Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/05

Libraire ancienne Honoré Champion (p. 121-162).


CHAPITRE DEUXIEME



Avant que l’escadre de M. de Beauchesne fut rentrée en France, on se préparait, à la compagnie de la Mer du Sud, à organiser une nouvelle expédition qui se ferait, espérait-on, dans de meilleures conditions.

Le petit-fils de Louis XIV venait, en effet, de monter sur le trône d’Espagne, sous le nom de Philippe V ; un de ses premiers actes avait bien été d’interdire toute importation étrangère dans ses colonies, mais on comptait sur sa tolérance, tout au moins, pour les produits venant de France.

À cette époque, l’exportation des marchandises vers le Mexique, le Chili et le Pérou, ne pouvait se faire que par Cadix, où, pour compléter les produits espagnols, très insuffisants, en nombre et en qualité, arrivaient ceux d’Europe, et surtout ceux de France. Ces derniers, qui comptaient pour un tiers environ du total, étaient généralement transportés à Cadix par des navires malouins, en constantes relations d’affaires avec ce port.

Après avoir été soumises à de minutieuses investigations, toutes ces marchandises étaient embarquées sur une flotte, qui ne partait qu’une fois par an, pour Carthagène, Porto Bello et la Vera Cruz, sous la conduite de vaisseaux de guerre appelés « Los galeones », ou galions.

Telles étaient les seules relations commerciales de l’étranger avec l’Amérique Espagnole, débouché d’autant plus convoité que les difficultés apportées aux importations y multipliaient les besoins des colons et des indigènes.

Il ne s’agissait donc plus de donner un appareil militaire à la nouvelle expédition qui se préparait, ni d’établir des colonies dans des pays inhabités, ni d’y construire des forts ou des magasins, ou d’en chasser les forbans et les flibustiers ; il s’agissait tout simplement d’utiliser l’expérience acquise, afin d’exploiter des régions dont l’accès avait été, jusqu’alors, interdit.

Et, pour faire ce nouvel effort, qui devait être décisif, on comptait sur les renseignements hydrographiques importants, donnés par M. de Beauchesne.

On savait aussi, par lui, quelles étaient les marchandises que les Espagnols et les Indiens attendaient avec impatience ; quelles étaient celles qu’on pouvait obtenir en échange ; on savait, enfin, « qu’il ne fallait pas être », comme le disait le rédacteur du journal du Phélypeaux, « chiche avec les lieutenants généraux, corrégidors, lieutenants des ports, et autres, faciles à gagner par quelque présent, en prétendant que c’était pour avoir des rafraîchissements ; et qu’il était bon aussi d’être docile avec les populations, pour les mieux accoutumer, et de s’en méfier toujours ».

Malgré ces circonstances favorables, la compagnie de la mer du Sud se désintéressa de la nouvelle expédition, dès qu’elle eut connaissance, avec précision, des résultats de la précédente.

Ses ressources étaient épuisées ; elle succombait sous le poids de ses dettes ; et, ce qui la paralysait surtout, c’était la défense absolue de commerce officiellement au, Chili et au Pérou, qui venait d’être renouvelée par le gouvernement royal, afin d’éviter les réclamations de Sa Majesté Catholique[1].

Mais, le sieur Danycan de l’Espine obtint alors l’autorisation du comte de Pontchartrain[2], secrétaire d’État de la marine, d’entreprendre l’opération à son compte personnel, sous le prétexte : « de chercher, dans les terres inhabitées, les endroits où il pourra se trouver des mines ».

Or, c’était précisément le commerce « sur les côtes et dans les îles, non occupées par les puissances de l’Europe », dont le monopole avait été concédé à la compagnie de la mer du Sud.

Celle-ci ne fit, néanmoins, aucune objection; plus tard seulement, après le retour de la nouvelle expédition, elle présentera des réclamations, qui seront, alors, écartées.

Pour cette expédition, qui devait avoir des chefs aussi réputés par leur expérience des affaires que par leur audaces comme navigateurs, l’armateur Danycan avait désigné deux frégates du port de Saint-Malo, le Comte de la Bédoyère (250 tonneaux, 24 canons, 68 hommes d’équipage), commandée par Pierre Perrée du Coudray, sieur de la Villestreux, et le Président de Grénédan, de même force, sous les ordres du sieur Jean de Launay.

Ces deux bâtiments, armés en guerre, avaient des équipages choisis, presqu’uniquement, parmi les officiers et les matelots de St-Malo et des environs.

Sur le Comte de la Bédoyère, dont la commission, « pour faire le voyage des Indes », ne contenait pas d’autre indication que celle d’être rentré en France à la fin du mois de février 1703, se trouvaient, comme second capitaine, le sieur de la Fontaine Fouquet, et comme premier lieutenant, le sieur de la Vallée Charlier, qui avait embarqué, en 1693, avec du Coudray Perrée, sur le Beaulieu.

Il y avait aussi, trois enseignes, un aumônier, le P. Godefroy, du St-Esprit de Rennes, et le chirurgien en premier Jacques Boyer, de Montpellier.

Quant aux marchandises, elles contenaient surtout des toiles de Bretagne, car dans l’Amérique du Sud, on n’en voulait point d’autres, ou à voiles, ou fines, fabriquées aux environs de Rennes, de Fougères, de Vitré, etc.

Puis, les objets suivants : chapeaux de paille blancs et noirs, rubans, boutons, bagues, tabatières, pendants d’oreilles, épingles, aiguilles, pendules, montres, verroterie, cadenas, serrures, couteaux, ciseaux, fusils, pistolets, sabres, barres et instruments de fer.

En résumé, à côté de beaucoup d’objets de première nécessité, beaucoup d’autre sans valeur, sauf, comme nous le verrons, dans les pays qui allaient être visités.

Le Comte de la Bédoyère et le Président de Grénédan quittèrent le port de Saint-Malo le 22 octobre 1701[3], dans la matinée, et se dirigèrent en droite ligne, sur les îles Canaries, qu’ils doublèrent sans s’y arrêter.

