Description de la Chine (La Haye)/Des lacs, des canaux, et des rivières

Scheuerleer (2p. 186-196).


Des lacs, des canaux, et des rivières dont l’empire de la Chine est arrosé, des barques, des vaisseaux, ou sommes chinoises.


Si la Chine jouit d’une si heureuse abondance, elle en est redevable non seulement à la profondeur et à la bonté de ses terres, mais encore plus à la quantité des rivières, des lacs, et des canaux dont elle est arrosée. Il n’y a point de ville, ni même de bourgade, surtout dans les provinces méridionales, qui ne soit sur les bords ou d’une rivière, ou d’un lac, ou de quelque canal. J’ai eu occasion d’en parler assez au long dans plusieurs endroits de cet ouvrage[1] ; ainsi pour ne point tomber dans des redites, je me bornerai à en rappeler simplement le souvenir.


Des lacs en Chine.

Parmi les lacs qu’on voit dans la plupart de ses provinces, les plus célèbres sont celui de Tong ting hou dans la province de Hou quang, qui a 80 lieues et davantage de circuit ; celui de Hong se hou, qui est partie dans la province de Kiang nan, et partie dans celle de Tche kiang, et enfin celui de Po yang hou, dans la province de Kiang si qu’on appelle autrement le lac de Iao tcheou. Ce dernier a trente lieues de circuit, et est formé par le confluent de quatre rivières aussi grandes que la Loire, qui sortent de la province de Kiang si. On y essuie des typhons, comme sur les mers de la Chine, c’est-à-dire, qu’en moins d’un quart d’heure, le vent tourne aux quatre côtés opposés, et submerge quelquefois les meilleures barques.

Quand on approche de l’endroit le plus périlleux du lac, on voit un temple placé sur un rocher escarpé. Les matelots chinois battent alors d’une espèce de tambour de cuivre, pour avertir l’idole de leur passage ; ils allument en son honneur des bougies sur le devant de la barque ; ils brûlent des parfums, et sacrifient un coq. On tâche de prévenir ces dangers par des barques qu’on y entretient, pour aller au secours de ceux qui courent risque de naufrage. Mais il arrive quelquefois que ceux qui sont établis dans ces barques pour prêter du secours, sont les premiers à faire périr les marchands, afin de s’enrichir de leurs dépouilles, surtout s’ils espèrent de n’être pas découverts.

Cependant la vigilance des magistrats de la Chine est très grande : un mandarin fait consister la gloire à assister le peuple, et à montrer qu’il a pour lui un cœur de père. Dans un temps d’orage on a vu le mandarin de Iao tcheou, après avoir défendu de traverser le lac, se transporter lui-même sur le rivage et y demeurer tout le jour, pour empêcher par sa présence que quelque téméraire se laissant emporter à l’avidité du gain, ne s’exposât au danger de périr.


Des canaux.

Outre ces principaux lacs il y en a un grand nombre d’autres dans les diverses provinces, lesquels joints à la quantité de sources, de ruisseaux, et de torrents qui se précipitent des montagnes, ont donné lieu à l’industrie chinoise de construire une infinité de canaux, dont toutes les terres sont coupées. Il n’y a guère de provinces, où l’on ne trouve un large canal d’une eau claire et profonde, renfermé entre deux petites levées revêtues de pierres plates, ou de tables de marbre, posées de champ, et engagées par des rainures dans de gros poteaux de même matière.

Les canaux sont couverts d’espace en espace de ponts, qui ont ou trois, ou cinq, ou sept arches, afin de donner la communication libre des terres. L’arche du milieu est extrêmement haute, afin que les barques puissent y passer avec leurs mâts. Les voûtes sont bien cintrées, et les piles si étroites, qu’on dirait de loin que toutes les arches sont suspendues en l’air.

Ce principal canal se décharge à droite et à gauche dans plusieurs autres plus petits canaux, qui se partagent ensuite en un grand nombre de ruisseaux, lesquels vont aboutir à différentes bourgades, et même à des villes assez considérables. Souvent ils forment des étangs, et de petits lacs, dont les plaines voisines sont arrosées.

