Traduction par Anonyme.
chez les veuves sulamites, aux petits appartements de Salomon (A. Boutentativos). (p. 17-27).

CHAPITRE III.
De l’air, du sol, des rivières, canaux, etc. etc. etc.

On respire au Merryland un air très-varié ; il est extrêmement pur dans quelques cantons, et dans les autres grossier, même pestilenciel. On peut le dire semblable en général, à celui de la Hollande, presque toujours épais et chaud, à cause des fréquens brouillards qui s’élévent des différens lacs et canaux ; il ne déplaît pas aux habitans, quoiqu’il soit quelquefois peu salutaire. Dans les provinces les plus saines il convient à la jeunesse et aux tempéramens vigoureux ; mais il est véritablement pernicieux pour les vieillards et les pulmoniques, surtout s’ils le respirent trop souvent, en se laissant séduire par l’attrait enchanteur d’un lieu dont on peut dire avec Salomon.

O amour dans ton sein quels charmes tu renfermes !

Le climat est généralement chaud, et quelquefois si brûlant, que les étrangers qui viennent inconsidérément l’habiter, s’en retournent souvent très-incommodés ; plusieurs même en ont perdu la vie. Il n’existe pas de maladie plus à craindre que celle que fait contracter l’air corrompu du Merryland. Les curieux pourront la voir décrite, avec tous les effrayans symptômes, dans le livre d’un savant, nommé Curtas : et dans celui de proprietatibus rerum de Bartholomée Glanville, traduit en anglais, l’an 1598, par Jean Trévisa, Vicaire de Barkeley.

Mais quoique le danger soit très-connu, les charmes du pays vous entraînent au point que beaucoup de gens y entrent, ou plutôt s’y précipitent sans précaution ; il n’est pas jusqu’à ceux qui ont déjà été victimes de leur imprudence, qui n’en commettent une autre avec non moins d’ardeur, dès qu’ils sont guéris des funestes effets de la première. Étonnante et dangereuse folie ! c’est-là le cas où l’on peut bien dire en paraphrasant :

De plaisirs en regrets, de regrets en plaisirs,
Les mortels imprudens agitent leur folie :
Pour combler un seul jour de passagers désirs,
Ils risquent leur santé, leur fortune et leur vie.

Mais les malignes influences du Merryland ne sont pas si pénétrantes qu’on ne sache s’en garantir avec quelques précautions, et si efficacement même, qu’on peut, sans rien craindre, se hasarder à entrer au Merryland, dans les plus mauvaises saisons, et même dans les provinces les plus infectées. À cet effet, il faut avoir soin de se servir toujours d’une certaine redingote très-commode, uniquement propre au pays : elle est faite d’un tissu très-fin, tout d’une pièce et sans couture.

L’utilité de ces redingotes pour ce climat, a été si universellement reconnue, qu’un auteur de nos jours n’a pas dédaigné de faire un poëme entier, pour en publier l’éloge et en recommander l’usage constant.

Ce climat tombe quelquefois dans le dégré opposé de cette chaleur qu’on peut cependant dire lui être toujours inhérente ; car lorsque le froid s’y glisse, ce qui arrive rarement, c’est un fort mauvais signe qui en dégoûte bientôt les habitans et les oblige à se retirer. En général cette contrée est assez chaude, et si agréable que le voyageur qui peut y arriver, sent des transports inexprimables du plus loin qu’il la découvre, et qui augmente à mesure qu’il en approche. Bien plus ! qu’un homme y rêve seulement, il se trouve noyé dans un torrent de délices ; en un mot, c’est la région du monde entier la plus attrayante. Un poëte l’a peint ainsi ;

Quam neque concutiunt venti, neque nubilæ nimbis
Aspergunt, neque nix acri concreta pruinâ
Cana cadens violet, semperque innubilus æther
Contigit, et late diffuso lumine ridet.

Jamais les vents fougueux n’ébranlent cet empire :
On ne voit point la grêle en souiller le terrein,

L’on se sent ennivré de l’air qu’on y respire,
Et l’on pleure toujours en sortant de son sein.

Cependant j’avouerai que les expressions du poëte me paraissent un peu hyperboliques, et quelque partisan que je paraisse de ce pays, je ne serai point assez partial pour donner l’essor d’une imagination poëtique, comme devant être prise à la lettre ; toutefois les plus savans commentateurs ont dit, pour accorder ceci avec la vérité :

Crescit in immensum fœcunda licentia vatum.

Le poëte a des droits immenses
Pour multiplier ses licences.

Le Merryland étant situé fort bas, on en peut encore dire, comme M. Gordon de la Hollande, le terrein en est naturellement humide et marécageux. Les endroits les plus habités sont cependant les plus arrosés. Les naturalistes nous disent que cette moiteur humide contribue beaucoup à la fructification ; il est du moins reconnu que les terreins secs rapportent rarement, et ne donnent pas beaucoup de satisfaction au laboureur.

Les champs qui n’ont pas encore été défrichés, où la bêche n’a point enfoncé, où le soc de la charrue n’a point formé de sillons, sont les plus estimés ; il y a des gens qui payent ces terreins vierges au poids de l’or.