Ils descendirent ensuite vers l’île de l’Ascension, et, favorisés par les vents, se dirigèrent sur l’embouchure de la Plata. Suivant ensuite, les côtes de l’Amérique du Sud, ils arrivèrent au Cap Vierge, le 7 février 1702, pénétrèrent dans le détroit de Magellan, et mouillèrent successivement dans la baie de la Possession, dans la baie Grégoire, au sud-est de l’île Elisabeth, puis dans une anse bien abrité, la baie Famine, où les navigateurs trouvèrent des choux plantés par les équipages de M. de Beauchesne, des perroquets en grande quantité, des bandes de canards, de cormorans, d’outardes, et aussi pour la première fois, des sauvages.

Ils continuèrent, ensuite, leur route vers l’ouest, mais, avant leur arrivée au cap Frouart, des vents violents s’élevèrent, qui leur firent perdre des ancres, et les rejetèrent en arrière pendant six jours.

Cédant à la persistance des intempéries, les deux capitaines avaient même résolu de sortir du détroit, en revenant vers l’est, et de prendre la route du cap Horn, quand le temps se remit au beau, avec des vents si favorables que l’escadre reprit la direction de l’ouest, et mouilla à la rivière du Massacre, le 28 février.

Elle y fut entourée par plusieurs pirogues, portant des indigènes, hommes, femmes et enfants, qui vinrent à bord et y furent émerveillés des dons qu’on leur fit de divers objets.

Sans se laisser attarder, les voyageurs levèrent l’ancre, et après avoir été obligés de céder, parfois pendant des journées entières, à la violence des marées, qui les rejetaient vers l’est, ils parvinrent à se maintenir dans leur direction primitive, et à mouiller dans la baie du port Saint-François, si favorable à la pêche, qu’ils y prirent des centaines de gros poissons en quelques heures.

Puis, doublant le cap Piller, et des rochers, appelés les quatre Evangélistes, ils se trouvèrent enfin, le 8 mars, dans le Pacifique, après une heureuse traversée du détroit, car elle n’avait duré qu’un mois.

Ce passage, entre les deux Océans, avait été parcouru, pour la première fois, en 1520, par le Portugais Magellan ; il avait été visité depuis, par des bâtiments espagnols, anglais et hollandais, dont plusieurs avaient fait naufrage, et dont aucun n’avait rapporté une description ou des cartes, assez exactes pour permettre d’y naviguer avec sécurité.

Le journal de bord du Président de Grenédan, dont le rédacteur anonyme avait fait partie de l’expédition précédente, donne, au contraire, des détails si précis sur la configuration des côtes, sur les variations climatériques, sur les mouillages, les vents, et les courants, et sur les marées, qu’il peut, à juste titre conclure en disant que le Président de Grénédan et le Comte de la Bédoyère furent les premiers navires français qui traversèrent le détroit avec plein succès, après avoir fait des observations qui complétaient celles de l’escadre Beauchesne, et qui allaient être utiles à leurs successeurs.

Les deux navires malouins, suivant ensuite la côte de l’Amérique du Sud, de très près, remontèrent au nord, en doublant les îles de la Madeleine et de la Mocha, et arrivèrent devant la Conception, le 29 mars 1702.

Avant d’atteindre les côtes du Chili, les deux capitaines connaissaient les pays qu’ils allaient visiter, non pas d’après les renseignements, plus ou moins imaginaires, des flibustiers ou des voyageurs étrangers, mais par les rapports de leurs compatriotes, qui venaient d’y séjourner pendant près de deux années.

Ils s’attendaient donc à retrouver l’hostilité de ces autorités vénales, bien que soumises au joug du représentant de Sa Majesté Catholique.

Celui-ci, « Vice-Roi du Pérou, gouverneur et capitaine général de tous les royaumes et provinces, de ce nouveau monde », car tels étaient ses titres, était assisté de l’ « audiencia royale » conseil consultatif, mais qui avait le droit d’envoyer des délégués ou « oïdors », dans les provinces, et de correspondre directement, en Espagne, avec le conseil des Indes. Ce dernier organisme, tout puissant, sous l’autorité royale, donnait des ordres à Séville, à une administration analogue à un ministère des colonies, et qui s’appelait la « Casa de Contratacion »[4].

Au dessous du Vice-Roi, se trouvaient dans les provinces, des capitaines généraux, et des « corrégidors », ou gouverneurs, qui, comme le Vice-Roi lui-même, et comme la plupart des fonctionnaires, n’avaient recherché leurs charges temporaires, que pour en tirer le plus de bénéfices possibles, en peu de temps, car ils ne les exerçaient que pendant trois ou cinq ans au plus.

Cette dernière mesure, bien que critiquable, s’expliquait dans ce vaste empire, où il était nécessaire d’enlever toute velléité d’indépendance, ou de particularisme, à des gouverneurs isolés, à des distances telles, qu’il fallait des mois, et parfois des années, pour les franchir.

Tous ces fonctionnaires exerçaient leur pouvoir despotique, sur des populations composées d’éléments distincts.

D’abord, les plus nombreux, les Indiens subjugués, aussi esclaves que des nègres, bien que baptisés chrétiens. Puis des Indiens libres, encore idolâtres ou sans religion, et moins dociles au Chili qu’au Pérou, parce que le pays y était montagneux et boisé. Ces derniers, montés sur des chevaux souples et rapides, armés de lances, d’arcs et de flèches, qu’ils maniaient avec une adresse remarquable, étaient de redoutables adversaires.

Les uns et les autres n’attendaient qu’une occasion pour lever le masque, et pour s’affranchir.

Ensuite, des créoles, de race espagnole, et nés dans la colonie ; des mulâtres, engendrés par des blancs et des indiennes ou des négresses ; des « mistiches », engendrés par des blancs et des mulâtresses.

Nombreux aussi étaient les nègres venus d’Afrique.

Et, enfin, au dessus d’eux, pour les exploiter, les Espagnols.

