Description historique et géographique de l’Indostan/Mélanges/5

RELATION
D’une entrevue avec le jeune Lama

Adressée par le lieutenant Samuel Turner[1] à Mr. John Macpherson[2], gouverneur général du Bengale.
À Patna, le 2 mars, 1784


Pendant mon séjour au Thibet, je desirais vivement de voir le jeune Teeschou-Lama ; mais les ordres de l’empereur de la Chine enjoignant à ses gardiens de ne le laisser approcher par aucun étranger, de quelque religion qu’il fût, je les regardai long-temps comme un obstacle insurmontable. Cependant le Raja, flaté de la bonne intelligence qui subsistait entre le gouvernement du Bengale et lui, et craignant, sans doute, d’en interrompre le cours, consentit à me présenter au prince enfant. Cette entrevue fut si singulière qu’aucune des circonstances qui l’accompagnèrent ne m’échappa ; et quoiqu’elles soient l’effet d’une superstition si aveugle, que leur récit peut me faire accuser d’une extravagante exagération, je me croirais répréhensible si je les supprimais. Je vais donc vous en faire le détail fidèle, dans l’espoir que vous pardonnerez l’ennui de ce détail en faveur des traits caractéristiques d’une nation qui croit voir un dieu dans son souverain ; et parce que vous y trouverez un exemple rare et presqu’inouï de ce que peuvent les principes qu’on reçoit au berceau.

Ce qui me justifiera peut-être encore mieux est le discours extraordinaire que me tint le Raja de Teesçhou-Loumbou, peu de jours avant que je quittasse la cour, et lorsqu’il m’eut donné une audience de congé. Je vais vous le rapporter littéralement. — « J’eus hier, me dit-il, une vision de notre divinité tutélaire, et ce fut pour moi un jour d’une grande importance. Cette puissance protectrice, qui daigne nous éclairer de ses lumières et nous inspirer dans toutes les grandes occasions, m’a fait lire dans l’avenir, et je vois que tout ira bien. Soyez tranquille ; car quoique nous soyions prêts à nous séparer, notre amitié ne cessera point. Au contraire, vous devez être pérsuadé que, grâce à la faveur de la providence, elle croîtra, et nous conduira à ce qu’il y a de plus heureux ».

J’aurais fait peu de cas d’une si étrange assurance, si ce n’était parce que, quelque différente que la doctrine des Thibétains soit de celle des autres nations, elle peut pourtant être la plus solide base de notre confiance en leur amitié. La superstition se trouvant d’accord avec leur inclination pour resserrer les nœuds de notre alliance, rend cette alliance sacrée pour eux, et nous en garantit à jamais la durée. De même qu’en traitant avec un peuple on ne doit point compter sur le succès des projets contraires à ses préjugés, on peut tout se promettre de ceux qui y sont conformes.

Le 2 décembre 1783, j’arrivai à midi à Terpaling. Ce monastère, situé sur le sommet d’une haute montagne, a été nouvellement construit pour l’éducation du Teeschou-Lama. Il a environ un mille de circonférence, et est entouré d’une muraille. Le palais du Teeschou-Lama est dans le centre du monastère. Dans les autres bâtimens logent trois cents Gylongs, chargés de faire le service religieux avec le Prince-Dieu, jusqu’à ce qu’il aille résider dans le monastère de Teeschou-Loumbou. L’usage à Terpaling, non plus que dans le Boutan, n’est pas de faire des visites le jour qu’on arrive ; mais on reçoit et on envoie des complimens, et ce fut notre seule occupation.

Le lendemain matin il me fut permis de voir le Teeschou-Lama. Il était assis en grande cérémonie sur son musnud. À sa gauche se tenaient de bout son père et sa mère, et à sa droite était également de bout l’officier chargé de veiller particulièrement sur lui. Le musnud est une pile de coussins de soie, qui forment une espèce de trône de quatre pieds de haut. Il est couvert d’une étoffe de soie brodée ; et d’autres soieries de diverses couleurs pendent sur les côtés. À l’invitation du père du Teeschou-Lama, Mr. Saunders et moi nous avions conservé le costume anglais.

Je m’avançai vers le Teeschou-Lama, et, suivant la coutume, je lui présentai un schawl de pelong blanc, ainsi qu’un rang de perles et de corail, que lui envoyait le gouverneur du Bengale, et qu’il prit de sa main. Les autres présens furent mis à ses pieds. Après avoir achevé la cérémonie de changer de mouchoir avec le père et la mère du Teeschou-Lama, nous nous assîmes à la droite du musnud.

