Traduction par Théo Varlet.
Nelson (p. 212-228).


JUMEAUX


Grande est la justice du Blanc… plus grand est le pouvoir d’un mensonge.
Dicton indigène.


La voici, votre justice anglaise, Protecteur du pauvre ! Regardez mon dos et mes reins battus de verges… de verges pesantes ! Je suis un pauvre homme, et il n’y a pas de justice dans les tribunaux.

Nous étions deux, et nés d’une seule naissance, mais je vous jure que j’étais né le premier, et que Ram Dass est le plus jeune d’au moins trois respirations. L’astrologue l’a dit ainsi ; et c’est écrit dans mon horoscope… l’horoscope de Durga Dass.

Mais nous étions pareils… moi et mon frère, qui est un monstre sans foi… si pareils que personne ne savait, à nous voir ensemble ou séparément, qui était Durga Dass. Je suis un Mahajun de Pali en Marwar, et un honnête homme. C’est la vérité. Quand nous fûmes arrivés à l’âge d’homme, nous quittâmes la demeure de notre père, à Pali, et nous allâmes au Pundjab, où tous les gens sont des cervelles vaseuses et des fils d’ânesses. Nous prîmes une boutique ensemble à Isser Jang… moi et mon frère… près du grand puits d’où le camp du gouverneur tire son eau. Mais Ram Dass, qui est sans foi, me chercha querelle, et nous nous séparâmes. Il prit ses livres, et ses ustensiles, et sa marque, et devint un bunnia[1] dans la longue rue d’Isser Jang, près la porte de la route qui mène à Montgomery. Ce n’est pas ma faute si nous nous sommes arraché réciproquement le turban. Je suis un Mahajun de Pali, et je dis toujours la vérité. Ram Dass était le voleur et le menteur.

Or personne, pas même les petits enfants, ne pouvait au premier abord voir qui était Ram Dass et qui était Dunga Dass. Mais tous les gens d’Isser Jang (puissent-ils mourir sans enfants mâles !) disaient que nous étions des voleurs. Ils nous injuriaient beaucoup, mais je leur prêtais de l’argent sur leurs lits et sur leurs ustensiles de cuisine, et sur le blé en herbe et le veau à naître, depuis le puits de la grande place jusqu’à la porte de la route de Montgomery. Ils étaient bêtes, ces gens, indignes de couper les ongles des pieds à un Marwari de Pali. Je leur prêtais de l’argent à eux tous. Un peu, très peu seulement… un pice[2] par-ci, un pice par-là. Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme ! Tout l’argent est resté à Ram Dass… puissent ses fils devenir chrétiens, et sa fille être un feu ardent et une honte pour sa maison de génération en génération ! Puisse-t-elle mourir non mariée, et donner le jour à une multitude de bâtards ! Que la lumière sorte de la maison de mon frère Ram Dass. C’est ce que je demande au ciel deux fois par jour… avec des offrandes et des charmes. Telle fut l’origine de mes maux. Nous divisâmes entre nous la ville d’Isser Jang… moi et mon frère. Il y avait hors des portes un propriétaire foncier qui habitait à un quart de lieue de là, sur la route qui mène à Montgomery, et il se nommait Muhammed Shah, fils de nabab. C’était un grand débauché, et il buvait du vin. Aussi longtemps qu’il y avait des femmes dans sa maison, et du vin et de l’argent pour les fêtes de mariage, il était heureux et s’essuyait la bouche. Ram Dass lui prêta de l’argent, un lakh[3]ou un demi-lakh… comment le saurais-je ? et du moment qu’il obtenait l’argent, le propriétaire ne s’inquiétait pas de ce qu’il signait.

Les gens d’Isser Jung étaient mon lot, et le propriétaire avec le dehors de la ville étaient le lot de Ram Dass ; car nous nous étions ainsi arrangés. J’étais le pauvre dans cette combinaison, car les gens d’Isser Jang manquaient de richesses. Je faisais ce que je pouvais, mais il suffisait à Ram Dass d’attendre devant la porte du jardin du propriétaire et de lui prêter de l’argent, en recevant les reconnaissances de la main du régisseur.