Les Chinois ne se contentent pas de ces canaux qui sont d’une commodité infinie pour les voyageurs et pour les gens de commerce, ils en creusent plusieurs autres, où ils ramassent les pluies avec une adresse et un soin admirable, pour arroser les campagnes couvertes de riz ; car le riz demande à être presque toujours dans l’eau.


Du canal Yun leang ou canal royal.

Mais rien n’est comparable au grand canal appelle Yun leang, ou canal royal, qui a trois cents lieues de longueur. C’est l’empereur Chi tsou, chef des Tartares occidentaux, et fondateur de la vingtième dynastie des Yuen, lequel entreprit et fit exécuter ce grand ouvrage, qui est une des merveilles de l’empire. Ce prince ayant conquis toute la Chine, et étant déjà maître de la Tartarie occidentale, qui s’étend depuis la province de Pe tche li jusqu’au Mogol, à la Perse, et à la mer Caspienne, résolut de fixer son séjour à Peking, afin d’être comme au centre de ses vastes États, pour les gouverner avec plus de facilité. Comme les provinces septentrionales ne pouvaient pas fournir les provisions que demandait la subsistance d’une si grande ville, il fit construire un grand nombre de vaisseaux et de longues barques, pour faire venir des provinces voisines de la mer, du riz, des toiles de coton, des soies, des marchandises, et les autres denrées nécessaires pour l’entretien de sa nombreuse cour, et de ses troupes.

Mais ayant éprouvé que cette voie était périlleuse ; que les calmes arrêtaient trop longtemps les provisions ; et que les tempêtes causaient beaucoup de naufrages ; il employa des ouvriers sans nombre, qui avec des frais immenses, et avec une industrie qu’on admire encore aujourd’hui, ouvrirent au travers de plusieurs provinces ce prodigieux canal, sur lequel on transporte toutes les richesses du midi au septentrion. Il traverse la province de Pe tche li et celle de Chan tong. Il entre ensuite dans la province de Kiang nan, et se décharge dans ce grand et rapide fleuve, que les Chinois nomment Hoang ho, ou fleuve Jaune. On navigue sur ce fleuve pendant environ deux jours, et l’on entre dans une autre rivière, ou peu après on trouve de nouveau le canal qui conduit à la ville de Hoai ngan ; il passe ensuite par plusieurs villes et bourgades, et arrive à la ville de Yang tcheou, l’un des plus célèbres ports de l’empire. Peu après il entre dans le grand fleuve Yang tse kiang, à une journée de Nan king.

On continue sa route sur ce fleuve jusqu’au lac Po yang de la province de Kiang si qu’on traverse, après quoi l’on entre dans la rivière de Kan kiang qui divise en deux parties presque égales cette province de Kiang si, et qui remonte jusqu’à Nan ngan. Là on fait une journée par terre jusqu’à Nan hiong première ville de la province de Quang tong, où l’on s’embarque sur une rivière qui conduit à Canton : en sorte qu’on peut voyager très commodément ou sur des rivières, ou sur des canaux, depuis la capitale jusqu’à l’extrémité de la Chine, c’est-à-dire, qu’on peut faire par eau environ six cents lieues.

On donne ordinairement une brasse et demie d’eau à ce canal, pour faciliter la navigation. Quand les eaux sont grandes, et qu’il est à craindre que les campagnes voisines n’en soient inondées, on a soin de pratiquer des rigoles en divers endroits, pour conserver l’eau à une certaine hauteur ; et l’on entretient des inspecteurs qui visitent continuellement le canal avec des ouvriers, pour en réparer les ruines.


Des fleuves.

Les rivières navigables sont pareillement en très grand nombre, ainsi qu’on l’a pu voir dans la description des provinces que j’ai faites : et c’est pourquoi il me suffit de parler ici de deux grands fleuves qui traversent ce vaste empire.