Beaucoup de personnes qui avaient eu ordre de m’accompagner, furent admises en présence du Teeschou-Lama, et se prosternèrent devant lui. Ce jeune prince les regarda avec intérêt, et parut très-satisfait de leurs hommages. Son père me fit dire par mon interprète thibétain, que le Teeschou-Lama avait coutume de dormir jusqu’à l’heure qu’il était alors ; mais que ce jour-là il s’était réveillé de bon matin, et qu’on n’avait pas pu le déterminer à rester au lit, parce qu’il savait que les envoyés anglais étaient arrivés.

Je remarquai que pendant que nous fumes dans l’appartement du Lama, ce jeune prince eut presque continuellement les yeux fixés sur nous. Lorsque nous eûmes bu une première tasse de thé, il parut fâché ; et comme il ne pouvait pas parler, il fronça le sourcil et renversa sa tête en arrière, jusqu’à ce qu’on nous eût de nouveau servi du thé. Il prit une coupe d’or dans laquelle il y avait des confitures sèches, et il en tira un peu de sucre brûlé qu’il m’envoya par ses officiers. Il en envoya aussi à Mr. Saunders.

Celui que je visitais était un enfant ; mais je me trouvais dans la nécessité de lui parler, car on m’avait prévenu que quoiqu’il ne fût pas capable de répondre, il n’en était pas moins vrai qu’il comprenait tout ce qu’on lui disait. Cependant, au lieu de lui tenir un long discours, je me contentai de lui dire : « Qu’en apprenant la nouvelle de sa mort en Chine[3], le gouverneur général du Bengale avait été accablé de chagrin, et avait continué à regretter qu’il eût quitté ce monde, jusqu’au moment où le nuage qui obscurcissait le bonheur de la nation thibétaine, avait été dissipé par son retour, et qu’alors il avait ressenti bien plus de joie qu’il n’avait auparavant éprouvé de tristesse ; que le gouverneur général désirait qu’il pût long-temps éclairer le monde par sa présence, et qu’il espérait que l’amitié qui avait autrefois subsisté entr’eux, loin de diminuer, s’accroîtrait encore, et que le Lama, en continuant à montrer de la bienveillance envers ma nation, étendrait les liaisons de ses sujets avec les dépendans du gouvernement anglais ».

Tandis que je parlais, le jeune prince me regardait très-attentivement, et fit plusieurs signes de tête qui semblaient donner à entendre qu’il comprenait et approuvait ce que je disais, mais qu’il ne pouvait pas y répondre. Le père et la mère du jeune Lama contemplaient leur fils avec la plus tendre affection, et un léger sourire exprimait combien ils étaient charmés de la manière dont il se comportait envers moi. Pour lui, il ne paraissait occupé que des Anglais. Tranquille et silencieux, il ne regarda pas une seule fois ses parens, par qui il était pourtant dirigé. On avait sans doute pris beaucoup de peine pour le préparer à se bien conduire en cette occasion ; mais il faut avouer que cette peiné ne fut point perdue, et que tout ce qu’il fit décelait beaucoup d’intelligence et semblait ne venir que de lui-même.

Cette scène peut paraître indifférente et même absurde aux yeux de quelques personnes ; mais elle était trop nouvelle et trop extraordinaire pour ne pas captiver toute mon attention.

Le Teeschou-Lama n’est à présent âgé que de dix-huit mois. Lorsque je le vis, il ne savait pas encore parler ; mais il se conduisit avec beaucoup de décence et de dignité, et tous les signes qu’il me fit étaient pleins d’expression. Son teint est d’une couleur un peu brune, mais animée. Il a des traits réguliers, des yeux noirs, une physionomie heureuse ; et c’est, ce me semble, un des plus beaux enfans que j’aye vus.

Je n’eus pas une longue conversation avec le père du Lama ; mais il me dit qu’il était chargé de me fêter pendant trois jours de la part de son fils, et qu’il espérait que je voudrais bien rester un jour de plus par rapport à lui-même ; et il insista tellement, que je ne pus pas le refuser. Il m’invita alors à dîner le lendemain à quelque distance du monastère, après quoi nous nous séparâmes.

