Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 2/Chapitre IX/Section I/Paragraphe 8/Article 1

§. viii. De l’hippodrome, et du temple situé à son extrémité sud.

Article i.
De l’hippodrome de Medynet-abou.

L’ordre que nous suivons nous conduit naturellement à la description de la vaste enceinte rectangulaire qui est située au sud de Medynet-abou, et dont nous avons déjà dit quelques mots dans notre aperçu général[1] des monumens de Thèbes. Le petit temple que nous venons de décrire, se trouve dans le prolongement du côté nord de cette enceinte, à la distance de cent soixante mètres environ. Ce côté peut avoir mille mètres d’étendue[2]. Il faut se le représenter formé de cinq monticules ou buttes en terre d’à peu près treize mètres[3] d’élévation, auxquels il faut ajouter encore la hauteur des dépôts du Nil sous lesquels leur base est cachée. La largeur de ces monticules est de cinquante mètres à fleur de terre, et leurs longueurs sont très-inégales ; ils sont séparés par des intervalles presque égaux. Ils ne se prolongent point jusqu’aux côtés de l’est et de l’ouest de l’enceinte, de manière que, dans les angles, il y a de grandes ouvertures qui servaient d’issues principales. Il est difficile de distinguer, après les dégradations que le temps a fait éprouver à ces masses, quelles étaient originairement leurs limites : nous avons seulement remarqué qu’elles sont distantes à leur sommet de cinquante à soixante mètres. Ces monticules ne présentent au premier aspect qu’un amas de terres qui ont pris leur talus naturel ; mais, en les examinant de plus près et avec plus de soin, on ne tarde point à reconnaître qu’ils ont été construits en briques de très-gros échantillon, séchées au soleil. On retrouve encore, dans quelques endroits, des restes du parement qu’elles présentaient. La forme pyramidale de ces constructions ne permet guère de douter qu’elles ne fussent une suite de pylônes dont les portes donnaient entrée dans l’enceinte. Peut-être aussi n’était-ce que des massifs pyramidaux présentant dans leur élévation la forme trapézoïde, et séparés par des intervalles qui servaient d’issues. Cette dernière hypothèse paraît d’autant plus probable, que d’autres lieux de l’Égypte offrent dans un état parfait de conservation des murs d’enceinte tels que nous les supposons ici. On trouve, sur ces monticules, des restes de constructions qui annoncent qu’à une époque postérieure, on y a élevé quelques villages dont les débris ont encore contribué à augmenter leur masse et à altérer la régularité de leurs formes.

Le côté occidental de l’enceinte est formé de deux rangées de monticules, de cinquante à soixante mètres de longueur à la base : elles laissent entre elles un intervalle de vingt-cinq mètres. Les monticules de l’une et de l’autre rangée se correspondent parfaitement, ainsi que les ouvertures qui les séparent. Malgré leur état de dégradation, on trouve encore, dans beaucoup d’endroits, de quoi justifier l’opinion que nous avons émise plus haut sur leur forme primitive. Ces monticules sont au nombre de vingt-trois, et laissent entre eux vingt-deux ouvertures, qui probablement étaient primitivement égales, mais qui ne le paraissent plus maintenant. Ce côté de l’enceinte a deux mille cinq cents mètres. Les monticules sont moins élevés que ceux qui forment le côté nord, et sont d’inégale longueur. Les plus considérables se trouvent immédiatement à partir du petit temple : ce sont aussi ceux dont les intervalles se correspondent le mieux, et dont la hauteur est la plus grande. Sur la plupart d’entre eux, on trouve des tessons de poteries et des débris de constructions modernes. Un tombeau de santon se voit encore sur les derniers monticules, vers le sud, où l’on trouve des restes d’habitations. Vers le milieu de cette longue avenue, on remarque une ouverture plus grande que les autres, qui paraît se prolonger bien au-delà de l’enceinte, à travers les mamelons de pierre calcaire formant en cet endroit le pied de la chaîne libyque : elle offre des traces d’un torrent, qui, dans quelques saisons de l’année, se précipite du haut de la montagne et sillonne tout le terrain vers le nord-ouest. De petits cailloux roulés, d’agate et de jaspe, dont tout le sol est semé, annoncent aussi le passage des eaux.

