Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VIII/Paragraphe 2

§. ii. Du temple d’Hermonthis.


L’aspect de ce temple a quelque chose qui le distingue de tous ceux de la Thébaïde, qui généralement sont enfouis ou placés dans un fond. Celui-ci, au contraire, est isolé parfaitement, et n’est dominé par aucune éminence ; l’encombrement du sol est presque nul, et ses colonnes élancées se dessinent sur le ciel avec toute leur révélation[1] : c’est le seul qui, au premier coup d’œil, rappelle aux voyageurs européens les proportions d’architecture qui leur sont familières.

L’emplacement du temple est environné, au midi, par des constructions de briques et par des tombes modernes, rondes ou carrées, et divisées par gradins, dont une est assez considérable pour masquer la partie postérieure de l’édifice. Le temple est tourné au couchant, à peu près parallèlement au Nil, et son axe fait un angle de soixante-quatre degrés à l’est avec le méridien magnétique. Sa longueur, y compris l’enceinte de colonnes, est d’un peu plus de quarante-six mètres[2] ; et sa largeur, de plus de dix-huit mètres[3] Les plus grandes des colonnes ont treize mètres et demi[4] de hauteur, et plus d’un mètre six dixième[5] de diamètre.

Le temple est bâti de grès, comme les autres monumens déjà décrits ; mais ce grès est compacte, et paraît avoir été choisi dans la carrière avec soin ; car les plafonds sont composés de pierres énormes qui n’ont pas bougé de place. La longueur d’une seule de ces pierres suffit pour couvrir toute la largeur de la terrasse, c’est-à-dire plus de cinq mètres d’étendue ; leur largeur est de deux mètres.

Parmi les matériaux dont la partie antérieure du temple est construite, il est important de remarquer que l’on trouve des pierres qui avaient déjà servi à d’autres constructions égyptiennes ; on y trouve, sur les joints intérieurs, des hiéroglyphes bien exécutés. Déjà l’on a cité à Philæ un fait pareil ; et l’on en verra encore d’autres exemples, qui prouveront de plus en plus que l’art égyptien remonte à une époque très-reculée. Ce temple d’Hermonthis, en partie bâti des débris d’un autre, est lui-même en ruines, et la couleur de ses murailles, aussi bien que son état de destruction, attestent que c’est un des temples les plus anciennement construits.

Au-dedans, l’édifice semble entièrement conservé ; les murailles, et les sculptures qui les recouvrent, sont presque intactes, depuis les plafonds jusqu’au sol, qui est fort peu enfoui. Au-dehors, au contraire, la dégradation paraît considérable, parce que le temple était jadis entouré d’une galerie, dont toutes les colonnes sont rasées, les architraves et les corniches renversées. Le plafond de cette galerie s’est aussi écroulé sur le sol, qui est jonché de pierres. Ainsi dépouillé de ses colonnes et de son entablement, le massif du temple offre à l’œil un aspect nu et inaccoutumé.

En avant du temple était une enceinte de colonnes, dont les six extérieures, plus élevées que les autres, n’ont jamais été achevées ; cependant il n’y en a plus qu’une de celles-ci qui soit debout dans toute sa hauteur. Une partie des murs d’entre-colonnement qui fermaient cette enceinte, est également brisée ou dégradée. Enfin quatre colonnes intérieures qui en faisaient partie, sont renversées entièrement, je n’en ai reconnu l’existence que par les fouilles[6].

Il ne faut pas qu’on attribue aux ravages du temps ni à une construction défectueuse l’état actuel du temple d’Hermonthis ; car ce qui subsiste debout ne porte pas la marque d’une dégradation commencée : tout est démoli, ou intact. Cette destruction est l’ouvrage de la main des hommes. En effet, les murailles sont pleines de trous que les Arabes et les fellâh ont creusés pour en retirer les tenons qui servaient à lier les pierres ; le jour qu’on voit au mur du sanctuaire, du côté du nord, a été pratiqué dans le même dessein : dans un petit espace, on a compté plus de cinquante de ces trous. Ce fait porte à conclure que les tenons étaient quelquefois de métal : assurément les Arabes ne se seraient pas donné tant de soins pour démolir des constructions solides ou percer des pierres dures, si ces tenons n’eussent été que de bois. Il faut, en quelque sorte, savoir gré aux Égyptiens d’avoir épargné le fer dans leurs monumens : dans un pays où il est si rare, et avec des hommes tels que les Arabes, tous ces monumens seraient peut-être aujourd’hui démolis.

