Victor-Havard (p. 252-256).
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VII

Mme de Tillenay mena pendant tout l’hiver cette existence accidentée et jouisseuse qui l’absorbait complètement. Elle ne voyait plus personne. Elle avait abandonné son jour de réception, ne répondait ni aux lettres de ses amies, ni à leurs invitations. Stanislas ne la voyait guère plus que les autres. Elle était chez elle comme dans un hôtel meublé où l’on couche de temps en temps, où l’on vient chercher sa correspondance et se recoiffer devant l’armoire à glace.

M. de Tillenay, habitué à son originalité, à ses écarts, ne s’en inquiétait pas plus qu’il ne s’était inquiété auparavant de ses relations avec Mlle Moïnoff, et évitait de trop la questionner.

Jeanne était inguérissable et condamnée à son vice jusqu’au jour où son corps surmené se rebellerait, où quelque sourde et douloureuse maladie la clouerait inerte comme un invalide sur une de ces petites voitures qu’on traîne au soleil, lentement ; n’était-ce pas perdre son temps que de chercher à l’arrêter, que chercher à l’importuner par d’inutiles récriminations ?

Au fond, bien qu’il eût pris son parti de tout ce qui lui arrivait, du ratage absolu de sa vie, du boulet désastreux qu’il s’était imprudemment rivé au pied, Stanislas consultait des médecins, lisait des livres techniques et attendait le dénouement prévu avec de secrètes impatiences. Dans sa solitude, il escomptait les chances qu’avait Jeanne d’être emportée avant lui, il calculait le laps de temps probable qui le séparait de cette délivrance. Peut-être se remarierait-il alors, mais avec combien de précautions, combien de tâtonnements avant d’affronter une seconde fois cette dangereuse loterie. En attendant, il tirait de son côté comme s’il eût été séparé de sa femme, voyageait sans l’en prévenir, recevait ses amis, passait ses nuits au club, devenu joueur par désœuvrement et par ennui. Quand on lui demandait des nouvelles de Jeanne, il répondait tranquillement :

— Ma femme est à Melun depuis quelque temps chez une de ses meilleures amies, la baronne de Millemont.

Mme de Tillenay lui avait donné ce prétexte pour expliquer ses absences réitérées. Elle ne quittait presque plus Suzette Rivière. Au théâtre, elle habillait et déshabillait l’actrice et lui tenait sa pelisse derrière un portant comme une camériste. Elle réglait les notes, choisissait les chevaux, les toilettes, les chapeaux de sa protégée. Elle se faisait tout envoyer chez Suzette, aussi bien ses lettres que ses rôles, et M. de Tillenay était le seul à ignorer ce scandale qu’on commentait déjà un peu partout.

« Notre petit ménage », disait-elle à Suzette, avec une assurance très sincère, et l’actrice s’en amusait beaucoup. C’étaient des nuits blanches qui se suivaient avec la même rage d’amour de part et d’autre, les mêmes curiosités malsaines, les mêmes inassouvissements, des parties folles dans Paris à la découverte de voluptés inédites.

Elles avaient toutes les audaces, elles osaient entrer en plein jour dans les boutiques interlopes des passages et n’en sortaient qu’au bout de quelques heures, elles allaient après le théâtre souper quelquefois dans un café de la place Pigalle, toujours encombré de couples féminins et de jolis modèles, et elles en ramenaient un ou deux dans leur coupé pour s’encanailler plus profondément, pour jouer avec eux comme avec des poupées. Et dans ces mêlées luxurieuses, Jeanne dépassait en libertinage, en impudeur, les filles ramassées ainsi devant une table de café équivoque.

La déchéance était attristante.

Cependant la petite actrice la ruinait insensiblement, croquait de ses quenottes nacrées comme une sandwich au caviar, les économies laborieuses du père Moriceau et l’argent des Luxille. Jeanne puisait, puisait dans les tiroirs de son mari, empruntait aux usuriers, signait des billets, vendait ses chevaux, sans retourner la tête derrière elle, sans voir le trou profond qui se creusait, qui s’élargissait de jour en jour, hypnotisée qu’elle était par la chair blanche et rose de sa protégée, par la tache rouge de ses lèvres toujours gercées de fièvre…