« Signé : Villestreux Perrée ; Louise Bossinot ; Pouriatz de Jossecœur ; de la Boissière ; Villesboisnet. »

« Nous soussignés approuvons les conditions ci-dessus. »

« Saint-Malo, le 24 septembre 1719. »

« Du Coudray Perrée, Villestreux Perrée. »

« Contrôlé à Nantes, le 12 octobre 1719. »


Peu de temps après son mariage, Nicolas Perrée de La Villestreux se fixa dans l’hôtel qu’il fit construire, à la pointe de l’île Feydeau, à Nantes, par l’architecte Boffrand, et qui existe encore.

Campée insolemment sur le fleuve, cette belle demeure domine le port de ses quatre rangées de fenêtres, aussi nombreuses, dit une tradition de famille, que les jours dans l’année, et qui scintillent, sur la Loire paisible, aux rayons du soleil couchant.

Ses lignes sévères, mais harmonieuses, sont rehaussées, à l’extérieur, par des mascarons sculptés au-dessous des balcons de fer finement ouvragés ; et, à l’intérieur, par un escalier solennel, dont les dalles sonores furent foulées, pendant la période révolutionnaire, par le général vendéen Charette ; par le pas distingué, léger, mais viril, de madame Gasnier, l’Américaine[22], et, par Carrier, le sinistre proconsul de 93, qui s’était installé dans l’appartement particulier du petit-fils de du Coudray Perrée, Nicolas Olivier Perrée de La Villestreux, seigneur des marquisats de Courville et de Fresnay, conseiller maître à la Chambre des Comptes de Bretagne.

Cet hôtel romanesque est, avec ceux de la même époque à Saint-Malo, le dernier souvenir, en France, de l’or des Incas.

FIN.
  1. Relations commerciales et maritimes, etc., par E. W. Dahlgren, Paris, 1909
  2. Ducasse quitta Brest le 12 octobre 1707, avec 9 vaisseaux. Il rapporta 10 à 12 millions de piastres pour le roi d’Espagne ; mais il ne réussit pas à ramener les galions, qui furent pris ou détruits.
  3. Le capitaine de vaisseau Chabert fut nommé chef d’escadre en 1707 ; il mourut le 1er  juin 1711.
  4. Le 15 mai 1709. Archives nationales. Marine, B. 2.
  5. Mémoires du Marquis de Sourches. Cité par E. W. Dahlgreen, Relations commerciales et maritimes, etc.
  6. Véron de Forbonnais : Recherches et considérations sur les finances de la France. Cité par E. W. Dahlgren.
  7. Chiffre donné par E. W. Dahlgren dans son étude très documentée sur la question qui a paru dans les Relations commerciales et maritimes, etc., Paris, 1909.
  8. Archives nationales. Manuscrits. Marine, B 2 et B 3
  9. M. de Lusançay était commissaire ordonnateur de la marine à Nantes.
  10. Correspondance de Pontchartrain. Archives nationales. Manuscrits. Marine. B 2.
  11. L’Aumônier des Corsaires, par Etienne Dupont. Nantes, 1926.
  12. Archives de famille.
  13. Dans une étude faite, à ce sujet, en 1913, M. E. W. Dahlgren calculait que 100.000 piastres correspondraient à la valeur de 500.000 francs-or.
  14. Daubenton à Pontchartrain, 29 janvier 1708. Archives nationales. Manuscrits. Marine, B 7.
  15. Lettre du Roi à Amelot, ambassadeur à Madrid, le 18 février 1709. Citée par E. W. Dahlgren. Relations commerciales et maritimes, etc.
  16. Le 11 septembre 1709. Archives nationales. Marine. B 2.
  17. E. W. Dahlgren. L’Expédition Martinet. Paris, H. Champion, 1913.
  18. Le sieur Martinet mourut en 1722, à Madrid.
  19. E. W Dahlgren. Relations commerciales et maritimes, etc.
  20. Acte de décès signé par Louis Bossinot, Bossinot et Thumbert, curé (Actes de l’état civil de Saint-Malo).
  21. Nicolas Perrée, sieur du Rocher, avait été inhumé à la cathédrale de St-Malo, le 9 juillet 1682. (Archives de St-Malo).
  22. G. Lenôtre. Les Noyades de Nantes. Madame Gasnier l’Américaine. La Vie du Général de Charette.