Description de la Chine (La Haye)/Sixième ou septième ode, lamentations sur les misères du genre humain

Scheuerleer (2p. 376-379).


SIXIÈME ODE
Lamentations sur les misères du genre humain.


Qu’il[1] tombe tant de grêle dans cette saison, c’est un prodige. La douleur blesse mon âme, quand je vois les désordres des pécheurs. Peuvent-ils aller plus loin ? Regardez le triste état où je suis réduit : ma douleur croît à chaque instant. Ayez quelque égard aux soins que je me donne : la tristesse me tue, et je suis obligé de la cacher.

J’ai reçu la vie de mes parents : ne me l’ont-ils donnée, que pour que je fusse accablé de tant de maux ? Je ne puis ni avancer ni reculer. Les hommes exercent leurs langues à se flatter, ou à se détruire et quand j’en parais affligé, je suis l’objet de leurs railleries.

J’ai le cœur rempli d’amertume en voyant une telle misère ; les plus innocents sont le plus à plaindre : d’où peuvent-ils espérer du secours ? Où vont s’arrêter ces corbeaux ? Qui sont ceux qui doivent leur servir de proie ?

Voyez cette grande forêt : elle n’est pleine que de bois propre à être jeté au feu. Le peuple accablé de tant de maux regarde le Ciel[2], et semble douter de la Providence. Mais quand l’heure d’exécuter ses arrêts sera venue, nul ne pourra s’y opposer. C’est l’Etre suprême, c’est le seul souverain : quand il punit, il est juste, et on ne peut l’accuser d’agir par haine.

Mais les impies regardent comme bas ce qui est haut, et comme haut ce qui est bas. Quand donc finiront leurs excès ? Ils appellent les sages vieillards, et ils leur disent en riant : expliquez-nous vos songes. Ils sont couverts de péchés, et ils se croient être sans reproche. Parmi les corbeaux comment distinguer le mâle de la femelle ?

Quand je pense au maître de l’univers, à sa grandeur et à sa justice, je m’abaisse devant lui, et je tremble qu’il ne me reprenne. Cependant toutes mes paroles partent du fond de mon cœur, et sont conformes à la raison. Les méchants ont des langues de serpent pour déchirer les gens de bien, et ils sont tranquilles.

Voyez cette vaste campagne : elle n’est remplie que de mauvaises herbes qui sortent de son sein. Le Ciel paraît se jouer de moi, comme si je n’étais rien ; et il exige un compte exact, comme si j’avais encore quelque chose exposée à la rage de mes ennemis. Ai-je la force de m’en délivrer ?

Mon cœur est plongé dans la tristesse : il est étroitement serré par la douleur. D’où viennent donc tous les désordres qui naissent aujourd’hui ? L’incendie va toujours croissant, et il est impossible de l’éteindre. Ah ! malheureuse Pao sseë[3], c’est toi qui as allumé le feu qui nous consume.

Songez sans cesse à votre dernière heure. Le chemin où vous marchez est obscur, il est glissant, il est dangereux. Vous traînez un char richement chargé : que faites-vous ? Hélas vous brisez les deux côtés de ce chariot, vous laissez périr toutes vos richesses et quand tout est perdu, vous criez au secours.

Ne brisez point les côtés du char ; ayez grand soin de ses roues ; veillez sur vos gens ; ne laissez pas périr un si précieux trésor ; ne vous exposez point dans les endroits où il y a du péril. Mais hélas ! Je parle en vain ; on ne pense pas seulement à ce que je dis.

Les méchants croient être bien cachés : mais c’est comme les poissons qu’on tient en prison dans un étang : ils ont beau s’enfoncer dans l’eau, on les voit tels qu’ils sont de dessus le rivage ; mon affliction est extrême à la vue de leur misère.

Ils passent leurs jours dans la joie ; ils se font servir des vins exquis et des mets délicats ; leurs festins ne finissent point ; ils assemblent des compagnons de leurs débauches ; ils ne parlent que de noces et de plaisirs. Considérez que je suis demeuré seul, et que je suis contraint de cacher jusqu’à mes larmes.

Les plus petits vers ont leurs trous : les plus vils insectes trouvent leur nourriture ; et le peuple meurt aujourd’hui de faim et de misère. O Ciel ! qui nous envoyez justement tous ces maux, voyez comme les méchants sont dans l’abondance, et prenez pitié des justes, qui sont dans une nécessité extrême.


SEPTIÈME ODE
SUR LE MÊME SUJET.


Exhortation.


Le Très Haut semble avoir changé sa clémence en fureur : le peuple est réduit au dernier malheur. Il n’y a plus de bonne foi dans les paroles. On ne pense plus à ce qui ne passe point. Les moins méchants, avec des vues très bornées, manquent encore de sincérité et de droiture. Voilà ce qui attire la colère du Seigneur, et ce qui m’oblige de vous en avertir.

Le Ciel paraît sourd à nos prières : il faut donc être saisi de crainte et de douleur. Le Ciel est en courroux : il faut donc s’examiner et s’amender sans délai. Que vos paroles soient pleines de douceur, afin de gagner le cœur des peuples ; mais qu’elles soient animées de force, afin d’arrêter la cause de ces maux.