Le premier qui se nomme Yang tse kiang, qu’on traduit ordinairement, le fils de la mer ; ou Ta kiang, c’est-à-dire, grand fleuve ; ou simplement Kiang, qui veut dire le fleuve par excellence, coule de l’occident à l’orient, et prend sa source dans les montagnes du pays des Toufan, vers le 33e degré de latitude. Il a différents noms selon la diversité des endroits par où il passe, et se divisant en plusieurs bras, il forme quantité d’îles qui sont couvertes de joncs, lesquels servent au chauffage des villes d’alentour. Il traverse une partie de la province de Yun nan, les provinces de Se tchuen, de Hou quang, et de Kiang nan. Son cours est très rapide, mais après plusieurs détours qu’il fait dans ces provinces, ou il perd et reprend son nom de Ta kiang jusqu’à la ville de Kin tcheou, il commence à être retenu par le reflux de la mer, qui va jusqu’à la ville de Kieou kiang, et il coule avec plus de lenteur. En tout temps mais surtout à la nouvelle et à la pleine lune, il est si tranquille, que l’on y peut aller à la voile : il passe ensuite par Nan king, et va se jeter dans la mer orientale, vis-à-vis l’île de Tsong ming.

Ce fleuve est large, profond, et extrêmement poissonneux. Les Chinois disent communément que la mer est sans rivage et le Kiang sans fond : Hai vou pin, Kiang vou ti. Ils prétendent que dans plusieurs endroits ils ne trouvent point le fond avec la sonde, et que dans d’autres il y a deux de trois cents brasses d’eau. Mais il y a de l’apparence qu’ils exagèrent, et que leurs pilotes ne portant que cinquante ou soixante brasses de corde, en ont jugé ainsi, parce qu’ils ne trouvaient pas le fond avec leurs sondes ordinaires.

Il paraît qu’ils se trompent pareillement lorsqu’ils traduisent Yang tse par le fils de la mer : car le caractère dont on se sert pour écrire Yang, est différent de celui qui signifie la mer, quoique le son et l’accent soient les mêmes. Parmi plusieurs significations qu’il a, celle qu’on lui donnait autrefois, appuie cette conjecture : du temps de l’empereur Yu, il signifiait une province de la Chine, que ce fleuve borne au sud, et il est croyable qu’on lui a donné ce nom parce que cet empereur détourna dans ce fleuve, les eaux qui inondaient cette province.


Du fleuve Hoang ho, ou Fleuve Jaune.

Le second fleuve s’appelle Hoang ho ou fleuve Jaune. On lui a donné ce nom, à cause de la couleur de ses eaux mêlées de terre jaunâtre, qu’il détache de son lit par la rapidité de son cours. Il prend sa source dans les montagnes du pays des Tartares de Ko ko nor, vers le 35e degré de latitude. Après avoir arrosé ce pays, il coule durant quelque temps le long de la grande Muraille, il se jette ensuite sur les terres des Tartares Ortos, et rentre dans la Chine entre les provinces de Chan si et de Chen si ; puis il traverse la province de Ho nan, une partie de celle de Kiang nan, et après un cours d’environ six cents lieues, il se décharge dans la mer orientale, assez près de l’embouchure du fleuve Yang tse kiang.

Quoique ce fleuve soit fort large, et qu’il traverse une grande étendue de pays, il n’est pas trop navigable, parce qu’il est presque impossible de le remonter, à moins qu’on ait un vent favorable et forcé. Il fait quelquefois de grands ravages dans les lieux par où il passe, et il est souvent arrivé que ruinant ses rives, il a inondé tout à coup les campagnes, et submergé des villages et des villes entières. Aussi est-on obligé d’en faire soutenir les eaux en certains endroits, par de longues et de fortes digues. Comme les terres de la province de Ho nan sont basses, et que les digues peuvent se rompre, ainsi qu’il arriva autrefois, comme je l’ai expliqué ailleurs, on y use de la précaution suivante ; on fait à la plupart des villes, à la distance d’un demi quart de lieue des murs, une forte enceinte, et comme une levée de terre revêtue de gazon.


Des barques.

Les canaux, de même que les rivières, sont tout couverts de barques grandes, moyennes, ou plus petites : on en voit quelquefois plus d’un quart de lieue de suite : elles sont si serrées, qu’il n’est pas possible d’y en insérer aucune. On en compte environ dix mille qui sont entretenues par l’empereur, et uniquement destinées à porter des provinces à la cour, le tribut de toutes sortes de provisions : ces barques impériales se nomment leang tchouen, barques des vivres. Elles sont toutes à varangue plate, et le corps du bâtiment est également large de la poupe à la proue.