Dans l’automne de l’année qui suivit le prêt, Ram Dass dit au propriétaire : « Rendez-moi mon argent », mais le propriétaire ne lui donna que des injures. Mais Ram Dass alla devant les tribunaux avec les papiers des reconnaissances… le tout en règle… et obtint des décrets de saisie contre le propriétaire ; et le nom du gouvernement était en travers des timbres des décrets. Ram Dass prit un champ après l’autre, et un mangoustier après l’autre, et un puits après l’autre, et il mettait dans chaque lopin des gens à lui… ses débiteurs du faubourg d’Isser Jang… pour les cultiver. Il s’étendit ainsi sur la terre, car il avait les papiers, et le nom du gouvernement était en travers des timbres, si bien qu’à la fin ses gens occupèrent pour lui tous les lopins entourant la grande maison blanche du propriétaire. C’était bien fait ; mais quand le propriétaire vit ces choses, il se mit très en colère et maudit Ram Dass à la façon des mahométans.

Ainsi donc le propriétaire était en colère, mais Ram Dass en riait et réclamait encore des champs, comme il était écrit sur les reconnaissances. Cela se passait dans le mois de Phagun. Je pris mon cheval et m’en allai pour parler à l’homme qui fait des bracelets de laque sur la route qui mène à Montgomery, parce qu’il me devait quelque chose. Il y avait en avant de moi, sur son cheval, mon frère Ram Dass. Et quand il me vit il s’enfonça dans les hauts blés, parce qu’il y avait de la haine entre nous. Mais je continuai mon chemin. Les chauves-souris voletaient, et la vapeur du soir flottait à ras de terre. Arrivé au bois d’oranger voisin de la maison du propriétaire, je vis venir à moi quatre hommes, des fanfarons mahométans, aux visages masqués, qui arrêtèrent mon cheval par la bride en s’écriant : « C’est Ram Dass ! Frappe ! » Ils me battirent avec leurs lattes… de lourdes lattes renforcées de fil de fer par le bout, les armes qu’emploient ces porcs de pandjabis… jusqu’au moment où je leur demandai grâce et tombai sans connaissance. Mais ces impudents me battaient toujours, disant : « Ô Ram Dass, voici votre intérêt… bien pesé et compté dans votre main, Ram Dass ! » Je criai bien haut que je n’étais pas Ram Dass, mais bien Durga Dass, son frère, ils ne m’en battirent que de plus belle, et quand je fus hors d’état de crier davantage, ils me laissèrent. Mais je vis leurs figures. Il y avait là Elahi Baksh, qui court, à côté du cheval blanc du propriétaire, et Nur Ali, le gardien de la porte, et Wajib Ali, le très robuste cuisinier, et Abdul Latif, le messager… tous de la maison du propriétaire. Ces choses, j’en pourrais jurer sur la Queue de la Vache sacrée si c’était nécessaire, mais… ahi ! ahi !… cela a déjà été juré, et je suis un pauvre homme perdu d’honneur.

Quand tous quatre se furent éloignés en riant, mon frère Ram Dass sortit des blés et pleura sur moi, me croyant mort. Mais j’ouvris les yeux, et le priai d’aller me chercher de l’eau. Quand j’eus bu, il me mit sur son dos, et par des chemins détournés me transporta dans la ville d’Isser Jang. En cette heure-là mon cœur inclina vers Ram Dass, mon frère, à cause de sa bonté, et je perdis mon inimitié.

Mais un serpent reste un serpent jusqu’au jour de sa mort ; et un menteur un menteur jusqu’au jour où le Jugement des dieux le saisit au talon. J’eus tort de me fier à mon frère… le fils de ma mère.

Quand nous fûmes arrivés à sa maison, et que je me sentis un peu mieux, je lui contai mon histoire, et il me dit :

— C’est sans doute moi qu’ils voulaient battre. Mais les tribunaux sont là, et il y a par-dessus tout la justice du Sirkar ; et devant les tribunaux tu iras quand tu auras surmonté ta faiblesse.

Or, peu de temps après que nous avions quitté Pali, précédemment, il s’était produit une famine qui s’étendit de Jesulmyr à Gurgaon et atteignit Gogunda au sud. À ce moment la sœur de mon père s’en vint habiter avec nous à Isser Jang ; car un homme doit veiller avant tout à ce que les siens ne meurent pas de faim. Quand survint la querelle entre nous deux, la sœur de mon père (une maigre chienne édentée !) dit que Ram Dass avait raison, et s’en fut avec lui. Comme elle connaissait la médecine, et beaucoup de remèdes, c’est entre ses mains que Ram Dass, mon frère, me remit affaibli par les coups, et tellement meurtri que je rendais le sang par la bouche. Après deux jours de maladie la fièvre s’empara de moi, et j’attribuai cette fièvre à ma rancune envers le propriétaire.

