Description de la Chine (La Haye)/De la grande Muraille

Scheuerleer (Tome Premierp. 45-48).


DE LA GRANDE MURAILLE
qui sépare la Chine de la Tartarie


Ce fut par une vue de politique que le fameux empereur Tsin chi hoang, se détermina l’an 221 avant Jésus-Christ à bâtir cette célèbre muraille, qui borne la Chine au septentrion, et qui la défend contre les Tartares voisins, lesquels divisés alors en différentes nations, soumis à divers princes, ne pouvaient guère faire autre chose que de l’incommoder par des courses imprévues, et d’y exciter du trouble par leurs pillages. Il n’y avait point encore eu d’exemple de réunion dans les Tartares occidentaux tel qu’on le vit au commencement du XIIIe siècle, que la Chine devint leur conquête.

Il n’y a rien sans doute dans le reste de l’univers qui approche de cet ouvrage, continué le long de trois grandes provinces, Pe tche li, Chan si, et Chen si, bâti souvent dans des lieux qui paraissent inaccessibles, et fortifié par une suite de places militaires construites avec une égale dépense.

Cette muraille commence par un gros boulevard de pierre élevé dans la mer à l’orient de Peking, et presque à la même hauteur, étant de 40 degrés 2 minutes 6 secondes dans la province de Pe tche li ; elle est aussi bien terrassée et revêtue de brique, aussi haute, mais beaucoup plus large que les murailles des villes ordinaires de l’empire, c’est-à-dire, de 20 à 25 pieds de hauteur.

Le père Régis, et les Pères qui dressaient avec lui la carte des provinces, ont fait plusieurs fois tirer la corde par dessus, pour mesurer des bases de triangle, et prendre avec l’instrument des points éloignés : ils les ont toujours trouvées bien pavées, et assez larges pour que cinq ou six cavaliers puissent y marcher de front à leur aise.

Les portes de la grande Muraille sont fortifiées en dedans par des forts assez grands : le premier à l’orient s’appelle Chang hai koan, il est près de la Muraille, qui depuis le Boulevard bâti dans la mer, s’étend pendant une lieue dans un terrain tout à fait plein, et ne commence à s’élever sur les penchants des montagnes qu’après cette place. Ce fut le général chinois, lequel commandait dans ce quartier-là, qui appela les Tartares de la province de Leao tong qui est au-delà : et ce fut ce qui donna occasion aux Tartares de s’emparer de la Chine, malgré la confiance qu’ils avaient dans ce rempart de leur Muraille, qui paraissait insurmontable.

Telle est la vicissitude des choses humaines : les défenses extérieures, et toutes les forces d’un État, ne servent qu’à y produire des révolutions plus subites, et même à en hâter la ruine, si elles ne sont soutenues par la vertu et par l’application du prince au gouvernement.

Les autres forts également connus, sont Hi fong keou, à 40 degrés 26 minutes ; Tou che keou à 41 degrés 19 minutes 20 secondes ; Tchang kia keou à 40 degrés 5 minutes 15 secondes ; deux entrées célèbres parmi les Tartares soumis à l’empire qui se rendent à Peking par ces passages ; et Cou pe keou à 40 degrés 43 minutes 15 secondes. C’est par où l’empereur Cang hi sortait ordinairement pour aller en Tartarie, et se rendre à Ge ho ell. Ce lieu est à plus de 40 lieues de Peking toujours en s’élevant vers le nord ; ce ne sont que des montagnes où il prenait le plaisir de la chasse ; le chemin qui y conduit depuis Peking est fait à la main, et uni comme un jeu de boule.

C’est là que ce grand prince passait plus de la moitié de l’année, ne cessant pas de gouverner son vaste empire aussi aisément qu’un père de famille gouverne sa maison : il avait beau revenir tard de la chasse, il ne se couchait jamais qu’il n’eût expédié toutes les requêtes, et le lendemain il était encore levé avant le jour. On était souvent surpris de le voir à l’âge de soixante ans, et quoique la neige tombât à gros flocons, à cheval au milieu d’un gros de ses gardes, habillé aussi légèrement qu’eux, chargé d’un côté de son arc, et de l’autre de son carquois, sans daigner se servir d’une chaise qui le suivait à vide.

Toutes ces places sont terrassées et revêtues de briques des deux côtés dans toute la province de Pe tche li, mais dès qu’on la quitte pour passer dans celle de Chan si vers Tien tching ouei, la Muraille commence à n’être que de terre battue : elle est sans crénaux, et sans enduit, peu large, et haute au plus de quinze pieds.

Cependant, quand on a passe Cha hou keou à 40 degrés 19 minutes, lieu par où les Moscovites viennent en droiture de Selingisko, elle est revêtue en dehors de brique, et parmi ses tours il y en a quelques-unes qui sont fort larges et bâties de briques sur une base de pierre : mais elle ne continue pas toujours de même.

Le fleuve Hoang ho, bordé de guérites, où des soldats font sentinelle jour et nuit, tient lieu de grande Muraille vers les limites qui séparent la province de Chan si de celle de Chen si.