Il y en a d’autres qui sont destinées à porter les étoffes, les brocards, les pièces de soie, etc, qu’on nomme long y tchouen, c’est-à-dire, barques des habits à dragon, parce que la devise et les armoiries de l’empereur sont des dragons à cinq ongles, et que ses habits et ses meubles sont toujours ornés de figures de dragons en broderie ou en peinture.

Chaque barque ne fait qu’un voyage par an, et ne porte que le quart de sa charge. On tire du trésor royal une certaine somme qu’on donne au patron de la barque, à proportion de la distance qu’il y a jusqu’à la cour. Par exemple de la province de Kiang si, qui est à plus de trois cents lieues de Peking, on donne cent taels. Cette somme paraît n’être pas suffisante pour les dépenses qu’il doit faire : mais il s’en dédommage et de reste, par les places qu’il donne aux passagers, et par les marchandises qu’il transporte, et qui passent les douanes sans rien payer.

On voit une troisième sorte de barques appelées tso tchouen, qui sont destinées à transporter les mandarins dans les provinces où ils vont exercer leurs charges, et les personnes considérables qui sont envoyées de la cour, ou qui y sont appelées : elles sont plus légères et plus petites que les autres ; elles ont deux ponts : sur le premier ou sur le tillac, il y a d’un bout à l’autre un appartement complet, et qui s’élève au-dessus des bords d’environ sept à huit pieds ; les chambres en sont peintes en dedans et en dehors, vernissées, dorées, et d’une grande propreté. J’en ai fait ailleurs une description fort détaillée. On y peut prendre son sommeil et ses repas, y étudier, y écrire, y recevoir des visites, etc. enfin un mandarin s’y trouve aussi commodément et aussi proprement que dans son propre palais. Il est impossible de voyager plus agréablement que dans ces barques.

Il y a encore une infinité de barques qui appartiennent à des particuliers, les unes très propres, qui se louent à bon compte aux lettrés et aux personnes riches qui voyagent ; les autres bien plus grandes, et dont les marchands se servent pour leur commerce ; enfin une multitude prodigieuse d’autres barques où logent des familles entières, qui n’ont que cette seule habitation, et où ils sont plus commodément que dans des maisons. Dans les plus petites où il n’y a point de chambre, ils ont quantité de nattes fort minces, d’environ cinq pieds en carré, et qu’ils dressent en forme de voûte, pour se défendre de la pluie et des ardeurs du soleil.

On en voit encore qu’on pourrait nommer des espèces de galères, et qui sont propres à naviguer sur les rivières, sur les côtes de la mer, et entre les îles. Ces barques sont aussi longues que des navires du port de 350 tonneaux, mais comme elles sont peu profondes, qu’elles ne tirent qu’environ deux pieds d’eau, et que d’ailleurs les rames sont longues et appuyées, non de travers sur les bords de la barque, comme celles d’Europe, mais hors des bords, et presque en ligne parallèle au corps de la barque, chaque rame est aisément agitée par un petit nombre de rameurs, et elles vont fort vite. Je ne parle point de certaines petites barques faites en forme de dragon, et fort ornées, qui leur servent chaque année dans un jour de fête, dont j’explique ailleurs l’origine.

Ceux qui font commerce de bois et de sel, et qui sont les plus riches marchands de la Chine, ne se servent point de barques pour voiturer leurs marchandises : ils y emploient une sorte de radeau construit de la manière suivante.

Après avoir transporté sur les bords du fleuve Kiang, le bois qu’ils ont coupé sur les montagnes, et dans les forêts voisines de la province de Se tchuen, ils en prennent autant qu’il est nécessaire pour donner au radeau quatre ou cinq pieds de hauteur, sur dix de largeur. Ils font des trous aux deux extrémités du bois, où ils passent des cordes faites d’une espèce d’osier tordu, ils enfilent d’autres bois à ces cordes, laissant dériver le radeau sur la rivière, jusqu’à ce qu’il soit de la longueur qu’ils souhaitent.