Les Pandjabis d’Isser Jang sont tous les fils de Bélial et d’une ânesse, mais ils sont très bons témoins, en ce sens qu’ils soutiennent leur déposition quoi que puissent dire les plaideurs. Je me proposais d’acheter des témoins à la douzaine, et chacun déposerait non seulement contre Nur Ali, Wajib Ali, Abdul Latif, et Elahi Baksh, mais contre le propriétaire, disant que lui-même, monté sur son cheval blanc, avait appelé ses hommes pour me battre ; et de plus qu’ils m’avaient volé trois cents roupies. Pour ce dernier témoignage, je remettrais un peu de sa dette à l’homme qui vendait les bracelets de laque, et il dirait qu’il avait mis l’argent entre mes mains et me l’avait vu voler de loin ; mais qu’ayant peur il avait pris la fuite. J’exposai ce plan à mon frère Ram Dass ; il me dit que l’arrangement était bon, et m’exhorta à prendre courage et à me dépêcher de me remettre sur pied. Durant ma maladie mon cœur était ouvert à mon frère, et je lui dis les noms de ceux que je voulais appeler comme témoins… tous de mes débiteurs, mais cela le magistrat-sahib ne pouvait en avoir connaissance, pas plus que le propriétaire. La fièvre ne me lâchait pas, et après la fièvre je fus pris de coliques et d’épreintes affreuses. Ce jour-là je crus ma fin venue, mais je sais maintenant que celle qui me donnait les médicaments, la sœur de mon père… une veuve au cœur de veuve… avait provoqué ma seconde maladie. Ram Dass, mon frère, me déclara que ma maison était fermée à clef, et me remit la grosse clef de porte avec mes livres, en même temps que toutes les espèces qu’il y avait chez moi… y compris l’argent enterré sous le carreau ; car je craignais fort que les voleurs ne vinssent à pénétrer et à fouiller. Je dis la vérité : il n’y avait que très peu d’argent dans ma maison. Peut-être dix roupies… peut-être vingt. Comment puis-je le dire ? Dieu m’est témoin que je suis un pauvre homme.

Une nuit, quand j’eus dit à Ram Dass tout ce que j’avais dans mon cœur au sujet de la poursuite que je dirigerais contre le propriétaire, et que Ram Dass m’eut dit qu’il avait fait les arrangements avec les témoins, me donnant leurs noms par écrit, je fus pris à nouveau d’un grand malaise, et on me mit au lit. Quand je fus un peu rétabli — je ne puis dire combien de jours après — je m’enquis de Ram Dass, et ma sœur me dit qu’il était parti à Montgomery pour un procès. Je pris médecine et dormis très lourdement sans me réveiller. Quand j’ouvris les yeux, un grand silence régnait dans la maison de Ram Dass, et personne ne me répondit quand j’appelai… pas même la sœur de mon père. Cela m’emplit de crainte, car je ne savais pas ce qui était arrivé.

Prenant mon bâton en main, je sortis à pas lents et arrivai enfin à la grande place du puits, et ma rancune contre le propriétaire s’augmentait des douleurs que me causait chacun de mes pas.

J’allai trouver Jowar Singh, le charpentier, dont le nom était le troisième sur la liste de ceux qui devaient témoigner contre le propriétaire, et lui dis :

— Est-ce que tout est prêt, et savez-vous ce que Vous devez dire ?

Jowar Singh répondit :

— Qu’est ceci, et d’où viens-tu, Dunga Dass ?

Je lui dis :

— De mon lit, où je suis resté longtemps couché malade par la faute du propriétaire. Où est Ram Dass, mon frère, qui devait s’arranger avec les témoins ? Vous et les vôtres, vous êtes bien sûr au courant !

Alors Jowar Singh me dit :

— Qu’est-ce que tu viens me raconter, ô menteur ? J’ai témoigné et j’ai été payé, et le propriétaire a, par l’ordre de la cour, payé deux fois les cinq cents roupies qu’il a dérobées à Ram Dass, et encore cinq cents autres à cause de la grande injure qu’il a faite à votre frère.

Le puits et le jujubier qui l’ombrage ainsi que la place d’Isser Jang s’obscurcirent à mes yeux, mais je m’appuyai sur mon bâton et dis :

— Non ! Vous me tenez un discours puéril et insensé. C’est moi qui ai souffert par la faute du propriétaire ; et je suis venu afin de préparer le procès. Où est mon frère Ram Dass ?