Le côté oriental de l’enceinte n’est formé, comme le côté nord, que d’une seule rangée de monticules ; mais il offre cela de remarquable, qu’il y a, dans le milieu, une grande ouverture de sept cent quatre-vingts à huit cents mètres de largeur. C’était probablement l’entrée principale. À droite de cette ouverture, en regardant la chaîne libyque, les monticules sont au nombre de six, laissant entre eux des intervalles très-distincts. Sur le dernier, vers le nord, s’élève encore le village d’el-Ba’yrât[4]. Ces monticules n’ont guère maintenant que trois mètres et demi à quatre mètres[5] d’élévation. La terre s’est successivement écroulée, soit par l’effet du temps, soit par l’effet du travail des hommes, et elle forme une sorte de demi-fer-à-cheval autour du village. À gauche de la grande entrée, toujours en regardant la chaîne libyque, les monticules ne sont plus séparés, et ne forment qu’une seule et unique butte, bien moins élevée que celle dont nous venons de parler, et qui a huit cent quarante-six mètres de long. Il est facile de reconnaître, au premier abord, qu’ainsi que beaucoup de décombres semblables dans la haute Égypte, elle a été exploitée par les habitans du pays, qui en tiraient une espèce d’engrais employé dans la culture du dourah. Des fellâh que nous avons vus, sur les lieux, livrés à ce genre de travail, ne nous ont laissé aucun doute sur cette cause de destruction.

Le côté sud de l’enceinte avait aussi ses monticules ; mais ils sont très-peu élevés, et se laissent difficilement distinguer. Il n’y a guère que l’analogie qui puisse conduire à attribuer à ce côté la même forme que nous avons reconnue dans les autres, et surtout, d’une manière si peu équivoque, dans celui qui est en face.

À l’angle sud-est, où se trouve, ainsi qu’à l’angle sud-ouest, une large ouverture, on voit les traces d’un canal qui, dérivé de la partie supérieure, parcourt la plaine en longeant la chaîne libyque, et amène dans l’enceinte les eaux de l’inondation. Lorsque les crues du Nil sont favorables, tout le terrain qu’elle renferme est brillant de verdure et fournit une abondante moisson.

Pour achever de donner une idée de la superficie de l’hippodrome de Medynet-abou, il suffira de dire qu’elle est sept fois plus considérable que celle du Champ de Mars à Paris[6] ; encore ne faisons-nous point entrer dans notre calcul le terrain occupé par les deux rangées de monticules qui forment le côté occidental.

Le nombre total des ouvertures qui sont pratiquées dans les murs d’enceinte, et que l’on reconnaît d’une manière non équivoque, se monte à trente-neuf, et il est extrêmement probable qu’en supposant rétablies celles qui ont été détruites, le nombre n’a pas pu s’en élever à cinquante. Ainsi se trouve dénuée de fondement la première opinion que nous avions eue sur les lieux, que ces ouvertures pourraient bien être les cent portes de Thèbes, célébrées par Homère, et après lui par les poëtes de l’antiquité. Nous reviendrons plus tard sur le passage du prince des poëtes, qui a, en quelque sorte, consacré les cent portes de l’antiquité capitale de l’Égypte, et nous le discuterons avec quelques détails[7].

Quel pouvait être l’usage de l’enceinte de Medynet-abou ? Tout ce qui l’environne semble en indiquer clairement la destination. Sa situation près d’une grande ville, capitale d’un royaume florissant, où toutes les sculptures des monumens rappellent des expéditions militaires, des célébrations de fêtes solennelles, ne semble-t-elle pas indiquer une espèce de camp fortifié, un emplacement destiné à rassembler des armées nombreuses, une sorte de cirque, un lieu de réunion pour la célébration des fêtes publiques ? C’était un hippodrome, un vaste champ de Mars, où les troupes étaient exercées au maniement des armes, aux courses à pied, aux courses de chevaux et de chars, et en général à toutes les évolutions militaires. C’était de là que les troupes égyptiennes partaient pour voler, sous des Osymandyas et des Sésostris, à des conquêtes assurées. C’était là qu’un peuple nombreux honorait par des récompenses et des applaudissemens le courage et l’adresse. C’était là enfin qu’il apprenait à se bien conduire et à rapporter tout à la plus grande gloire de la religion et de la patrie.