Ces radeaux sont longs à proportion que le marchand est riche : il y en a qui ont une demie lieue de longueur. Toutes les parties du radeau ainsi formées sont très flexibles, et se remuent aussi aisément que les anneaux d’une chaîne. Quatre ou cinq hommes le gouvernent sur le devant avec des perches et des rames : d’autres sont le long du radeau à une distance égale, qui aident à le conduire. Ils bâtissent au-dessus, d’espace en espace, des maisons de bois couvertes de planches ou de nattes, où ils enferment leurs meubles, où ils font leur cuisine, et où ils prennent leur sommeil. Dans les différentes villes où ils abordent, et où l’on achète leur bois, ils vendent leurs maisons toutes entières. Ils font ainsi plus de six cents lieues sur l’eau quand ils transportent leur bois jusqu’à Peking.


Des vaisseaux des Chinois.

Les Chinois naviguent sur la mer de même que sur les rivières. De tout temps ils ont eu d’assez bons vaisseaux ; on prétend même que plusieurs années avant la naissance du Sauveur, ils ont parcouru les mers des Indes. Cependant quelque connaissance qu’ils aient eu de la navigation, ils ne l’ont pas plus perfectionnée que leurs autres sciences.

Leurs vaisseaux qu’ils nomment tchouen, d’un nom commun aux bateaux et aux barques, sont appelés soma ou sommes par les Portugais, sans qu’on sache la raison qui les a portés à les nommer de la sorte. Ces vaisseaux ne peuvent pas se comparer aux nôtres ; les plus gros ne sont que de 250 à 300 tonneaux de port ; ce ne sont, à proprement parler, que des barques plates à deux mâts : ils n’ont guère que 80 à 90 pieds de longueur. La proue coupée et sans éperon, est relevée en haut de deux espèces d’ailerons en forme de corne, qui font une figure assez bizarre ; la poupe est ouverte en dehors par le milieu, afin que le gouvernail y soit à couvert des coups de mer. Ce gouvernail qui est large de 5 à 6 pieds, peut aisément s’élever et s’abaisser par le moyen d’un câble qui le soutient sur la poupe.

Ces vaisseaux n’ont ni artimon, ni beaupré, ni mâts de hune. Toute leur mâture consiste dans le grand mât et le mât de misaine, auxquels ils ajoutent quelquefois un fort petit mât de perroquet, qui n’est pas d’un grand secours. Le grand mât est placé assez près du mât de misaine, qui est fort sur l’avant. La proportion de l’un à l’autre est communément comme 2 à 3, et celle du grand mât au vaisseau ne va jamais au-dessous, étant ordinairement plus des deux tiers de toute la longueur du vaisseau.

Leurs voiles sont faites de nattes de bambou, ou d’une espèce de cannes communes à la Chine, lesquelles se divisent par feuilles en forme de tablettes, arrêtées dans chaque jointure par des perches qui sont aussi de bambou. En haut et en bas sont deux pièces de bois : celle d’en haut sert de vergue ; celle d’en bas faite en forme de planche et large d’un pied et davantage, sur 5 à 6 pouces d’épaisseur, retient la voile lorsqu’on veut la hisser, ou qu’on veut la ramasser.

Ces sortes de bâtiments ne sont nullement bons voiliers : ils tiennent cependant beaucoup mieux le vent que les nôtres, ce qui vient de la roideur de leurs voiles qui ne cèdent point au vent ; mais aussi comme la construction n’en est pas avantageuse, ils perdent à la dérive l’avantage qu’ils ont sur nous en ce point.

Ils ne calfatent point leurs vaisseaux avec du goudron, comme on fait en Europe. Leur calfat est fait d’une espèce de gomme particulière, et il est si bon, qu’un seul puits ou deux à fond de cale du vaisseau, suffit pour le tenir sec. Jusqu’ici ils n’ont eu aucune connaissance de la pompe.

Leurs ancres ne sont point de fer comme les nôtres : elles sont d’un bois dur et pesant, qu’ils appellent pour cela tie mou c’est-à-dire, bois de fer. Ils prétendent que ces ancres valent beaucoup mieux que celles de fer, parce que, disent-ils, celles-ci sont sujettes à se fausser, ce qui n’arrive pas à celles de bois qu’ils emploient. Cependant pour l’ordinaire elles sont armées de fer aux deux extrémités.