Mais Jowar Singh secoua la tête, et une femme cria :

— Quel mensonge est-ce là ? Quelle querelle le propriétaire a-t-il avec vous, bunnia ? Seuls les gens impudents et sans foi bénéficient des épreuves de leur frère. Ces bunnias n’ont-ils donc pas d’entrailles ?

Je m’écriai de nouveau, disant :

— Par la Vache… par le serment de la Vache, par le temple de Mahadeo à la gorge bleue, moi et moi seul ai été battu… battu à en mourir ! Parlez mieux, ô gens d’Isser Jang, et je paierai les témoignages.

Et je flageolais sur place, car la maladie et la douleur des coups reçus pesaient sur moi.

Alors Ram Narain, qui étale son tapis sous le jujubier près du puits, et qui écrit toutes les lettres pour les gens de la ville, arriva et dit :

— C’est aujourd’hui le quarante-et-unième jour depuis la batterie, et depuis ces six derniers jours le procès a été jugé par le tribunal, et le sahib commissaire adjoint a rendu sa sentence en faveur de votre frère Ram Dass, concernant le vol, duquel moi aussi j’ai témoigné, et toutes les autres choses que les témoins ont dites. Il y avait beaucoup de témoins, et par deux fois Ram Dass s’est évanoui dans le tribunal à cause de ses blessures, et le sahib Empêcheur… le baba-sahib[4] Empêcheur… lui a donné une chaise devant tous les plaideurs. Pourquoi vous lamenter, Dunga Dass ? Ces choses sont arrivées comme je viens de le dire. N’est-il pas vrai ?

Et Jowar Singh dit :

— C’est la vérité. J’étais là, et il y avait un coussin rouge sur la chaise.

Et Ram Narain dit :

— Ce jugement a causé grande honte au propriétaire, et craignant sa colère Ram Dass et toute sa maison s’en sont retournés à Pali. Ram Dass m’a dit que vous étiez parti également le premier, l’inimitié n’existant plus entre vous, pour ouvrir une boutique à Pali. Certes, il vous serait profitable de partir à l’instant même, car le propriétaire a juré que s’il attrape quelqu’un de votre famille, il le pendra par les pieds à la poutre du puits et, le balançant de part et d’autre, le battra de lattes jusqu’à ce que le sang lui sorte par les oreilles. Ce que j’ai dit concernant le procès est vrai, comme ces gens-ci peuvent l’attester… y compris les cinq cents roupies.

Je dis :

— Était-ce cinq cents ?

Et Kirpa Ram, le Jat[5], dit :

— Cinq cents ; car j’ai témoigné moi aussi.

Et je gémis, car j’avais eu l’intention de dire deux cents seulement.

Alors une nouvelle crainte m’envahit et mes entrailles se changèrent en eau, et courant vite à la maison de Ram Dass, je me mis à la recherche de mes livres et de mon argent dans le grand coffre de bois sous mon lit. Il n’y restait plus rien… pas même la valeur d’un caurie[6]. Tout avait été enlevé par le démon qui se disait mon frère. J’allai aussi à ma propre maison et ouvris les volets, mais là également il n’y avait plus rien que les rats parmi les corbeilles à grain. En cette heure ma raison m’abandonna, je déchirai mes habits, et courant à la place du puits, réclamai justice des Anglais contre mon frère Ram Dass, et dans ma folie, allai jusqu’à raconter que mes livres étaient perdus. Quand on me vit prêt à sauter dans le puits on crut à la vérité de mon discours, d’autant plus que mon dos et ma poitrine portaient encore les traces des lattes du propriétaire.

Jowar Singh le charpentier me soutint, et me tournant entre ses mains — car il est très fort — montra les cicatrices de mon dos, et se courba en deux à force de rire sur la margelle du puits. Il cria si haut que tous l’entendirent, de la place du puits au caravansérail des pèlerins :

— Oho ! Les chacals se sont disputés, et le gris a été pris au piège. En vérité cet homme a été sérieusement battu, et son frère a emporté l’argent que la Cour lui avait alloué ! Oh ! bunnia, on parlera de ceci durant des années à votre détriment ! Les chacals se sont disputés, et de plus les livres sont brûlés. Ô vous, débiteurs de Durga Dass… et je sais que vous êtes nombreux… les livres sont brûlés !

