Description de la Chine (La Haye)/Divers extraits du Chu king, Maximes des anciens rois

Scheuerleer (2p. 357-362).


DIVERS EXTRAITS DU CHU KING.
Maximes des anciens rois
Dialogue


Quand un roi, dit Yu, peut connaître combien il est difficile d’être bon roi et un sujet, combien il en coûte pour remplir tous les devoirs d’un sujet fidèle, le gouvernement est parfait, et les peuples avancent à grand pas dans le chemin de la vertu.

Cela est sûr, dit l’empereur, et j’aime qu’on me parle de la sorte. Des vérités si solides ne doivent point se cacher. Qu’on distingue tous les sages, sans en laisser un seul dans l’oubli, et tous les royaumes de l’univers jouiront d’une profonde paix. Mais se reposer entièrement sur les sages, préférer leurs sentiments au sien propre, traiter avec bonté les orphelins, et ne rebuter jamais les pauvres : c’est une perfection, qui ne se trouve que dans le très sage roi[1].

En effet, dit Pe y, les vertus du très sage roi sont d’une étendue immense, et d’une activité infatigable, il fait tout, il convertit tout, il pénètre tout ; dans la paix, il embellit tout ; dans la guerre, il triomphe de tout. L’auguste Ciel l’aime tendrement, et le fait l’exécuteur de ses arrêts : il lui donne tout ce que les quatre mers renferment et il veut qu’il soit le maître de ce bas monde.

Ajoutez, dit Yu, que ceux qui lui obéissent sont heureux, et que c’est un grand malheur que de lui déplaire : car comme l'ombre suit le corps, et que l’écho suit la voix de même la récompense suit la vertu, et le châtiment suit le crime.

Vous avez raison, reprit Pe y. Il faut donc veiller sans cesse, et craindre dans ce qu’il y a de plus secret et de moins grossier ; fuir avec soin la volupté des sens, et se défier même des plaisirs qui sont moins criminels ; élever constamment les vrais sages, chasser sans ménagement les méchants ; ne rien faire dans le doute, et ne former aucun dessein qui ne puisse paraître au grand jour ; ne point abandonner la justice par complaisance pour le peuple, et ne pas abandonner le peuple pour ne suivre que ses propres vues ; en un mot examiner avec soin ses moindres désirs, et peser mûrement ses actions les plus légères. C’est le moyen de s’attirer l’amour et les hommages de tous les peuples de l’univers.

Ah ! Prince, dit Yu, en adressant la parole à l’empereur ; ah ! Prince, que tout cela mérite qu’on y pense ! Le parfait gouvernement sort comme un arbre de sa racine ; et la première règle du parfait gouvernement consiste à fournir abondamment au peuple de quoi subsister : l’eau, le feu, les métaux, le bois, la terre, et les grains. Voilà, pour ainsi dire, les six grands magasins, d’où sort l’abondance. Régler les désirs du cœur humain, faciliter le commerce, faire grand cas de tout ce qui sert à la vie : voilà trois points nécessaires pour unir ensemble les peuples, et pour les mettre à leur aise. Il résulte de tout ceci neuf articles très importants, et qui ont entr’eux un ordre admirable : faites-les mettre en vers, et que le peuple ne chante autre chose. Rendez vos sujets meilleurs, en récompensant la vertu : empêchez-les de tomber, en punissant sévèrement le crime : excitez-les par de beaux cantiques sur ces neuf articles principaux, et rien ne sera capable d’ébranler les fondements de votre empire.

Approchez, Yu, dit l’empereur : Vous êtes un homme tel que je le désire, et j’ai dessein de vous faire régner en ma place.

Hélas ! répondit Yu, le peu de vertu que j’ai, succomberait sous un tel fardeau ; et le peuple qui me connaît bien, n’approuverait pas un semblable choix. Mais vous avez Cao yao ; c’est un vrai sage, qui a tout ce qu’il faut. Il a inspiré l’amour de la sagesse à tout le peuple et ce peuple qui en ressent les effets, le porte au milieu de son cœur. Faites-y un peu d’attention, pensez à ce qu’il mérite, et au peu que je vaux : élevez-le, puisqu’il en est digne, et laissez-moi-là comme un homme inutile. Dans une affaire de cette conséquence, c’est la vertu seule qu’il faut considérer.

Je sais, dit l’empereur, que Cao yao est très propre pour maintenir mes lois et je veux dès à présent qu’il soit le dépositaire de ma justice. Apprenez donc bien les cinq genres de supplices, afin de soutenir les principaux articles de ma loi. Commencez toujours par instruire pour n’être point obligé de punir, proposez-vous pour but d’attacher fortement mon peuple à ce vrai milieu, où réside la vertu, et remplissez en cela toute mon attente.