De la manoeuvre de leurs vaisseaux.

Les Chinois n’ont sur leur bord ni pilote, ni maître de manœuvre, ce


A. Sommes et barques chinoises. — B. Espèce de galère. — C. Barque en forme de dragon pour une fête qui se célèbre chaque année. — D. Différentes sortes de bateaux. — E. radeau



sont les seuls timoniers, qui conduisent le vaisseau et qui commandent la manœuvre. Il faut avouer néanmoins qu’ils sont assez bons manœuvriers et bons pilotes côtiers, mais assez mauvais pilotes en haute mer. Ils mettent le cap sur le rhumb qu’ils croient devoir faire, et sans se mettre en peine des élans du vaisseau, ils courent ainsi comme ils le jugent à propos. Cette négligence vient sans doute de ce qu’ils ne font pas de voyages de long cours. Cependant quand ils veulent, ils naviguent assez bien.


Description particulière d'une somme.

Les cinq missionnaires jésuites qui partirent de Siam pour se rendre à la Chine, et qui s’embarquèrent le 17 de Juin de l’année 1687 sur une somme chinoise, dont le capitaine était de la ville de Canton, eurent tout le temps pendant cette traversée, d’examiner la structure de ces sortes de bâtiments ; la description détaillée qu’ils en ont faite, donnera une plus parfaite connaissance de la marine chinoise.

Cette somme qu’ils montèrent, suivant la manière de compter, qui a cours parmi les Portugais des Indes, était du port de 1900 pics : ce qui à raison de 100 catis ou 125 livres par pic, revient à près de 120 tonneaux ; la pesanteur d’un tonneau est évaluée à deux mille livres. Le gabarit en était assez beau, à la réserve de la proue qui était coupée, plate, et sans éperon. Sa mâture était différente de celle de nos vaisseaux, par la disposition, par le nombre, et par la force des mâts. Son grand mât était placé, ou peu s’en fallait, au lieu où nous plaçons notre mât de misaine, de sorte que ces deux mâts étaient assez proches l’un de l’autre. Ils avaient pour étai et pour haubans un simple cordage, qui se transportait de bâbord à tribord, pour être toujours amarré au-dessus du vent. Elle avait un beaupré, et un artimon qui était rangé à bâbord. Au reste ces trois derniers mâts étaient fort petits, et méritaient à peine ce nom. Mais en récompense le grand mât était extrêmement gros par rapport à la somme et pour le fortifier encore davantage, il était saisi par deux jumelles, qui le prenaient depuis la carlingue jusqu’au-dessus du second pont. Deux pièces de bois plates, fortement chevillées à la tête du grand mât, et dont les extrémités allaient se réunir sept ou huit pieds au-dessus de cette tête, tenaient lieu de mâts de hune.

Pour ce qui est de la voilure, elle consistait en deux voiles carrées faites de nattes, à savoir la grande voile et la misaine. La première avait plus de 45 pieds de hauteur sur 28 ou 30 de largeur : la seconde était proportionnée au mât qui la portait. Elles étaient garnies des deux côtés de plusieurs rangs de bambous, couchés sur la largeur de la voile, à un pied près les uns des autres en dehors, et beaucoup moins serrés du côté des mâts, dans lesquels elles étaient enfilées par le moyen de plusieurs chapelets, qui prenaient environ le quart de la largeur de la voile, en commençant au côté qui était sans écoute : de sorte que les mâts les coupaient en deux parties fort inégales, laissant plus des trois quarts de la voile du côté de l’écoute, ce qui lui donnait le moyen de tourner sur son mât comme sur un pivot, sur lequel elle pouvait parcourir sans obstacle du côté de la poupe au moins 26 rhumbs, quand il fallait revirer de bord, portant ainsi tantôt sur le mât, et tantôt y étant seulement attachée par les chapelets. Les vergues y servaient de ralingue par le haut ; un gros rouleau de bois égal en grosseur à la vergue, faisait le même office par le bas. Ce rouleau servait à tenir la voile tendue ; et afin qu’il ne la déchirât pas, il était soutenu en deux endroits par deux ais, qui étaient suspendus chacun par deux amarres, lesquels descendaient du haut du mât à cet effet. Chacune de ces voiles n’avait qu’une écoute, un couet, et, ce que les Portugais nomment aragnée, qui est une longue suite de petites manœuvres qui prennent le bord de la voile depuis le haut jusqu’au bas, à un ou deux pieds de distance les unes des autres, et dont toutes les extrémités s’amarraient sur l’écoute, où elles faisaient un gros nœud.