Alors tout Issar Jang se répéta la nouvelle que les livres étaient brûlés… ahi ! ahi ! ai-je donc pu, dans ma folie, laisser échapper cela de mes lèvres… et on riait par toute la ville. On me prodiguait les injures des pandjabis, qui sont des injures atroces et fort cuisantes ; et je reçus aussi des coups de bâton et de la bouse de vache jusqu’au moment où je tombai et demandai grâce.

Ram Narain, l’écrivain public, ordonna aux gens de cesser, de crainte que cela ne se sût à Montgomery, et que les policemen ne vinssent faire une enquête. Sans ménager les gros mots il dit :

— J’aurai quand même pitié de vous, Durga Dass, bien que vous ayez été sans pitié lors de vos démêlés avec le fils de ma sœur dans l’affaire de la vache grise. Quelqu’un a-t-il un poney dont il ne fasse plus de cas, afin que cet individu puisse s’échapper ? Si le propriétaire apprend que l’un des deux est dans la ville (et Dieu sait s’il a fait battre l’un ou les deux, mais cet homme-ci a certainement été battu), il va se commettre un crime, et alors les policiers viendront faire des recherches dans la maison de chacun et mangeront du matin au soir la marchandise du marchand de bonbons.

Kirpa Ram, le Jat, dit :

— J’ai un poney très malade. Mais en le battant bien, il arrivera peut-être à marcher deux milles. S’il crève, les marchands de peaux auront son cadavre.

Alors Chumbo, le marchand de peaux, dit :

— Je te paierai trois annas pour le cadavre, et je marcherai à côté de cet homme jusqu’à ce que le poney crève. S’il dépasse deux milles, je ne te paierai que deux annas.

Kirpa Ram dit :

— Convenu.

On amena le poney, et je demandai la permission de tirer un peu d’eau du puits, parce que j’étais desséché par la peur.

Alors Ram Narain dit :

— Voici quatre annas. Dieu vous a mis bien bas, Durga Dass, et, encore que l’affaire de la vache grise du fils de ma sœur reste entre nous comme une plaie béante, je ne voudrais pas vous renvoyer sans rien. Le chemin est long jusque dans votre pays. Allez, et s’il en a été décrété ainsi, vivez ; mais, surtout, n’emportez pas la bride du poney, car elle est à moi.

Et je sortis d’Isser Jang parmi les rires des Jats à longues jambes, et le marchand de peaux marchait à mon côté, attendant que le poney tombât mort. Il creva au bout d’un mille, et comme le propriétaire m’inspirait beaucoup de crainte, je courus jusqu’à n’en pouvoir plus, et arrivai en cet endroit.

Mais je jure par la Vache, je jure par toutes les choses sur quoi jurent Hindous et Musulmans, et même les sahibs, je jure que c’est moi, et non mon frère, qui fus battu par le propriétaire. Mais le procès est clos, et closes les portes du tribunal, et Dieu sait où est parti le baba-sahib Empêcheur… dont la lèvre imberbe est encore humide du lait de sa mère. Ahi ! ahi ! Je n’ai pas de témoins, et les cicatrices guériront, et je suis un pauvre homme. Mais, sur l’âme de mon père, sur le serment d’un Mahajun de Pali, c’est moi et non mon frère qui fus battu par le propriétaire.

Que puis-je faire ? La justice des Anglais est pareille à une grande rivière. Quand elle s’est avancée, elle ne peut plus reculer. Néanmoins, voulez-vous, sahib, prendre une plume, et écrire clairement ce que j’ai dit, afin que le sahib commissaire se rende compte, et réprimande le sahib Empêcheur qui ressemble à un poulain mal léché par sa mère, tant il est jeune. C’est moi, et non mon frère, qui fus battu, et il est parti vers l’ouest… je ne sais où.

Mais, surtout, écrivez… afin que les sahibs puissent le lire, et que son malheur soit complet… écrivez que Ram Dass, mon frère, fils de Purun Dass, Mahajun de Pali, est un porc et un voleur de nuit, un preneur de vie, un mangeur de chair, une engeance de chacal, sans noblesse, ni foi, ni propreté, ni honneur !



  1. Changeur, prêteur sur gages.
  2. Très petite pièce de monnaie, le quart d’un anna.
  3. Unité de compte valant 100 000 roupies.
  4. Vieux. S’emploie souvent Comme terme de familiarité affectueuse.
  5. Jat, nom d’une tribu.
  6. Caurie, espèce de coquillage servant de monnaie, d’une valeur encore inférieure à celle du pice.