Pour contenir ces populations, maintenues dans l’ignorance et la servitude, et pour s’opposer aux incursions étrangères, le Vice Roi disposait à Lima et à Callao, d’un petit noyau de troupes espagnoles solides, que secondaient, insuffisamment, des milices, ou des forces indigènes, composées d’Indiens ou de nègres, encadrées, parfois, par des Espagnols, mais indisciplinées, irrégulièrement payées, mal habillées, mal armées, et sans instruction ; elles étaient réparties dans les postes, ou « présidios », à l’intérieur, ou sur certains points fortifiés de la côte.

Quant à la flotte, elle ne comprenait, malgré un personnel d’officiers supérieurs assez nombreux, que quelques vieux bâtiments, à peu près inutilisables, immobilisés dans le port de Callao, et quelques embarcations légères, aussi insuffisantes pour assurer les communications que pour protéger le littoral.

A côté de cette désorganisation, qui aurait dû faire prévoir, à la métropole, la perte inévitable de ces colonies, se trouvaient des richesses immenses, presqu’inexploitées.

L’un des points fortifiés de la côte, qui viennent d’être mentionnés, l’un des plus importants du sud du Chili, c’était Valdivia, où M. de Terville avait failli succomber à un guet-apens. Aussi, du Coudray Perrée et de Launay avaient-ils eu soin de s’en détourner, et de se diriger vers la Conception, qui semblait plus désignée pour commencer leurs opérations.

Contrariés par les vents, ils furent obligés de louvoyer pendant deux jours, avant de pénétrer dans la rade, très animée par de nombreux bâtiments espagnols chargés de denrées, et surtout de blé, où ils jetèrent l’ancre, entre l’île de Quiriquine, qui la fermait du côté de la pleine mer, et le cap de Talca Huana au sud.

La ville de la Conception, peu étendue, sans autres monuments que six monastères célèbres, avec ses maisons basses, sans architecture, mais entourées de jardins et d’arbres fruitiers, avec ses églises, pauvres et sans ornements, et ses rues mal entretenues, offrait l’aspect d’un grand village, habité par une population indienne, et par quelques familles espagnoles[5].

Elle n’avait, pour toute défense, qu’un mauvais fort, mal armé, bien que la garnison fut assez nombreuse, puisqu’elle s’élevait, en principe à 2.000 hommes, en comptant les détachements des « présidios », plus ou moins éloignés.

Toute cette troupe, sans valeur, suffisait, à peine, à contenir une population assez dense, et qui, dans les campagnes, était, en réalité, insoumise, même dans certains centres qui payaient tribut.

Les indigènes des campagnes n’étaient pas convertis au christianisme, ils n’avaient aucune religion, ni même aucune croyance, sauf celle assez vague, d’une vie future, car les parents des morts avaient la coutume de mettre de la nourriture à leur portée, ou dans leurs tombeaux.

Chaque chef de famille, ou cacique, était maître chez lui ; mais plusieurs familles se groupaient, parfois, sous un seul cacique.

Les Indiens chiliens savaient même, très bien, se placer, en cas de nécessité, sous l’autorité du cacique le plus ancien, ou le plus capable, ce qui leur avait permis de résister, avec succès, aux Incas du Pérou, et d’arrêter l’invasion espagnole à la crête de la Cordillère.

Quant aux Indiens qui habitaient dans les villes ou à proximité, ils étaient, en général, baptisés, mais poussaient le culte des images jusqu’à l’idolâtrie.

« Les Espagnols », dit le rédacteur du journal du Président de Grénédan, « les font baptiser jeunes et les assujettissent à aller à la messe les jours de fêtes et les dimanches ; lorsqu’ils y manquent, on leur fait des châtiments. On les oblige à faire leurs Pâques et ils ont beaucoup de peine à s’y résoudre. Ordinairement, les jours de fêtes, leurs maîtres leur font distribuer du vin, duquel ils se soûlent comme des bêtes, ce qui est fort en horreur à l’Espagnol qui, au lieu de vin, a coutume de boire d’une certaine herbe nommée « maté », qui est à peu près comme du thé ».

Tous ces indigènes, de taille ordinaire, robustes, au teint basané, avec des cheveux noirs, durs et courts, étaient à peine vêtus, ou du moins simplement couverts, d’une espèce de culotte courte, ouverte sur le côté, et d’un vêtement ample recouvrant les épaules et tombant jusqu’aux genoux. Ils portaient, parfois, un bonnet et des sandales.

Ce qui faisait l’importance de la Conception, c’était la richesse de son territoire, et par conséquent, son activité commerciale.

Aux environs, dans une terre à peine labourée, le grain rendait au centuple, et les arbres, sans être greffés, produisaient des fruits aussi variés que savoureux.

Aussi, trouvait-on facilement à s’y approvisionner de farine, de vin, de viande, de biscuits et de toutes les denrées nécessaires.

Enfin, à une certaine distance de la Conception, à Estancia del Rey, on exploitait des mines d’or, qui produisaient des « pépitas » d’un volume parfois considérable.

Pour les obtenir, on concassait le minerai, tout en y jetant du mercure, et le résultat de cette opération s’écoulait dans un récipient où l’or se précipitait. Après avoir chauffé ce résidu dans une toile, pour faire évaporer les derniers vestiges du mercure, on obtenait les « pépitas » qu’on faisait fondre pour connaître exactement le poids de l’or.

Dans cette région privilégiée, on trouvait aussi du cuivre, du sel et du soufre, et, tout près de la ville, presqu’à fleur de terre, du charbon.

On conçoit donc que les commandants du Comte de la Bédoyère et du Président de Grénédan aient été attirés, d’abord, vers un port qui offrait de pareils avantages.

Dès que l’escadre eut jeté l’ancre, du Coudray Perrée salua la ville de sept coups de canon, et prit ses dispositions pour entrer en rapport avec les autorités espagnoles.

