Victor-Havard (p. 246-251).
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VI

— Bonjour, chérie, tu ne m’attendais plus, dis ?

Mais Jeanne qui tambourinait tout à l’heure une marche incohérente contre les vitres, qui avait arrêté la pendule dont le bruit monotone l’énervait, n’eut pas la force de se plaindre, de bouder contre sa jolie « protégée », comme elle appelait Suzette Rivière. Celle-ci, un peu penchée en avant dans un mouvement gracieux qui dessinait la courbure de son dos, lui souriait, lui tendait les lèvres ainsi qu’un bébé qui désire une praline. Sa voilette pointillée de pois d’or mettait de l’ombre sur ses yeux.

Elle enleva son chapeau épingle par épingle, et brusquement, ayant déboutonné le manteau de loutre qui l’enveloppait, elle apparut dans son costume d’opérette, en petit abbé de cour.

— Voilà, ma chère, dit-elle en pirouettant gaîment, vous allez avoir le plaisir et l’honneur de déjeuner avec un homme d’église. Cela vous plaît-il ?

Et sans attendre la réponse de Mme de Tillenay, Suzette lui prit le menton et la baisa galamment derrière l’oreille. Elles éclatèrent de rire au nez du maître d’hôtel correct qui les servait et qui n’avait pu en entrant dans leur cabinet maîtriser un mouvement de surprise. Et l’on recommença six fois au moins le menu, sans parvenir à se décider, avec des hésitations, des mots échangés à voix basse, des réflexions drôles qui partaient comme des fusées. À la fin, Suzette s’écria, renversée sur les coussins du divan :

— Composez cela vous-même, Ernest, j’y perds tout mon latin. C’est simple comme bonjour, un déjeuner offensif, quoi !

Et le maître d’hôtel écrivit gravement :

Deux douzaines d’Ostende ;
Homard à l’américaine ;
Chaud-froid de perdreau ;
Truffes Périgord au Champagne ;
Piments d’Espagne en salade.

— Quels vins ? demanda-t-il.

— Liebfraumilch, Pontetcanet et Champagne !

Jeanne s’amusait comme elle ne s’était jamais amusée encore. Cette fantaisie imprévue de l’actrice, ce cabinet particulier avec sa glace striée d’hiéroglyphes galants, ce divan moelleux où rapprochées l’une de l’autre, il leur venait des idées amoureuses, lui avaient fait complètement perdre la tête.

Elle ne pouvait rassembler ses pensées. Elle frissonnait en touchant seulement les mains de Suzette. Ce qu’elle ressentait dans tout son être était indéfinissable. C’était délicieux et elle en souffrait. La vibration suraiguë de ses nerfs excités remplissait son cerveau, y creusait comme une fêlure. Une faiblesse étrange prostrait ses membres et cette langueur au lieu de l’assoupir, de la calmer, attisait sa fièvre.

Elle eût donné ce qui lui restait d’années à vivre pour être dans la chambre tendue de peluche feuille-morte, pour s’anéantir dans les bras de Suzette, comme le soir où elles étaient revenues ensemble du théâtre.

Mise en gaieté par le « Liebfraumilch » — ce vin couleur de soleil qui réchaufferait un moribond — Suzette taquinait son amie, la servait, la cajolait, et comme Mme de Tillenay se défendait, cherchait à intervertir les rôles, la petite actrice répéta avec un entêtement despotique :

— Je veux, je veux… Puisque j’ai des culottes, c’est moi qui dois te faire la cour…

Et elle s’en acquittait à miracle, la gamine, elle avait l’air de Chérubin qui récite la romance à Madame, qui se glisse et se cache dans la traîne de la comtesse et profite le la liberté qu’on lui laisse, de ce qu’on dit, en montrant ses joues roses pas même duvetées : « Un enfant, est-ce que cela compte », pour mettre les filles à mal et berner les maris confiants.

Ce menu enragé les surchauffait comme ces brouets cantharidés que les garçons d’honneur apportent aux nouveaux mariés, le soir de leurs noces, dans les villages du Languedoc. Et pour surexciter davantage Mme de Tillenay, Suzette qui avait le diable au corps commença à dire des polissonneries, apprit à sa protectrice des termes d’argot amoureux qu’elle ignorait et en la priant, en la questionnant habilement, elle parvint à lui faire raconter ses premiers essais de vicieuse avec Mlle Moïnoff.

Et, à son tour, elle lui raconta avec des détails minutieux et précis comment Jane Darmont l’avait débauchée à seize ans quand elle était au Conservatoire, les caprices insensés de blasée qui lui venaient en tête sans rime ni raison, le voyage de deux mois — un voyage de jeune couple — qu’elles avaient été faire ensemble, aux vacances, le long de la côte normande, deux mois d’amour fou, de nuits sans sommeil, de journées délicieuses derrière les volets clos de leur chambre d’hôtel au bout desquels Jane Darmont lui avait donné son premier phaéton et bientôt après son hôtel de la rue de Galilée.

Et Mme de Tillenay, jalouse du passé, pleurant presque, la serrait contre elle, lui disait :

— Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrées plus tôt ? Pourquoi ne t’ai-je pas possédée avant toutes les autres femmes ?

Au dessert Suzette tira le verrou de la porte.