Ces sortes de voiles se plient et se déplient comme des paravents. Quand on voulait hisser la grande voile, on se servait de deux virevaux et de trois drisses, qui passaient sur trois rouets de poulies enchâssées dans la tête du grand mât. Quand il était question de l’amener, ils y enfonçaient deux crocs de fer, et après avoir largué les drisses, ils en serraient les différents pans à diverses reprises, en halant avec force sur les crocs.

Ces manœuvres sont rudes, et emportent beaucoup de temps. Aussi les Chinois pour s’en épargner la peine, laissaient battre leur voile durant le calme. Il est aisé de voir que le poids énorme de cette voile, joint à celui du vent qui agissait sur le mât, comme sur un levier, eût dû faire plonger dans la mer toute la proue, si les Chinois n’avaient prévenu dans l’arrimage cet inconvénient en chargeant beaucoup plus l’arrière que l’avant, pour contrebalancer la force du vent. De là vient que quand on était à l’ancre, la proue était toute hors de l’eau, tandis que la poupe y paraissait fort enfoncée. Ils tirent cet avantage de la grandeur de cette voile, et de la situation sur l’avant, qu’ils font un grand chemin de vent arrière, et peuvent, si on veut les en croire, le disputer à nos meilleurs voiliers et même les laisser de l’arrière : mais en échange, de vent largue et de bouline ils ne peuvent tenir et ne font que dériver ; sans parler du danger où ils sont de virer, quand ils se laissent surprendre d’un coup de vent.

Dans le beau temps on portait outre cela une civadière, un hunier, un grand coutelas qui se mettait au côté de la voile laquelle était sans écoute, des bonnettes, et une voile carrée à l’artimon. Toutes ces voiles étaient de toiles de coton.

La poupe était fendue par le milieu, pour faire place au gouvernail dans une espèce de chambre, qui le mettait à couvert des coups de mer dans le gros temps. Cette chambre était formée par les deux côtés de la poupe, qui laissant une large ouverture en dehors se rapprochaient peu à peu en dedans, où ils faisaient un angle rentrant, dont la pointe était coupée, pour donner au jeu du gouvernail toute la liberté.

Ce gouvernail était suspendu par deux câbles, dont les extrémités étaient roulées sur un vireveau placé sur la dunette, afin de le baisser et de le lever à propos, Deux autres câbles, qui après avoir passé par dessous le vaisseau, venaient remonter par la proue à l’avant, où on les bandait à l’aide d’un vireveau, quand ils étaient relâchés, tenaient la place des gonds qui attachent les nôtres à l’étambot. Il y avait une barre de sept à huit pieds de long sans manivelle et sans poulie, pour augmenter la force du timonier. Quatre manœuvres attachées deux à chaque bord du vaisseau, et dont une de chaque côté faisait quelques tours sur le bout de la barre, servaient au timonier à le tenir en état.

Un gouvernail de cette manière ne se peut faire sentir que faiblement à un vaisseau, non seulement parce que les câbles, par le moyen desquels il lui communique son mouvement, prêtent beaucoup, et s’allongent aisément, mais principalement à cause des élans continuels qu’ils lui donnent par le trémoussement où il est sans cesse ; d’où naît un autre inconvénient, qui est qu’on a toutes les peines du monde à tenir constamment le même rhumb dans cette agitation continuelle. On a commencé à faire des sommes, que les Portugais nomment mestisas, ou mestisses, parce que, sans rien changer à la construction chinoise, on leur donne le gouvernail à l’européenne. Le roi de Siam en avait fait faire de cette sorte, qui étaient du port de sept à huit cents tonneaux. C’est sans comparaison les plus grandes qu’on voie.


De la boussole.