« Peu de temps après avoir mouillé », dit la relation du voyage[6], « notre chaloupe et celle du sieur de Coudray Perrée, dans lesquelles étaient les aumôniers des deux vaisseaux, et un officier de chaque bord, se rendirent à la ville, pour saluer le corrégidor, qui les attendait sur le rivage, accompagné des principaux de la ville et escorté de quantité de troupes, sous les armes. Les visiteurs furent accompagnés, ensuite, au Palais, et complimentés par les commandants du lieu ».

« Le soir, l’officier du sieur du Coudray Perrée, et son aumônier, restèrent seuls à terre, pour informer, plus au long, le corrégidor du sujet qui nous amenait dans la mer du Sud ».

« Le lendemain, nous reçûmes, en présent, du commandant de la place, six bœufs, dix moutons, du vin, du pain, des confitures et des fruits ».

« Le dimanche 2 avril, nos deux capitaines, suivis de leurs officiers et aumôniers, dans quatre chaloupes, les pavillons déployés, se rendirent à la ville, pour saluer le corrégidor, tandis que chaque vaisseau tirait sept coups de canon, avec des cris de « Vive le Roi » ».

« Lorsque les chaloupes abordèrent au rivage, le fort de la ville tira le canon, et la mousqueterie, auxquels nous répondîmes coup pour coup. Cinq cents hommes de troupe, tant infanterie que cavalerie, formaient la haie jusqu’au Palais ».

« Le corrégidor, en costume de cérémonie, suivi du maître de camp général et de tous les officiers et gens de distinction, se trouvaient au débarquement ».

« Après plusieurs civilités, faites de part et d’autre, le cortège se rendit au Palais royal, où, après une longue conversation, on servit un splendide repas, pendant lequel la musique ne fut pas épargnée, non plus que les volées de canon et de mousqueterie, tandis qu’on buvait à la santé des Rois et des princes des deux couronnes ».

« Quelque temps après, le repas fini, l’évêque du lieu, accompagné de quelques ecclésiastiques, suivi du clergé et précédé de la Croix, se rendit en carrosse, au palais, pour y saluer nos capitaines, qui lui marquèrent qu’ils étaient extrêmement fâchés qu’un prélat aussi digne et d’un âge aussi caduc, se fut donné la peine de venir les saluer ».

« L’évêque marqua beaucoup de joie du couronnement de monseigneur le duc d’Anjou, qui était le petit-fils du plus grand héros de toute la terre et, après beaucoup de civilités et d’honnêtetés, et avoir parlé de différentes choses, il se retira. Mais, avant que de sortir, les capitaines, les aumôniers, et les officiers, lui demandèrent sa bénédiction, qu’ils reçurent le genou en terre, en lui baisant la main ».

« Aussitôt que l’évêque fut, parti, il entra deux cents Indiens, dont les capitaines, aussi Indiens, firent une harangue en leur langue, qui fut interprétée en espagnol, par le mestre de camp général, et par laquelle ils prièrent nos capitaines d’assurer à leur nouveau Roi, Philippe Quint, qu’ils étaient ravis de son couronnement, et de lui témoigner qu’ils étaient prêts à lui sacrifier leur vie à son service. Et qu’aussitôt qu’ils avaient appris qu’il paraissait des vaisseaux étrangers, ils s’étaient rendus au rivage pour s’opposer aux descentes qu’ils auraient pu faire. Mais, qu’ayant su que nous étions Français, ils venaient faire offre de leurs services ».

« Lorsque nos capitaines furent sur le point de prendre congé de l’assemblée, le corrégidor leur dit qu’il irait à leur bord, ce qu’ils acceptèrent avec joie, tout en disant qu’ils n’étaient pas en état de recevoir une personne de son mérite ».


Quelque temps avant que le Corrégidor abordât, les canons tirèrent une bordée…

« Ils furent, ensuite, reconduits, par le corrégidor, et par tous les officiers, jusqu’au rivage, où toutes les troupes étaient rangées, étendards déployés, trompettes sonnantes, et tambours battants ».

« Lorsque les chaloupes débordèrent, l’on fit une décharge de canons, et plusieurs de mousqueterie, auxquelles l’on répondit des vaisseaux ».

« Le lundi 3 avril, nous envoyâmes nos chaloupes à la ville, pour y chercher le corrégidor, et le conduire à bord du vaisseau de monsieur du Coudray Perrée, qui l’attendait jointivement avec monsieur de Launay ».

« Quelque temps avant que le corrégidor abordât, les canons tirèrent une bordée, en suite de quoi les capitaines se rendirent à l’escalier, au devant du corrégidor, et de toute sa suite, et l’on se fit plusieurs civilités et compliments ».

« Quelque temps après l’arrivée, l’on servit à manger, et l’on n’épargna rien de ce qu’il pouvait y avoir de meilleur dans les deux bords. Au bruit du canon, on but à la santé des Rois et des princes des deux couronnes, même des gouverneurs et commandants des places ».

« Pendant le repas, on tira neuf volées de onze coups de canon, non compris celles de l’arrivée et du départ. »

« Le corrégidor avait, à sa suite, quarante personnages qui parurent tous fort satisfaits ».

« Le repas étant fini, on eut une longue conversation d’affaires différentes, et, quand vint le soir, toute cette troupe d’Espagnols s’embarqua dans les mêmes chaloupes qui les avaient amenés, et les reporta à la ville ».

« A leur départ du vaisseau, l’on tira le canon, et ensuite, on fit plusieurs cris de « Vive le Roi », que les Espagnols rendirent en criant : « Vive Philippe Quinto ».

« Au commencement, tout n’avait donc été que bon accueil, que joie et offre de services ; tout fleurissait. Rien ne peut égaler les générosités des Espagnols à notre égard. Je puis assurer que nous avons été reçus avec tout l’éclat et les honneurs, qu’on pourrait faire à un général d’armée. Mais un revers de fortune traversa, peu après, toutes ces pompes et magnificences ».

