Victor-Havard (p. 257-264).
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VIII

Suzette en eut bientôt assez. Elle avait une trop grande indépendance d’allures et de caractère pour s’accommoder de cette vie à deux qui supprimait l’imprévu de l’amour, la fantaisie ignorée du lendemain et le charme des rencontres, qui malgré ses délices, ses emportements finissait par être toujours la même chose, par lui rappeler le fameux pâté d’anguilles dont parle La Fontaine. Mme de Tillenay ne lui laissait aucun répit, l’intimidait, barrait la porte de l’hôtel à tous ceux et à toutes celles qui se présentaient. L’actrice était comme un oiseau en cage.

Sa protectrice l’asservissait insensiblement à sa volonté, en faisait son joujou. Elle étouffait ses révoltes par des baisers. Elle la tuait par ses tendresses acharnées sans qu’elle eût la force de se dérober, de la chasser loin d’elle. Sa voix claire, d’un timbre pur comme la voix d’un enfant de chœur qu’on entend dans les églises, s’éraillait, se faussait à la suite de ces fatigues continuelles, des insomnies après lesquelles il fallait répéter toute la journée, puis le soir, avoir des forces quand même et tenir jusqu’au bout.

Cette délicate, qui était faite tout au plus pour sucer de temps en temps un bonbon poivré, pour tremper ses lèvres dans un verre de kümmel, ne mangeait plus que des choses au cary et au poivre rouge, ne buvait plus que des potions cantharidées.

Elle se consumait à petit feu dans les bras de Mme de Tillenay. Elle était malade à tout instant, maigrissait, prenait des teintes de chlorose et l’on ne reconnaissait plus le petit abbé d’autrefois, la figure adorable et purpurine de vieux saxe, souriante, rose et potelée, échappée d’une autre époque que la nôtre.

Un jour elle eut peur en se regardant dans sa psyché. Sa face blanche où les yeux profondément cernés braisillaient d’une lueur étrange, ses lèvres d’où le sang semblait avoir fui goutte à goutte, sa gorge amaigrie qui ne pointait plus comme deux globes de marbre rose, l’hallucinèrent comme si elle eût entrevu son fantôme — la « double » qu’a dépeinte Edgar Poë — avec derrière lui, elle ne savait quoi qui la guettait, qui l’enveloppait silencieusement. Elle se vit laide, délaissée, déraillant, quittant les planches, vendant ses bijoux, son hôtel et roulant d’étape en étape à ce café du Rat-Mort où elle allait ramasser des filles…

Puis Mme de Tillenay l’ennuyait avec sa jalousie, son égoïsme d’amoureuse, ses crises de passion. Elle ne savait pas l’amuser, la faire rire comme cette bouffonne de Jane Darmont. En dehors de l’amour, en dehors des baisers, Jeanne bâillait, n’était plus bonne à rien, montrait une figure maussade et ne parlait presque pas. Elle se répétait, elle ne variait pas plus ses histoires que ses caresses.

Toutes ces raisons réunies et aussi l’instinctive répulsion que lui causait le « collage », l’amour exclusif et de longue durée l’incitèrent à en finir, à dénouer lentement les mailles, du filet dans lequel elle avait eu la bêtise de s’emprisonner. Rupture habile, profitant des moindres causes pour s’accuser plus ouvertement, évitant les scènes inutiles, les larmes, les prières qui apitoient, allant droit au but jour par jour, heure par heure, minute par minute, sans secousses, sans heurtements. Indispositions subites qui se prolongent, qui épargnent de vains simulacres de passion, reproches injustes qui amènent des bouderies réciproques, tous les dissolvants qui détournent l’une de l’autre, qui désunissent les doigts lassés et refroidis.

Ce n’était cependant pas encore la séparation complète, la brouille immédiate et Mme de Tillenay ne se doutait de rien, ne cherchait pas à s’expliquer le changement qui s’opérait dans la conduite de Suzette. Elle passait encore de temps en temps une nuit chez sa protégée. Suzette craignait en effet de brusquer le dénouement, voulait l’amadouer, lui fermer sa porte sans qu’elle eût le droit de se plaindre, de lui reprocher son ingratitude. Et, un matin, Mme de Tillenay reçut la lettre suivante que la petite actrice avait jetée la veille à la poste après la représentation :

« Mon petit Colas, je suis toute navrée de la mauvaise nouvelle qu’il faut t’apprendre comme cela sans crier gare. Je suis engagée pour trois ans avec Jane Darmont à Saint-Pétersbourg et nous partons demain au grand galop. Je t’aime toujours et je penserai bien à toi, là-bas. Ne sois pas trop triste et dépêche-toi de trouver une autre petite femme aussi blonde et aussi jolie que ta Suzette qui te consolera bien vite.

« Je n’ai que le temps de griffonner ces quelques lignes et d’emplir mon papier d’un tas de baisers qui iront te dire adieu pour moi et mieux que moi. Je t’embrasse sur tes chères lèvres.

« Suzette Rivière. »

« P.-S. — Il est inutile que tu te déranges et que tu viennes rue Galilée. Le logis est sens dessus dessous, des malles par-ci, des paquets par-là, et nous jouerions inutilement à cache-cache là-dedans. »

Mme de Tillenay tenta cependant de revoir sa protégée, mais on ne la reçut pas. Elle en eut un chagrin immense — un chagrin mêlé de dépit qui altéra sa santé, qui la cloua au lit avec une sorte de fièvre chaude. Elle se guérit à peu près.

Sa raison déjà affaiblie par tous ces excès, décroissait comme une lampe où manque l’huile. Elle se condensait dans la même idée fixe de jouissance et aussi de faire du mal à celles qui s’étaient moquées de son amour l’une après l’autre, à Mlle Moïnoff et à la petite actrice des Nouveautés. Elle y pensait le jour. Elle en rêvait la nuit, hantée par des idées criminelles et stupides, et désespérée d’être impuissante, de n’aboutir à rien.

Par moments, elle avait des douleurs aiguës comme si on lui eût enfoncé un coin de fer dans la nuque, puis ses yeux s’obscurcissaient et sa tête lui semblait vide et inerte. Elle sentait bien qu’elle se donnait le coup de grâce, qu’elle s’exécutait elle-même. Elle avait, durant des éclaircies calmes, la terreur sourde de l’avenir, l’effroi de mourir ou ce qui serait plus terrible que la mort, d’être claustrée dans un asile d’aliénés.

Pourtant elle ne renonçait pas à ses habitudes vicieuses. Elle n’essayait même pas de lutter, de se distraire, de changer le cours de ses pensées en s’épuisant par des exercices violents. Le mal était à son paroxysme, dégénérait en manie sénile et machinale.

Elle engagea à son service, comme femme de chambre, Mariette, l’un des modèles que Suzette et elle avaient plusieurs fois ramenés d’un café interlope de la place Pigalle. Mariette consentit à être ce qu’elle exigeait, reprit l’éducation entreprise par l’actrice.

Et Mlle de Tillenay s’enlisa dans la boue, courut avec cette fille les maisons de proxénètes, les tables d’hôte de femmes, fut bientôt connue de toutes les rouleuses, qui la tutoyaient, l’appelaient par son petit nom et l’emmenaient fumer des cigarettes et faire la noce dans leurs appartements garnis de la rue des Martyrs ou de la rue Saint-Georges.

La jeune femme semblait une aveugle qui ne sait où elle va, et elle avait maintenant de telles prostrations nerveuses, que Mariette épouvantée, se sauvait de la chambre, s’habillait à la hâte et l’abandonnait toute seule, raidie, comme morte dans le grand lit dévasté, raviné par leurs étreintes libertines.