Le pilote ne se servait point de compas de marine. Il réglait sa route avec de simples boussoles dont le limbe extérieur de la boîte était partagé en parties égales, qui marquaient les rhumbs de vent ; elles étaient placées sur une couche de sable, qui servait bien moins à les asseoir mollement, et à les garantir des secousses du vaisseau, dont l’agitation ne laissait pas de faire perdre à tout moment l’équilibre aux aiguilles, qu’à porter les bâtons de pastilles dont on les parfumait sans cesse. Ce n’était pas le seul régal que la superstition chinoise faisait à ces boussoles, qu’ils regardaient comme les guides assurés de leur voyage ; ils en venaient jusqu’à ce point d’aveuglement, que de leur offrir des viandes en sacrifice.

Le pilote avait grand soin surtout de bien garnir son habitacle de clous : ce qui fait connaître combien cette nation est peu entendue en fait de marine. Les Chinois, dit-on, ont été les premiers inventeurs de la boussole ; mais si cela est, comme on l’assure, il faut qu’ils aient bien peu profité de leur invention. Ils mettaient le cap au rhumb où ils voulaient porter, par le moyen d’un filet de soie, qui coupait la surface extérieure de la boussole en deux parties égales du nord au sud ; ce qu’ils pratiquaient en deux manières différentes : par exemple, pour porter au nord-est, ils mettaient ce rhumb parallèle à la quille du vaisseau, et détournaient ensuite le vaisseau jusqu’à ce que l’aiguille fût parallèle au filet. Ou bien, ce qui revient au même, mettant le filet parallèle à la quille, ils faisaient porter l’aiguille sur le nord-ouest. L’aiguille de la plus grande de ces boussoles n’avait pas plus de trois pouces de longueur. Elles avaient toutes été faites à Nangazaqui : un bout était terminé par une espèce de fleur de lys, et l’autre par un trident.


Le fond de cale.

Le fond de cale était partagé en cinq ou six grandes soutes séparées les unes des autres par de fortes cloisons de bois. Pour toute pompe il y avait un puits au pied du grand mât, dont sans autre artifice on tirait l’eau avec des seaux. Quoique les mers fussent extrêmement hautes, et la somme excessivement chargée, cependant par la force de ses membrures et la bonté de son calfat, elle ne fit presque point d’eau.

Ce calfat est une espèce de composition de chaux, d’une espèce d’huile, ou plutôt de résine, qui découle d’un arbre nommé tong yeou, et de filasse de bambous. La chaux en est la base, et quand tout est sec, on dirait que ce n’est que de la chaux pure et sans aucun mélange. Outre que le bâtiment en est beaucoup plus propre, on ne sent point comme dans nos vaisseaux, cette odeur de goudron insupportable à quiconque n’y est point accoutumé ; mais il y a encore en cela un avantage plus considérable, c’est que par là ils se garantissent des accidents du feu, auquel notre brai de goudron expose nos vaisseaux.

Les ancres étaient de bois ; il n’y a que celles de réserve qui avaient le bout des pattes armé de lames de fer.

Toutes les manœuvres aussi bien que les câbles étaient de rotin c’est une espèce de petite canne, ou de filasse de coco, que les Portugais nomment cairo


De l'équipage.

L’équipage était composé de 47 personnes en y comprenant les officiers. Le pilote n’avait d’autre soin que celui de placer la boussole et de donner le rhumb ; Le timonier commandait la manœuvre, et le capitaine nourrissait l’équipage. Du reste il n’ordonnait rien ; cependant tout s’exécutait avec une ponctualité surprenante.

La raison de cette bonne intelligence, vient de l’intérêt que tous ceux qui composent l’équipage, ont à la conservation du vaisseau : tous ont part à la charge ; au lieu de payer les officiers et les matelots, on leur laisse la liberté de mettre une certaine quantité de marchandises sur le vaisseau, dans lequel chacun a son petit appartement particulier dans l’entre deux des ponts, qui est partagé en différentes loges. Du reste l’on peut dire en général que les Chinois sont vigilants, attentifs, et laborieux ; il ne leur manque qu’un peu plus d’expérience, pour être d’habiles gens de mer.



  1. Tome I. oage 41.