De pareilles réjouissances se produisant immédiatement après les privations d’une traversée de six mois, devaient, en effet, avoir des conséquences sur la discipline.

Dans les équipages, en contact avec une population exubérante, et dont « les femmes fort belles, n’étaient pas ingrates d’accorder quelques faveurs aux Français, préférablement aux Espagnols qui les retenaient fort soumises », il y eut des désertions, vite réprimées, car les coupables, ne sachant où aller, comme des oiseaux échappés d’une cage, se faisaient prendre par les Espagnols.

Il y eut aussi des rixes, suivies de mort d’hommes.

« Le sieur des Douets, lieutenant de monsieur du Coudray Perrée, reçut plusieurs coups de tranchant d’épée sur la tête, et à la main droite, et le sieur des Grèves Guyon, officier du sieur de Launay, reçut une blessure à la tête, d’un coup d’esponton ».

Pour mettre fin à ces désordres, le corrégidor écrivit aux capitaines « de ne point permettre à qui que ce soit des équipages de descendre à terre, à l’exception d’un officier de chaque bord, pour y prendre ce qu’il aurait besoin de rafraîchissements ».

Un désaccord était aussi survenu entre du Coudray Perrée et le sieur de Launay, dont la susceptibilité avait, d’abord, été mise en éveil par l’entretien particulier accordé, par le corrégidor à l’officier et à l’aumônier du Comte de la Bédoyère, à la suite de leur premier visite. Plus tard, pendant la réception, des questions de préséance avaient aussi divisé les deux capitaines. Et enfin, du Coudray Perrée ayant arboré la « flamme du commandement », le jour du banquet, à bord du Comte de la Bédoyère, pour rehausser le prestige de l’escadre, le sieur de Launay fit de même, en prétextant qu’il n’y avait point de « distinction entre eux, qu’ils devaient être égaux », et que les questions d’âge et d’ancienneté, ne conféraient aucun droit.

Cet incident produisit un fâcheux effet et donna lieu à des commentaires, mais il fut de courte durée, et sans conséquences durables, car les capitaines restèrent unis et d’accord jusqu’à la fin de la campagne.

Leurs opérations commerciales se poursuivaient, dans de bonnes conditions, lorsque survint au commencement du mois de mai, un oïdor, venu de Santiago, capitale du Chili, pour faire appliquer les règlements royaux qui interdisaient tout trafic avec les étrangers.

Son premier acte fut de faire saisir toutes les barres de fer déjà déchargées du Président de Grénédan, et qui venaient d’être vendues à trois marchands de Santiago.

Après les avoir confisquées, ainsi que les mulets amenés pour les transporter, l’oïdor revendit le tout, quelques jours après, aux mêmes marchands à bas prix, et, considérant sa mission comme terminée, il repartit pour sa résidence ; à la satisfaction générale, sans doute, car les barres de fer avaient été payées à bord du Président de Grénédan, et les marchands les remportèrent pour les débiter ailleurs.

A la suite de cette visite de l’oïdor, les échanges se ralentirent, d’autant plus qu’on attendait à la Conception, l’arrivée de fortes sommes d’argent pour le paiement d’un arriéré de solde, dû depuis quatre années aux fonctionnaires, aux officiers et aux soldats, et qui devait apporter dans la ville plus de 400.000 écus.

Pour stimuler les acheteurs, les Malouins firent alors un simulacre de départ ; « nous fîmes un mouvement d’appareillage », dit le narrateur, « afin que les Espagnols ne doutassent pas que nous nous proposions de sortir de la Conception, pour aller au Pérou. Cela ne laissa pas de réveiller les marchands, car dans huit jours, il se négocia pour plus de 60.000 piastres ».

Depuis son arrivée, le Comte de la Bédoyère avait changé souvent de mouillage dans la rade, suivant la direction du vent, et se trouvait à l’ancre, tantôt près du rivage, qui précédait les premières maisons de la ville, tantôt à l’abri du cap de Talca Huana qui le garantissait du côté du sud.

Sur ce promontoire, se trouvait une église ou fut inhumé dans le courant du mois de mai, le cuisinier de du Coudray Perrée, qu’un de ses camarades, dans un accès de jalousie, avait frappé mortellement à la tête, avec un chandelier de fer. C’était un artiste culinaire, dont les ragoûts, savamment préparés, avaient été appréciés, à leur valeur, par le vicaire général de la Conception, un des hôtes habituels de du Coudray Perrée.

Ce prélat, gros et court, chauve, avec les jambes tournées en dedans, était un savant personnage et un grand orateur, si fier de son talent, que, pour lui, le plaisir de prêcher égalait celui de la table.

Du Coudray Perrée le rencontrait aussi chez don Balthazar de Castro, le corrégidor, dont la fille aînée dona Héléna, âgée de 25 à 30 ans, remarquable par la fraîcheur de son beau visage, collaborait aux œuvres pieuses du vicaire général.

Don Balthazar réunissait ses convives dans un pavillon bien bâti, et bien situé aux portes de la ville, auquel on parvenait par une allée qu’ombrageait l’épais feuillage d’arbres touffus, et toujours verts.

Après avoir traversé une galerie, on se trouvait en présence d’un parterre de fleurs, aux couleurs éclatantes, qu’entouraient des allées bien sablées et bordées d’orangers. Au centre de cette décoration, un lion en bronze vomissait de l’eau dans les vasques d’un grand bassin de marbre.

C’était dans ce cadre séduisant que du Coudray Perrée faisait, après le repas du soir, l’éloge des sermons du vicaire général, et témoignait sa reconnaissance à dona Héléna, qui lui envoyait parfois des fruits de ce beau jardin, en lui faisant le récit de ses aventures et de ses voyages.

Ainsi se passèrent les mois d’été qui, dans l’Amérique du Sud sont ceux de l’hiver, mais avec un climat d’une douceur toujours égale.

Au début d’octobre, il fallut penser au retour, bien que le Président de Grénédan n’eût pas écoulé la moitié de ses marchandises, tandis que le Comte de la Bédoyère « n’en avait plus que très peu, et était sur le point de vendre le reste ».