L’après-midi je reçus la visite de deux des officiers à qui la garde du Lama est confiée. Ils causèrent quelque temps avec moi, et me demandèrent des nouvelles de Mr. Bogle, qu’ils avaient vu l’un et l’autre. Ils observèrent combien il était heureux que le jeune Lama nous eût regardés avec une attention particulière ; puis rappelant l’inclination de son prédécesseur pour la nation anglaise, ils ajoutèrent que le jeune Lama essayait souvent de prononcer le nom de cette nation. J’applaudis beaucoup à cela, dans l’espoir qu’ils travailleraient à fortifier le penchant de leur Prince-Dieu ; et ils m’assurèrent que si, lorsqu’il commencerait à parler, il avait oublié le nom d’Hastings, ils ne manqueraient pas de le lui apprendre.

Dans la matinée du 6, je fus de nouveau admis en présence du jeune Teeschou-Lama, à qui j’offris quelques curiosités que j’avais apportées du Bengale. Il parut très-satisfait d’une petite montre, et observa le mouvement dé l’aiguille avec attention, mais sans montrer une admiration puérile. Les cérémonies de cette visite furent les mêmes que celles de la première. Le père et la mère du jeune Lama étaient auprès de lui. Je me retirai au bout d’une demi-heure, et l’après-midi je retournai chez le Lama pour prendre congé.

Les sectateurs du Teeschou-Lama étaient venus en foule pour l’adorer. Peu d’entr’eux furent admis en sa présence. Ils se croient très-heureux lorsqu’ils peuvent le voir seulement à travers la fenêtre, et qu’ils ont le temps de se prosterner avant qu’il se retire. Ce jours-là il s’était rendu au Terpaling, une troupe de Kilmaaks[4], pour présenter des offrandes au Lama. Lorsque je sortis de chez lui, je vis ces Tartares rassemblés sur la place qui est devant le palais. Ils étaient debout, et avaient la tête découverte, les mains jointes, élevées à la hauteur de leur visage, et les yeux fixés sur l’appartement du Lama, avec un air de tristesse et d’inquiétude. Enfin, au bout d’une demi-heure il se montra à eux, ou du moins je l’imagine, car ils levèrent leurs mains toujours jointes au-dessus de leur tête, les baissèrent encore sur leur visage, les posèrent sur leur poitrine ; puis les écartant, ils tombèrent à genoux et frappèrent la terre de leur front, ce qu’ils répétèrent pendant neuf fois. Ils s’avancèrent ensuite pour offrir leurs présens, qui consistaient en plusieurs talens d’or et d’argent, et en diverses productions de leur pays. Ces présens furent remis à un officier ; après quoi les Kilmaaks se retirèrent avec de grandes marques de satisfaction.

J’appris que ces sortes d’offrandes se répétaient souvent ; et étaient une des plus abondantes sources des richesses des Lamas du Thibet.

Nul de ceux qui professent la religion du Lama, ne croit s’avilir en se prosternant devant lui. Les Kilmaaks dont je viens de parler, avaient parmi eux un de leurs principaux chefs qui semblait mettre encore plus de zèle que les autres dans les cérémonies de l’adoration. Il portait une superbe robe de satin, doublée de peau de renard, et un bonnet surmonté d’un gland de soie écarlate, et garni tout autour de martre zibeline.

L’après-midi j’allai, ainsi qu’on m’y avait engagé, faire ma dernière visite au Teeschou-Lama. Quand j’eus reçu les dépêches du prince, ses parens me remirent deux pièces de satin pour le gouverneur général du Bengale, et ils y joignirent beaucoup de complimens.

Ils me firent en même-temps présent d’une veste doublée de peau d’agneau, et m’assurèrent plusieurs fois qu’ils se souviendraient long-temps de moi. Ils me dirent qu’ils étaient fâchés que le Teeschou-Lama fût trop jeune pour converser avec moi, mais qu’ils espéraient me revoir quand il serait plus avancé en âge. Je répondis que puisqu’il m’accordait la grace de retourner dans son pays, j’attendrais avec impatience le moment où il monterait sur le musnud, et qu’alors je me croirais très-heureux si je pouvais lui présenter mon respect. Après quelques autres complimens, je reçus les mouchoirs et je pris congé. Le lendemain je me remis en route pour le Bengale.


  1. Le lieutenant Samuel Turner avait été envoyé en ambassade au monastère de Terpaling, au Thibet.
  2. Mr. Macpherson succéda à Mr. Hastings dans le gouvernement du Bengale.
  3. En 1782, l’empereur de la Chine Tchien-long fit venir le Teeschou-lama à Pékin, où, suivant les uns il mourut de la petite vérole, et suivant les autres, il fut empoisonné. Voyez le Voyage de Macartney et le Précis de l’Histoire de la Chine. (Note du Trad.)
  4. Tartares Kalmouks.