Bien que mon emploi soit différent du vôtre, je suis cependant homme comme vous : je ne cherche qu’à répondre à vos plus justes désirs. Écoutez-moi donc attentivement : je ne vous dirai rien que d’important, ne le méprisez pas. Vous savez l’ancien proverbe, qui veut qu’on recueille avec soin les herbes les plus viles, et qu’on ramasse le bois, qui ne paraît bon qu’à brûler.

Le ciel est en courroux : ce serait le comble de la folie que de n’en faire aucun cas. Je vous parle dans toute la sincérité de mon cœur, et vous vous en moquez. Vous dites que je suis un vieillard trop timide, et vous demeurez tranquille au milieu du péril : mais à la fin le mal sera sans remède.

Le ciel est en courroux, et votre palais n’est rempli que de flatteurs. Il n’y a plus aucune gravité dans les mœurs, et les gens de bien sont contraints de se taire : le peuple se porte aux dernières bassesses et l’on n’ose découvrir la cause de tant de maux. Hélas tout se perd, et l’on n’écoute point les sages.

Le ciel pénètre dans le fond des cœurs, comme le jour dans une chambre obscure. Il faut tâcher de répondre à ses lumières, comme deux instruments de musique parfaitement d’accord. Il faut s’unir à lui comme deux tablettes qui paraissent n’en faire qu’une. Il faut recevoir ce qu’il donne, du moment qu’il ouvre la main pour donner. Ne dites pas que je vous parle en vain : rien n’est plus aisé au Ciel que de nous éclairer ; mais par nos passions déréglées nous lui fermons l’entrée de nos âmes.

Les sages du premier ordre, c’est comme l’enceinte qui nous environne. Les sages du second rang, c’est comme les murs qui nous défendent ; vos voisins sont comme une garde devant votre porte ; vos alliés sont comme le tronc qui vous sert d’appui ; et vos parents sont comme une forteresse, qui vous met en assurance. Mais il faut que votre cœur soit à la vertu sans réserve, si vous voulez conserver tous ces biens : car si vous négligez la sagesse, tous ces secours étrangers vous abandonneront, et vous demeurerez seul : Y a-t-il un état plus terrible ?

Soyez donc saisi de crainte, en voyant la colère du Ciel toute prête à tomber sur vous. Ne vous laissez pas vaincre à la mollesse et aux plaisirs : tremblez que le Ciel ne vous abandonne, et ne vous échappez en rien. On dit, et il est vrai, que le Ciel est intelligent : soit que vous entriez ou que vous sortiez, il considère tous vos pas. On compare sa vue à la clarté du matin ; c’est qu’il éclaire jusqu’à vos plus petites démarches.



  1. Il y a dans la poésie ancienne mille endroits, comme le début de cette ode, et comme le commencement de la quatrième et de la septième stance. Le style en est plus noble et plus poétique : c’est le goût dans lequel tout le Chi king a été fait ; et ce goût dure même encore aujourd’hui.
  2. Tchu song tching, un des descendants de Tchu hi parle en cet endroit d’une manière très claire. Rendre heureux les bons, dit-il, et punir sévèrement les méchants, c’est la règle constante que le Ciel observe. Que si l’on ne voit pas toujours en ce monde les gens de bien récompensés, et les méchants punis, c’est que l’heure décisive de leur sort n’est pas venue. Avant ce dernier moment l’homme peut, pour ainsi dire, vaincre le Ciel. Mais quand l’arrêt sera une fois porté, le Ciel certainement triomphera de tout. Tel qui est aujourd’hui puni, peut demain être récompensé : et tel qui aujourd’hui reçoit des récompenses, peut dès demain recevoir des châtiments. Quand le Ciel châtie, on dirait qu’il est en colère : mais il est de la justice de punir le crime ; et la justice ne vient point de colère et de haine : Que s’il ne punit pas sur-le-champ des gens qu’il doit punir un jour, ce n’est point non plus par une molle complaisance pour eux : c’est que le dernier arrêt n’est pas encore porté ; et le Ciel ne veut pas que nous sachions quand ce moment fatal doit arriver, afin de nous obliger à veiller sans cesse.
  3. Les Chinois qui regardent depuis longtemps ces livres-ci, comme autant de monuments de ce qui s’est passé au commencement de cet empire, veulent que cette malheureuse Pao sseë, soit la femme d’Yeou vang, c’est-à-dire, roi plongé dans les ténèbres. Voici ce qu’en dit Tchu fong tching : ce n’est pas Tching tang, dit-il, qui a perdu le tyran Kié, c’est Moey son indigne épouse, qui fut la véritable cause de sa perte. Ce n’est point Vou vang qui a détrôné le cruel Tcheou ; c’est Ta kia sa femme qui a causé sa ruine. Ce n’est point le petit roi de Chin, ni les barbares d’occident, qui ont fait périr l’aveugle Yeou vang : c’est Pao sseë, qui l’a précipité dans un si grand malheur. Mais hélas ! s’il eut une Pao sseë pour le perdre, il n’eut point ni de Tching tang, ni de Vou vang, pour lui succéder. Ce peu de mots renferme tout ce qu’on sait en substance des trois fameuses familles.