Le capitaine de Launay se décida donc à faire voile vers le nord, où les deux capitaines convinrent de se retrouver, avant la fin de l’année, soit à Arica, à Ilo ou à Pisco.

Peu de temps après, le capitaine général du Chili arrivait à la Conception, appelé de Santiago par son désir d’entrer en relations avec les Français, déclara-t-il au sieur Fouquet, second capitaine de du Coudray Perrée, qui se rendait au devant de lui pour le saluer. Il était en réalité, porteur de la solde due aux fonctionnaires et aux officiers, que ceux-ci attendaient avec impatience depuis quatre années.

Il fut d’ailleurs plein d’égards et de complaisances, et prolongea son séjour jusqu’au départ du Comte de la Bédoyère pour Arica, où du Coudray Perrée jeta l’ancre à la fin d’octobre.

Ce port, abrité du large par l’île de Guano, que couvraient les fientes d’oiseaux de mer, engrais fort apprécié, était obstrué en partie, par des amas de décombres accumulés pour le préserver des incursions des flibustiers.

On circulait par contre, facilement, dans les rues droites du petit bourg, formé comme à la Conception, par des maisons basses, pour résister aux tremblements de terre, et dont les principales étaient deux couvents, et l’hospice des frères de Saint-Jean de Dieu.

Les habitants, pour la plupart mulâtres ou Indiens, étaient peu nombreux, mais les échanges s’établirent moins avec eux, qu’avec les négociants, et les colons et indigènes, venus des environs, et même des localités situées à dix ou douze lieues à l’intérieur du pays.

Ceux-ci transportaient leurs produits à dos de mulets, ou sur des petits chameaux, ou des grands moutons, appelés lamas, dont on utilisait la laine, bien qu’elle fut inférieure à celle des vigognes, très appréciée en France, et qui devait constituer avec le sucre, qu’on produisait à Arica, une partie des cargaisons, au retour.

Mais le chargement des navires allait comprendre surtout, un autre produit, bien plus précieux, l’argent en lingots, ou sous forme de vaisselle plate.

Ce métal était, en effet, si répandu dans ces régions, que les habitants, même dans les campagnes les plus reculées, s’en servaient pour toutes sortes d’usages, pour leurs ustensiles de cuisine, leurs plats, leurs assiettes, les vases, etc. C’était de l’argent à un titre inférieur, mais avantageux pour les échanges.

Moins, cependant, que l’argent provenant des mines de Potosi, après une manipulation sommaire. On rangeait d’abord, par blocs, la terre tirée des meulières, après l’avoir imprégnée d’eau. Puis, on procédait au pétrissage de ces blocs, sur lesquels on projetait du mercure, et ensuite à leur lavage. On obtenait ainsi un précipité, qu’on chauffait jusqu’à évaporation, dans des moules ayant la forme de pommes de pin, et d’où l’on tirait des masses en argent, un peu poreuses, appelées « pignes ».

C’étaient surtout ces pignes qu’on allait entasser dans les cales des navires malouins.

Arica était l’échelle de Potosi, mais aussi d’autres centres miniers tels que Chiquizaca, Lipes, Oruro et Chiqui Aguillo ; ce dernier, distant de deux lieues de la ville de la Paz, produisait des pépitas d’une dimension parfois prodigieuse, bien que les mines d’or les plus productives se trouvassent plutôt dans le nord du Pérou, dans les provinces de Guanaco et de Chichas.

N’ayant rencontré aucun obstacle à Arica, et ayant rapidement complété ses approvisionnements, du Goudray Perrée se dirigea sur Ilo, petite localité située sur les bords d’un ruisseau, souvent à sec, au fond d’une belle rade, que précédaient de nombreux rochers.

C’était un centre de ravitaillement important, avec des routes qui le reliaient à plusieurs villes de l’intérieur, avec ses environs, couverts d’oliviers, d’orangers, de figuiers et de bananiers.

A Ilo, arrivaient parfois des convois de plusieurs centaines de mulets, qui périssaient en grand nombre, dans ce pays sans pâturages et presque sans eau. Car le manque d’eau était le grand souci de cette région, où il ne pleuvait jamais, pendant plusieurs mois de suite, et quelquefois pendant des années.

Des rosées abondantes donnaient bien, la nuit, une certaine humidité, mais insuffisante pour les terres labourées, qu’on arrosait par les dérivations des rares ruisseaux. Ceux-ci étaient formés non par des sources, mais par la fonte des neiges qui couvraient toute l’année, malgré des chaleurs excessives, les sommets de la Cordillère.

Des marchands vinrent à Ilo, au devant des Malouins, de la Paz, et même de Cuzco, située à 130 lieues. C’était l’ancienne capitale du Pérou, la résidence des Incas, souverains du pays avant la conquête par les Espagnols. Elle possédait encore un ancien temple du soleil, car les Indiens du Pérou, contrairement à ceux du Chili, avaient une religion, ils adoraient le soleil.

Un souvenir touchant existait à ce propos, c’était celui que rappelaient, aux environs d’Ilo, les nombreux tombeaux d’Indiens, datant de l’époque de la conquête, où ils s’étaient enterrés vivants, eux, leurs femmes et leurs enfants, avec leurs trésors.

On racontait qu’ils avaient voulu se soumettre à ce supplice, pour racheter leur fautes, auxquelles ils attribuaient leurs malheurs, après que les Espagnols eurent mis à mort leur roi Acahualpa, qu’ils considéraient comme le fils du soleil.

Ils implorèrent d’abord cet astre, leur divinité, au moment où ses rayons semblaient disparaître dans les flots de la mer, et se couchèrent au fond de leurs tombeaux, qu’on recouvrit ensuite d’une claie et d’une couche de sable.


En arrivant dans ce port d’Ilo, le 26 novembre 1702, du Coudray Perrée vint mouiller non loin du Président de Grénédan, qui le salua de trois coups de canon, auxquels il répondit coup pour coup.