Il faudrait donc, dit Cao yao, que je fusse aussi parfait que vous l’êtes : ne donner jamais dans le moindre excès, être civil à l’égard des Grands, et bon envers le peuple ; ne faire passer aux enfants que les grâces, et nullement les peines ; excuser les fautes que l’on commet par surprise, et quelque grandes qu’elles paraissent, ne les juger pas telles ; punir sévèrement les fautes de malice, et quelque légères qu’elles paraissent, ne les regarder pas comme petites ; ne châtier que légèrement un crime qui n’est pas bien avéré ; récompenser toujours plus que moins un service douteux et se mettre plutôt en danger de ne pas rendre la justice dans toute sa rigueur, que de faire mourir l’innocent. Voilà, grand empereur, une partie des vertus que nous admirons en vous. Tous vos soins ne tendent qu’à conserver la vie de vos sujets et vous répondez en cela parfaitement à leurs vœux : cela suffit ; vous n’avez pas besoin d’un juge criminel, pour faire garder les lois d’un si bon roi.

Faites, repartit l’empereur, que je sois tel que vous dites : apprenez-moi à suivre si bien vos leçons, que mon exemple soit comme un vent impétueux et doux, qui entraîne tous les cœurs ; en sorte que le véritable bonheur se répande dans toutes les parties de mon empire[2].

Lorsqu’un roi est solidement vertueux, dit Cao yao, il entre ainsi dans tous les bons conseils qu’on lui donne ; et il agit toujours de concert avec les sages ministres qu’il a su choisir.

Rien n’est si vrai, dit l’empereur : mais expliquez-vous un peu plus en détail.

Un bon roi, reprit Cao yao, n’a point de plus ardent désir, que d’avancer de plus en plus dans l’étude et dans la pratique de la sagesse : de manière qu’il ne met aucunes bornes à un si utile exercice. Par ce bel exemple il instruit d’abord toute sa famille royale : cela se communique ensuite à tout le peuple, et se répand enfin dans les royaumes les plus éloignés, tant il importe qu’un roi soit vertueux !

Yu applaudit et reçut avec respect des paroles pleines de sagesse.

Tout se réduit à deux points, poursuivit Cao yao : connaître bien les gens, et rendre le peuple heureux.

N’est-ce rien que cela ? interrompit Yu. Notre bon roi, quelque parfait qu’il soit, y trouverait de la difficulté. Connaître bien les gens, c’est pour n’errer jamais dans le choix qu’on fait de ceux dont on se sert. Rendre le peuple heureux, c’est le combler de bienfaits, et gagner entièrement son amour. Quand on a de si grandes qualités, quelle crainte peut donner un scélérat tel que Hoen teou ? Quelle peine y a-t-il à dompter un rebelle, comme Miao ? Et quel mal peut faire un hypocrite, et un flatteur tel que Cong kong ?

Ajoutez cependant, dit Cao yao, qu’il y a neuf vertus qu’il faut tâcher de bien connaître pour se les rendre familières. Il ne suffit pas de savoir en général, qu’un tel a une telle vertu ; il faut de plus savoir en quoi il a montré qu’il l’avait en effet. — Yu demanda quelles étaient ces neuf vertus ? 

Je veux, continua Cao yao, je veux[3] une grandeur qui ne soit ni fière, ni insensible ; une noble indifférence, qui n’empêche pas l'action ; une bonté charmante, qui ne soit ni paresseuse, ni rustique ; une intelligence déliée, qui ne décharge point de l’application et du travail ; une urbanité et une politesse, qui soit soutenue de résolution et de courage ; une droiture d’âme qui sache quand il faut user d’épikie ; une étendue de génie, qui ne fasse point négliger les petites choses ; une fermeté, qui n’ait rien de dur ni de farouche, enfin une magnanimité et une force, qui ne cède qu’à la justice. C’est sur ces neuf vertus qu’on doit se régler, pour distinguer les hommes entr’eux ; car c’est le plus grand bonheur qu’un roi puisse souhaiter, que de récompenser la vertu.

Il faut qu’un Grand de la cour en ait au moins trois, pour bien gouverner sa famille, et qu’un roi tributaire en ait au moins six, pour rendre heureux l’État qu’on lui a confié. Mais c’est l’empereur qui doit les mettre toutes neuf en pratique, afin de se servir à propos des gens, selon les talents et le mérite d’un chacun. Que les Grands et les petits ne se mêlent que de ce qui les regarde, et qu’on n’emploie jamais les ouvriers à contre-temps. Pourvu qu’on ne pense qu’aux cinq choses les plus nécessaires, il ne sera pas difficile d’en venir à bout.