Au-delà du Hoang ho, quand on va vers l’occident dans la province de Chen si, la Muraille n’est plus que de terre : elle y est basse, étroite, quelquefois ensablée, car elle est dans un terrain plein et sablonneux, et en quelques endroits tout à fait ruinée : mais d’autre part l’entrée est défendue par plusieurs villes considérables, telles que sont Yu ling hien à 33 degrés 15 minutes ; Ning hia, Lan tcheou à 37 degrés 59 minutes ; Kan tcheou à 39 degrés ; Sou tcheou et Si ning, où résident des officiers généraux avec des corps de troupes. Celui de Kan tcheou est le commandant général qu’on nomme ti tou ; les autres ne sont que des lieutenants généraux appelés tsong ping.

Ning hia est la meilleure de ces villes, et est plus belle, plus riche, et surtout mieux bâtie que la plupart des villes de l’empire : elle est même assez grande, car si l’on prend l’une et l’autre enceinte habitée, comme ne faisant qu’un tout, elle a bien quinze lis chinois de tour.

L’industrie des habitants y a rendu la terre fertile : ils ont fait des canaux et des écluses propres à conduire les eaux du fleuve Hoang ho dans leurs terres, quand elles ont besoin d’être arrosées. Les fossés de la ville ont des sources salées, dont on fait du sel. Il y a des manufactures d’étoffes en laine, et on y travaille des tapis façon de Turquie.

Les montagnes sont si hautes dans le district de Ning hia qu’à sept ou huit lieues de la ville, elles tiennent lieu de grande Muraille dans l’espace d’environ dix lieues : elles sont fort escarpées, et presque toutes étroites.

Sou tcheou qui est à 39 degrés 45 minutes 40 secondes, est une assez grande ville, mais moins belle et moins marchande que Ning hia, quoiqu’elle commande aux soldats qui sont à Kia yu koan par où l’on va à Hami et dans plusieurs districts des Tartares Kalkas.

La muraille n’est que de terre dans ces cantons, mais elle est mieux entretenue qu’ailleurs, à cause du voisinage des habitants de Hami qui ne sont soumis à l’empereur que depuis peu d’années. Les murailles de Kia yu koan ne sont point de brique, mais elles sont bien garnies de soldats qui défendent cette importante entrée.

Quand on a passé une petite ville nommée Tchouang lan, parce qu’elle est située à la rencontre de deux chemins, dont l’un est dans la vallée, qui va par Lang tcheou jusqu’à Kia yu koan, et l’autre le long des montagnes qui vont à Si ning tcheou il n’y a plus de muraille, mais seulement un fossé creusé exprès et médiocrement large, excepté dans les gorges qui sont voisines de Si ning, et qui sont murées comme celles de la province de Chen si.

La ville de Si ning qui est à 36 degrés 59 minutes n’est pas grande, mais elle surpasse celle de Ning hia par son commerce : tout ce qui vient de pelleterie de la Tartarie occidentale, se vend dans cette ville, ou dans un bourg voisin nommé Topa. Il est certain que ce lieu vaut mieux qu’une grande ville, quoiqu’il soit d’ailleurs assez mal situé et mal bâti. On y trouve presque tout ce qu’on peut souhaiter de marchandises étrangères de la Chine, diverses drogues, du safran, des dattes, du café, etc.

Quand le père Régis y était pour travailler à la carte du pays, il y trouva trois ou quatre Arméniens catholiques qui s’y étaient établis, et avaient boutique ouverte des belles peaux qu’ils allaient chercher chez les Tartares. Les maisons et les boutiques sont bien plus chères dans ce bourg, que dans la ville de Si ning qui n’en est éloignée que de quatre lieues.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce bourg ne dépend point des mandarins de Si ning, mais d’un bonze lama, qui se prend toujours dans la même famille à laquelle ce terrain appartient. Cette famille est la plus considérable de la nation qu’on nomme Si fan ou Tou fan, dont je donnerai une connaissance plus étendue.

Les empereurs de la famille précédente, dans le dessein de mieux assurer le repos de la nation, en rendant le lieu où ils tenaient leur cour comme imprenable, avaient bâti une seconde muraille aussi forte et aussi surprenante que l’ancienne. Elle subsiste encore toute entière dans le Pe tche li, à 76 lis de Peking, en une des principales portes nommée Nan keou, à dix lis de là, sur le penchant d’une haute montagne, par où l’on va à Suen hoa fou, et par là à Tai tong de la province de Chan si. C’est une petite ville fortifiée de plusieurs enceintes de murailles, lesquelles suivent les hauts et les bas des montagnes qui sont à côté, et surprennent par une structure si hardie.

Cette muraille qu’on appelle la grande Muraille intérieure se joint avec l’autre au nord de Peking près de Suen hoa fou où est une garnison ; continue le long de la partie occidentale de la province de Pe tche li, et s’étend dans la province de Chan si, où elle est tombée en bien des endroits. Parmi les plans de ville qui sont vers le milieu de ce volume, on trouvera gravé le plan d’une partie de la grande Muraille du côté de Yong ping fou.

Quand on considère le nombre des places et des forts bâtis entre ces deux murailles, et tout ce qui est du côté oriental, on ne peut s’empêcher d’admirer le soin et les efforts des Chinois, qui semblent avoir épuisé tous les moyens que la prévoyance humaine peut suggérer pour la défense de leur royaume, et pour la tranquillité publique.