« Il s’embarqua ensuite, dans sa chaloupe, et vint rendre visite à M. de Launay[7], » qui lui raconta ce qui s’était passé depuis leur séparation.

« Nous n’étions pas plutôt arrivés en ce port », dit-il, « au commencement de ce mois, qu’il s’y trouva quantité de marchands qui nous achetèrent toutes nos marchandises et en auraient acheté bien davantage, s’il s’en était trouvé, car plusieurs marchands qui vinrent ensuite, furent contraints de remporter, à notre connaissance, plus de 400.000 piastres, qu’ils avaient dessein d’employer. De sorte que, huit jours après notre arrivée, nous n’avions plus rien à vendre, ou à livrer à notre bord, malgré l’opposition du corrégidor ».

« Mais, nous y avions remédié, car, au lieu de débarquer nos toiles à Ilo, nos chaloupes partaient la nuit, chargées, et allaient les débarquer à sept ou huit lieues au nord, à Pacay, Yerba Buena et Tambo Pallas, où les acheteurs firent venir leurs gens et leurs malles, pour enlever leurs emplettes ».

« Comme le corrégidor n’avait aucune juridiction en ces lieux, il n’osa pas y aller, mais il fit connaître aux marchands que s’il voulaient lui donner 10.000 piastres, il leur permettrait le négoce ; à quoi ils ne daignèrent même pas répondre ».

« La seule capture que fit le corrégidor, fut de tirer d’entre les bras d’un de nos matelots, un sac de mille piastres, qui appartenait à un Espagnol qui nous le faisait porter, et qui fut perdu pour celui-ci, car les toiles ne lui avaient pas encore été livrées par nous ».

« Etant débarrassés de notre cargaison, nous ne pensâmes plus qu’à nous préparer à partir, et à nous mettre en état de prendre la mer, par des rafraîchissements, qui nous furent envoyés par le corrégidor, et qu’on paya, ce qu’il voulut, fort raisonnablement ».

Mis ainsi au courant de la situation, du Coudray Perrée se disposa, également, à « prendre la mer », et comme la saison s’annonçait favorable pour le retour en France, que les termes de leur commission fixaient au mois de février 1703, les deux navires firent voile vers le sud, dès le 2 décembre.

Arrivés, sans encombre, dans les parages de la Terre de Feu, ils y furent enveloppés par des brumes très épaisses, plusieurs jours de suite, pendant lesquels les coups de canon, alternant avec la mousqueterie et les roulements de tambours, les empêchaient de se perdre, ou de s’aborder.

Les deux capitaines malouins doublèrent, ensuite, le cap Horn, le 14 janvier, et jetèrent l’ancre devant Rio de Janeiro, le 5 mars.

Le gouverneur leur envoya aussitôt, comme don de bienvenue, quatre bœufs, des barriques de vin, du pain frais et « quantité de fruits, comme oranges, citrons, ananas, melons et des confitures ».

Il autorisa aussi les voyageurs à circuler librement dans la ville, ce qui facilita leurs observations et, notamment, les aperçus pittoresques du rédacteur du journal du Président de Grénédan :

« Les Portugais sont vêtus fort proprement », dit-il, « et de même qu’en France, sans aucune différence, ni exception ; et il s’y trouve quantité de beaux hommes parfaitement bien faits. Le sexe y est aussi fort beau ; mais, si on doit s’en rapporter aux gens du pays, il n’y a pas quatre femmes vertueuses dans la ville. Elles se font porter sur un hamac tendu sur un bâton, porté par deux nègres, et au dessus duquel est une impériale fort propre. Elles ne sortent de leurs maisons, dans ces palanquins, que pour aller à l’église, et faire quelques visites ; mais on les voit dans les maisons, assez librement, quand les maris n’y sont pas ; et qui, lorsqu’ils y sont, à leur seul aspect, font garder le silence, et baisser la vue, ce qui fait assez voir leur jalousie ; ce n’est pas à tort. »

« Il n’y a que l’évêque du lieu qui roule carrosse, et les hommes de distinction ne vont point dans les rues, qu’ils n’aient un grandissime parasol, porté par un nègre, qui donne entièrement de l’ombrage à deux ou trois personnes ».

Après un séjour de trois[8] semaines à Rio de Janeiro, du Coudray Perrée et de Launay firent leurs préparatifs de départ, et envoyèrent, chacun, au gouverneur, « neuf marcs, deux onces et quatre gros, de vaisselle d’argent »[9], pour le remercier de son bon accueil.

Ils se dirigèrent ensuite sur les Açores, où ils ne comptaient pas s’arrêter, mais où du Coudray Perrée eut la prudence d’envoyer à terre[10] son second capitaine, le sieur Fouquet, pour avoir des nouvelles d’Europe. Ce fut une heureuse inspiration, car il apprit ainsi que « la France et l’Espagne avaient la guerre contre l’Empire, l’Angleterre et la Hollande depuis huit ou neuf mois ».

Les deux capitaines séjournèrent alors devant l’île Terceira, firent caréner et nettoyer leurs vaisseaux, compléter l’armement et revoir la voilure, « afin de mieux courir, et de se préparer à la guerre ».

Puis, ils se rapprochèrent des côtes d’Espagne, à la hauteur de la Corogne, quand il aperçurent à l’horizon, trois gros bâtiments, qu’ils reconnurent, aussitôt, « à leur fabrique », comme étant des corsaires flessinguois.

Les deux frégates se trouvaient, heureusement, à proximité l’une de l’autre, car il s’agissait de prendre une décision rapide, et de l’exécuter sans tarder, en présence des bâtiments ennemis qui s’avançaient, en ligne, à plusieurs encablures les uns des autres, avec l’intention évidente d’attaquer les corsaires malouins, et de s’en emparer.

D’un commun accord, les deux capitaines, favorisés par le vent, se portèrent à l’attaque.