Un roi doit bien appréhender d’instruire ses sujets à suivre les plaisirs à son exemple : il est donc obligé de veiller incessamment sur lui-même, dans la crainte de manquer en quelque point dans cette multitude d’affaires qui lui surviennent chaque jour. Les officiers subalternes ne doivent point non plus se donner de relâche, dans la pensée que le Ciel se repose sur le roi, et que le roi se repose sur eux, qu’ils tiennent par conséquent la place du Ciel, et que ce qu’ils font, c’est son ouvrage[4].

C’est le Ciel qui a mis l’ordre entre les lois immuables de la société. Dressez-moi les cinq lois, et qu’on les garde inviolablement. C’est le Ciel qui a déterminé les cultes divers, que les hommes doivent observer. Réglez-moi les cinq devoirs, et que chacun s’y conforme selon son rang, et selon son état ; mais qu’on y apporte un respect sincère, qui parte du cœur, en évitant également l’hypocrisie et l’orgueil. C’est le Ciel qui élève les gens vertueux ; aussi les places sont différentes dans les cinq enceintes de l’empire. C’est le Ciel qui punit les coupables : aussi les cinq supplices ont des usages divers. O ! que le bon gouvernement exige de soins ! Le Ciel voit et entend tout mais c’est par la voix du peuple, qu’il juge les rois. Le Ciel est redoutable ; mais c’est le peuple maltraité qui arme sa colère. Il châtie grands et petits sans distinction mais les rois ont mille fois plus à craindre que le reste des hommes. Ce que je vous dis, Prince, c’est la vérité la plus pure ; mais le point essentiel, c’est de réduire en pratique tout ce que je vous dis.

L’empereur dit hautement qu’on ne pouvait souhaiter rien de plus vrai, ni de plus juste, que tout ce qu’il venait d’entendre. C’est pourquoi Cao yao reprit la parole : Je sens bien, dit-il modestement, que mes lumières sont fort bornées ; mais il me semble aussi sentir que je n’ai point d’autre pensée, ni d’autre désir, que de vous aider de toutes mes forces à bien gouverner vos sujets.

Alors l’empereur revenant à Yu : Approchez-vous, lui-dit-il, et venez me donner aussi quelques sages conseils.

Que dirai-je, répondit Yu, et que peut-on ajouter aux discours de Cao yao ? Pour moi, je n’ai aussi qu’une chose à cœur : c’est de m’occuper constamment, sans me donner un moment de relâche. Comment cela se peut-il ? demanda Cao yao. Les eaux, reprit Yu, étaient, pour ainsi dire, arrivées jusqu’au Ciel, et elles s’élevaient au-dessus des plus hautes montagnes : les peuples périssaient ainsi misérablement. Au milieu de cet affreux déluge, monté sur quatre diverses[5] montures, je commençai par couper les bois, en suivant les chaînes des montagnes ; après quoi Pe y et moi, nous apprîmes aux hommes à manger de la chair : je fis de plus écouler les grands fleuves dans les quatre mers, et décharger les ruisseaux dans les fleuves ; après quoi Heou tsi et moi nous apprîmes aux hommes l’usage des grains, et l’art de cultiver la terre ; je leur fis ensuite connaître les avantages du commerce. Par ce moyen tous les peuples eurent de quoi vivre, et l’univers jouit de la paix.

Vous avez grande raison, interrompit Cao yao, de dire que vous ne vous donnez point de relâche mais continuez à parler sur un si beau sujet.

Tout dépend, poursuit Yu, du soin que le souverain prend de veiller sur sa personne. J’en conviens, dit l’empereur ; ne mettez donc votre bonheur que dans la vertu, dit Yu. Prenez garde aux moindres choses qui seraient capables de troubler un bonheur de ce prix, et surtout, n’ayez point auprès de vous de ministres, qui ne soient d’une droiture et d’une sincérité à l’épreuve. Alors, dès que vous commanderez, on obéira sur-le-champ avec joie, parce que vous ne commanderez rien que ce que le peuple désire avec le plus d’ardeur. C’est par là que vous vous verrez comblé des plus éclatantes faveurs du Chang ti[6], et que vous aurez la gloire d’exécuter ses volontés dans le nouvel ordre qu’il établira.

Voilà, dit l’empereur, un ministre qui m’aime : et moi j’aime un ministre si digne d’être aimé. Approchez donc, Yu et écoutez-moi attentivement[7].