Un passage assez curieux d’Hérodote peut justifier l’opinion que nous venons d’avancer, bien qu’il n’ait pas trait directement à la ville de Thèbes ni à l’enceinte dont il est question. Cet historien rapporte[8] que les Égyptiens avaient un grand éloignement pour les coutumes des Grecs, mais que cependant à Chemmis (aujourd’hui Akhmum), ville considérable de la haute Égypte, on célébrait, en l’honneur de Persée et à la mémoire des Grecs, des jeux gymniques, qui de tous les jeux sont les plus excellens. Ce passage donne bien à entendre qu’il se célébrait des jeux en Égypte ; mais ce n’était qu’à Chemmis qu’on les célébrait à la manière des Grecs. Les jeux gymniques consistaient, comme on le sait, principalement en des combats d’athlètes. Les jeux des Égyptiens étaient fort différens. Suivant l’opinion de Bossuet[9], la course à pied, la course à cheval et la course dans les chariots[10], se faisaient en Égypte avec une adresse admirable, et il n’y avait pas dans l’univers de meilleurs hommes de cheval que les Égyptiens. Ce que Diodore de Sicile rapporte, prouve qu’ils faisaient aussi des courses à pied vraiment prodigieuses. D’après cet historien[11], le père de Sésostris, ayant réuni tous les enfans du même âge que son fils, les exerçait à toutes sortes de travaux, et on ne leur donnait point à manger, qu’ils n’eussent couru cent quatre-vingts stades. Cette distance se trouve être exactement égale à sept fois la longueur de l’hippodrome.

Nous ne quitterons pas ce sujet sans faire remarquer que les deux mille cinq cents mètres qui forment la longueur de l’enceinte, font exactement vingt-cinq stades égyptiens, de cent mètres. La largeur de l’enceinte, si elle avait été mesurée avec précision, eût été sans doute trouvée exactement de mille mètres, équivalens à dix stades. Mesurée au pas, elle a été trouvée de neuf cent quatre-vingt-huit mètres. Il y a tout lieu de croire qu’une pareille rencontre n’est pas l’effet du hasard. Cette remarque servira de plus en plus à confirmer ce que nous aurons occasion de développer davantage par la suite[12], que le stade dont Diodore se sert le plus habituellement, est celui de cent mètres ou cinquante et une toises, que tous les savans s’accordent généralement à attribuer aux Égyptiens.

  1. Voyez l’Introduction, pag. 11 ; voyez aussi la pl. 1, A., vol. ii.
  2. Mesuré au pas, il a été trouvé de 988 mètres.
  3. Quarante pieds.
  4. Voyez pl. 1, A., vol. ii.
  5. Dix à douze pieds.
  6. Le Champ de Mars à Paris a 911 mètres de long, et 390 mètres de large ; ce qui donne une superficie de 3552900 mètres carrés, faisant 93400 toises carrées. L’enceinte de Medynet-abou a 2500 mètres de long, et 988 mètres de large ; ce qui donne une superficie de 2460000 mètres carrés, équivalens à 6244380 toises carrées.
  7. Voyez la dissertation à la fin de ce chapitre.
  8. Voyez la citation no xiii.
  9. Voyez le Discours sur l’histoire universelle, tom. ii, pag. 189, de l’édition stéréotype.
  10. Outre les chars nombreux sculptés sur les murs des monumens, on trouve encore représenté, dans les grottes de Thèbes, l’art de fabriquer ces chars ; ce qui doit faire naturellement supposer que les Égyptiens en faisaient un fréquent usage à la guerre et dans les jeux publics.
  11. Voyez la citation no xiv.
  12. Voyez la dissertation à la fin de ce chapitre.