Du Goudray Perrée se jeta sur le bâtiment flessinguois qui se trouvait à la gauche, et l’attaqua en proue, le labourant de coups de canon, de l’avant à l’arrière, tandis que le capitaine de Launay prenait le même bâtiment par le travers, et le couvrait de ses feux.

Surpris par cette double agression, le bâtiment ennemi flottait désemparé, à la merci de ses adversaires, qui cherchaient bien plus à rentrer au port avec leurs cargaisons intactes, qu’à faire une prise, probablement sans valeur.

Aussi, tandis que les deux autres corsaires flessinguois se rapprochaient, et tiraient leurs premières bordées, le Comte de la Bédoyère et le Président de Grénédan cinglaient vers la Corogne, où ils arrivaient sans encombre[11], après un combat de cinq heures, et avec une perte, pour chacun, d’environ dix-huit hommes tués ou blessés.

D’autres difficultés les y attendaient, car le Conseil des Indes, informé à Madrid par les commerçants espagnols rivaux, de l’arrivée des deux frégates françaises, donna l’ordre de saisir toutes les cargaisons venant de la mer du Sud[12].

Mais le Conseil des Indes n’avait pas de moyens d’action suffisants, dans le port de la Corogne, pour obtenir la sanction immédiate de sa décision.

Prévenu à temps, le consul de France put écrire, dès le 28 juillet, dans les termes suivants au cardinal d’Estrées, ambassadeur du Roi, à Madrid :

« Le 28 juin, il est rentré à la Corogne deux frégates de Saint-Malo, à cause des corsaires flessinguois, qui croisent sur les côtes de Galice, contre lesquels elles ont eu un rude combat, dont elles sont sorties à leur avantage. Or, le conseil des Indes a pris sur lui d’envoyer un ordre, à son représentant, de faire visiter ces bateaux, qui ne sont pas venus pour commercer ; ils sont venus pour se remettre du combat ; cela est contraire à tous les traités ».

Dès que le roi Philippe V fut informé de cet incident par le cardinal d’Estrées, il donna l’ordre au Conseil des Indes de cesser toute action illégale.

A côté du cardinal d’Estrées, se trouvait alors à Madrid, un fonctionnaire important, le sieur Daubenton. C’était, en quelque sorte, un chargé d’affaires, qui se tenait en relations constantes avec les consuls dans les ports, et qui réglait, sous la haute autorité de l’ambassadeur, toutes les affaires intéressant le département de la Marine.

Après entente avec l’ambassadeur, Daubenton fit savoir aux deux capitaines malouins que leurs bâtiments devaient mouiller au large, et qu’ils devaient s’opposer aux prétentions du Conseil des Indes, conformément au décret royal qui défendait la visite des vaisseaux français.

Le Conseil des Indes essaya bien alors de faire révoquer ce décret, mais sans succès.

D’autre part, le comte de Pontchartrain écrivit presqu’aussitôt de Versailles au sieur Danycan de l’Espine, pour le mettre au courant de la question.

Quand ce message parvint à Saint-Malo, le Comte de la Bédoyère et le Président de Grénédan avaient déjà quitté la Corogne. Mais, si près du but, d’autres épreuves les attendaient.

Retardés par une violente tempête, ils furent encore obligés de louvoyer dans la baie de Betanzos, devant le Ferrol, et même de relâcher à Santander, avant d’arriver enfin, après tant d’émotions, à Saint-Malo, dans les derniers jours d’août 1703.


La somme payée aux intéressés, par la Monnaie, après livraison à l’État des matières d’or et d’argent importées par le Comte de la Bédoyère et le Président de Grénédan, et après prélèvement de l’impôt de 6 pour cent, appelé « Indult », s’éleva à un million 259.147 livres, dix sols, six deniers, sans compter 1.630 livres pour les cargaisons de laine de vigogne et de sucre.

Bien qu’il soit à peu près impossible de comparer la valeur, et surtout le pouvoir d’achat, de la livre à cette époque, avec celui du franc actuel, on peut dire cependant que le total de ces chiffres correspondrait, aujourd’hui, à une somme d’au moins douze ou quinze millions de francs.

Ce résultat important sera suivi par le succès, encore plus complet, de l’expédition qui se préparait, et après laquelle les navires malouins, comme emportés par le flot à travers une digue rompue, se porteront, en nombre, vers l’Amérique du Sud, créant ainsi, un réseau inextricable d’intrigues et de procès, dans lequel la compagnie du commerce dans la mer du Sud, se débattra pour obtenir des indemnités, jusqu’au jour où, lasse de réclamer sans rien obtenir, elle se décidera à prendre part elle-même aux expéditions.

  1. E. W. Dahlgren. Les relations commerciales et maritimes, etc. Paris, 1909.
  2. Louis, comte de Pontchartrain, nommé chancelier, avait été remplacé, comme secrétaire d’État à la Marine, en 1699, par son fils Jérôme, comte de Pontchartrain.
  3. Journal de bord du « Président de Grénédan », Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Pièce non classée. Communiqué grâce à la complaisance de M. Bourde de la Rogerie, Archiviste en chef du département d’Ille-et-Vilaine.
  4. E. W. Dahlgren, Relations commerciales et maritimes, etc.
  5. Relation du voyage dans la mer du Sud, par M. Frezier, Paris, 1716. Relation d’un voyage dans la mer du Sud, par Louis Feuillée. religieux, Paris, 1716. (Bibliothèque du Ministère de la Marine, Service hydrographique).
  6. Journal de bord du « Président de Grénédan ». Pour faciliter la lecture, quelques mots ont été changés au texte original.
  7. Journal de bord du « Président de Grénédan ».
  8. Du 5 au 26 mars 1703.
  9. Environ deux kilos et demi.
  10. Le 13 juin 1703.
  11. Le 28 juin.
  12. Daubenton à Pontchartrain, au Consul de la Corogne, au Cardinal d’Estrées (Archives Nationales. Marine, B. 7). Pontchartrain à Daubenton et à Danycan (Archives Nationales, Marine, B. 2.).