Vos travaux pour remédier au déluge, m’ont touché. Vous êtes fidèle, et vos mérites sont grands. Vous êtes sage à mes yeux ; infatigable, quand il s’agit du bien public ; Vous êtes modeste chez vous ; après tout ce que vous avez fait, vous n’avez que de bas sentiments de vous-même. Encore un coup, vous êtes sage, vous ne vous vantez point de vos talents : il n’y a personne qui vous dispute l’habileté : vous n’élevez point vos belles actions et tout le monde vous cède le premier rang : ce que je cherche, c’est la vertu : ce que je loue, ce sont les bonnes œuvres. Je remets entre vos mains l’empire du monde : montez sur mon trône, et régnez. Songez qu’il n’y a rien plus à craindre qu’une passion[8], et la droite raison[9] est d’une délicatesse infinie. Il faut être pur, il faut être simple, il faut tenir en tout le juste milieu : ne vous amusez point à ce qu’on vous dira sans fondement et ne prenez jamais de dessein, que vous ne l’ayez bien examiné.

Qu’y a-t-il de plus aimable qu’un bon roi ? Qu’y a-t-il de plus à craindre que le peuple ? Qu’honoreront les peuples, s’ils n’honorent pas leur roi ? Mais comment se maintiendra-t-il sans le secours des peuples ? Appliquez-vous donc de toutes vos forces ; veillez nuit et jour sur les devoirs de votre charge ; surpassez, s’il se peut, les désirs et l’attente de vos sujets : prenez un soin particulier des pauvres et des misérables, et votre règne sera un règne éternel. L’ordre que je vous donne, fera la paix du monde ; et je dompterai par vous tous mes ennemis. Obéissez donc, et ne vous le faites pas ordonner davantage.



  1. Les interprètes en devinant, croient qu'on parle ici du vieux empereur Yao. Cependant le texte n'a rien qui force d'admettre cette opinion ; car on y lit seulement Yi, qui signifie maître, et seigneur souverain.
  2. On a passé ici ce qui regarde l'élévation de Yu sur le trône ; mais on convient que le Chu king a souffert bien des changements ; qu'onen a perdu plus de la moitié ; et qu'on a cousu, comme on a pu, ce qui est échappé aux flammes et aux vers. On a donc cru plus naturel de mettre l'élévation de Yu, après qu'il aura dit lui-même comment il fit écouler les eaux.
  3. C'est dans des endroits comme celui-ci, qu'on sent la sublime brièveté du style de ces anciens livres. Dix huit lettres renferment clairement l'idée de ces neuf vertus, avec la qualité que chacune doit avoir, pour ne pas dégénérer en vice ; et cela, d'une manière si vive et si belle, que toutes nos langues ne peuvent y atteindre.
  4. Les anciens commentaires Tching yi, parlant sur cet endroit, disent : Les lois et les rites, les récompenses et les châtiments, tout vien du Ciel. Sa volonté est de récompenser les bons, et de châtier les coupables ; car il n'y a que le bien ou le mal, qui soit récompensé ou puni du ciel. Et quand il punit, ou qu'il récompense, il n'y a ni grands, ni petits qui puissent lui échapper.
  5. Les Chinois tâchent de deviner quelles étaient ces montures. Le texte dit Sieë tsai ; la lettre Sieë veut dire enn effet quatre ; mais l'autre est fort difficile à bien expliquer ce qu'elle présente aux yeux, c'est un kin un char, tsai de douleurs et de souffrances ; on laisse à penser comment cela a pu servir à Yu, pour remédier à l'inondation.
  6. Ce n'est pas seulement les hommes, dit l'ancien commentaire Tching y, qui a par leur obéissance paient en quelque sorte ce bon roi, de toutes ses peines ; mais le chang ti le comble encore de ses faveurs, pour récompenser la vertu.
  7. C’est là le morceau omis, dont on a parlé, et qu’on a renvoyé en cet endroit. Ce discours de l’empereur est en vers libres et mêlés : libres, parce qu’il y en a plusieurs sans rimes ; mêlés, parce qu’ils ne sont pas tous égaux. Si tout le Chu king n’est pas en vers, il y en a en plusieurs endroits, comme en celui-ci, semés de côté et d’autre.
  8. Le texte dit : gin sin, cœur de l’homme : ce n’est pas proprement passion, mais c’est le penchant qui nous y conduit : c’est comme la partie inférieure de l’âme.
  9. Le texte dit : tao sin, cœur de la raison : ce n’est pas proprement la raison ; c’est la partie supérieure de l’âme, qui se porte vers la raison la plus droite, et la plus pure.