Ce charmant pays est arrosé par une rivière qui prend sa source dans le réservoir d’un canton voisin, appellé V. S. Ca.[1], et qui se décharge avec un cours impétueux, par une cataracte, vers la terre ferme, proche l’entrée d’un goufre. Je parlerai plus particulièrement de cette rivière dans quelqu’autre chapitre.

Un spacieux canal passe par le milieu du pays, et prend presque d’un bout à l’autre. Quelques auteurs prétendent qu’il n’a point de fond, et j’avouerai, à l’honneur de la vérité, que je ne l’ai jamais pu trouver, quoique j’aie moi-même sondé bien avant : peut-être néanmoins que si mon cable eût eu quelque chose de plus, j’aurois touché ce fond si recherché, où personne n’a jamais pu parvenir.

Il n’est pas que le lecteur n’ait entendu parler des puits de Salomon, qui, semblables au canal que je viens de citer, étoient, dit-on, sans fonds. La tradition nous apprend que c’était une rivière qui passoit sous la ville, et que ce sage roi avait découvert. Voyez, de Bruyn, Voyage au levant. Je ne sais si on ne feroit pas bien d’appeller aussi ce canal, le canal de Salomon, d’autant mieux que personne n’ignore que ce roi connoissoit parfaitement le Merryland, et qu’il a même fait beaucoup de dépenses pour huit cent de ses provinces, par où passe ledit canal.

Toute l’humidité superflue de cette région se rend dans cet endroit : il est aussi comme un grand chemin par où vient tout ce qui doit pénétrer dans la partie haute. Tout ce qu’on sème au Merryland, est porté par-là au grand magasin supérieur ; enfin, rien n’entre au pays que par ce lieu de communication. On se figure aisément que cela doit faire une place d’un grand commerce. Nous pouvons dire de ce canal, ce que le docteur Cheyne disait de son tube alimentaire : c’est un conduit commun, qui peut s’engorger et se nettoyer de plusieurs manières fort faciles ; il est assez ouvert et raisonnablement fort.

La terre du Merryland demande toujours de l’engrais, plus ou moins, pour être fertile : on voit cependant des endroits où elle porte deux ou trois récoltes à la fois. Un voyageur hollandais, que je ne crois guères, nous assure avoir vu un canton qui a fourni autant de récoltes, qu’il y a de jours dans l’année, mais c’est un fait qui paroît apocryphe.

D’autres provinces sont absolument stériles, et l’on a beau bêcher, fouiller, arroser la semence n’y produit aucuns fruits. Le caprice de quelques-uns des habitans du Merryland est souvent tel, qu’ils choisissent de préférence ces terres infertiles que vous arrosez vainement de vos sueurs, et qui ne payent pas le labour. Ces gens, il faut l’avouer, ne manquent pas de raisons pour justifier cette façon de penser ; ils la fondent sur les inconveniens qu’occasionne une terre de trop grand rapport. N’est-il pas triste pour un pauvre homme d’avoir beaucoup de fruits, et de ne savoir où les loger ? S’il les laisse périr, c’est un misérable banni de la société. Ce cas est embarrassant ; car, ce qui est singulier, le maître de la moisson ne peut la vendre tout de suite, il faut qu’il la garde plusieurs années avec beaucoup de soins et de dépenses, pour l’entretenir saine et sauve, la préserver de tout ce qui pourroit l’altérer, l’échauffer, la corrompre, avant qu’elle puisse le récompenser de ses travaux. Tristes réflexions pour de pauvres fermiers.

Ces fâcheuses considérations sont cause que bien des gens empêchent leur semence de germer, ou la font périr avant qu’elle parvienne à maturité. Mais ces pratiques sont très-condamnables, les malhonnêtes gens seuls s’en servent, et même lorsqu’on le sait, on les punit de mort. Il n’en est pas moins vrai que plusieurs ont été contraints de s’enfuir, pour se dérober aux embarras d’une grande moisson, et au chagrin journalier de la voir insensiblement dépérir sous leurs yeux.

D’un autre côté, il y a bien des gens qui se disent misérables au sein de l’opulence, et ne peuvent être sensibles à aucun plaisir de cette vie, parce que leur terre est stérile. Étrange contradiction ! ce qui fait le bonheur des uns, est le tourment des autres.

Kircher nous parle d’une montagne au Chekican, où l’air est si pur, et le sol si gracieux, que les tigres mêmes y deviennent doux. Je pense que cette montagne est de même espèce que le Merryland, qui possede supérieurement cette qualité surprenante de savoir promptement appaiser ceux qui semblent les plus menaçans. Il est vrai que d’abord il rend un homme furieux, mais il s’adoucit de telle manière, qu’il lui fait bientôt baisser la tête, en signe de défaite et d’humilité.

Je finirai ce chapitre du sol du Merryland, en m’écriant : « ses vallées sont comme celles d’Eden, ses montagnes comme le Liban, ses fontaines comme Pisgah, ses rivières comme le Jourdain : c’est un paradis de volupté et un jardin de délices ».

  1. Vessie, Canalis.