Quel que soit l’état actuel de destruction du temple d’Hermonthis, on retrouve cependant très-bien toutes les parties de son plan. La disposition est simple, mais digne d’être étudiée, parce qu’elle offre un exemple complet de celle qui était propre aux petits temples, c’est-à-dire aux édifices où le temple proprement dit ne consistait qu’en deux ou trois salles. Cette espèce de temple est ici visiblement un typhonium : ses colonnes antérieures sont surmontées d’un dé élevé, qui devait recevoir sur chaque face l’image de Typhon en relief[7].

Ce qui sans doute est le plus remarquable dans cette disposition, ce sont les trois ordres de colonnes[8] que l’on ne retrouve dans aucun autre édifice. Celui de la galerie est le plus petit ; celui du dehors est le plus grand : l’ordre de l’enceinte intermédiaire est aussi moyen entre les deux autres. La galerie était composée de dix-huit colonnes[9] ; l’enceinte moyenne en avait quatorze ; la partie extérieure en avait six. Il fallait beaucoup d’art pour ajuster une enceinte au portique, aussi bien qu’on l’a fait dans ce temple.

Les entre-colonnemens de l’entrée et de la partie postérieure du temple sont plus larges que les entre-colonnemens latéraux, qui ont un diamètre et demi ; c’est ce qu’on remarque partout ; mais ce qu’on ne voit nulle part, c’est une galerie aussi étroite sur les côtés. Sa largeur par le bas n’est guère que d’un mètre[10]. Il est difficile de deviner le motif de l’extrême différence de cette largeur avec celle du portique. La partie circonscrite par cette galerie forme le temple proprement dit, et retrace fort bien un temple périptère, ainsi que je l’ai fait remarquer pour le petit temple d’Edfoû (Voyez chap. V, §. VII).

Trois salles forment le dedans du temple ; leur hauteur est d’environ sept mètres[11]. Dans la première, à gauche, au haut de la muraille, il y a un jour en forme de soupirail, d’environ un mètre de large, et qui se rétrécit dans la partie inférieure où il a moins d’un décimètre. À droite, est un escalier très-étroit en trois rampes, pratiqué dans le massif de la muraille, et qui nous a servi à monter sur la terrasse : sa largeur est d’environ six décimètres[12] ; les degrés sont fort peu élevés, comme à Edfoû et dans tous les escaliers égyptiens. La salle qui suit est la plus grande ; elle a une niche au fond, peu enfoncée, et surmontée d’une corniche. La troisième salle, que j’appellerai le sanctuaire, est plus petite que la première ; il est remarquable, et sans exemple, que sa porte soit tout-à-fait de côté et touche à la muraille latérale. Au mur du fond et au sommet, on voit une petite fenêtre carrée qui éclairait faiblement cette salle ; aujourd’hui la lumière y pénètre plus abondamment par le trou dont j’ai parlé plus haut.

La largeur de l’enceinte extérieure ne permet pas de croire qu’elle ait jamais été recouverte : elle formait un édifice à jour, ainsi que l’édifice de l’est à Philæ. J’ai d’ailleurs constaté par des fouilles faites au-devant du temple, que l’espace du milieu ne renferme point de colonnes[13] : ce n’est donc pas là un premier portique, dont la plateforme aurait disparu. Il faut regarder ces enceintes découvertes comme des vestibules particuliers aux petits temples, vestibules qui étaient nécessaires aux cérémonies égyptiennes, et qui, dans les grands temples, étaient formés par les péristyles. L’ensemble de cette double enceinte et du temple devait produire un effet agréable, surtout par la succession des parties dont la hauteur allait en croissant, du dedans au dehors. Une dernière enceinte générale enfermait ces diverses constructions, si l’on en juge par les restes d’une muraille dont j’ai parlé au commencement, et qui était à deux ou trois mètres du temple[14] ; on doit surtout le penser d’après les portes latérales, qui, sans cela, auraient permis de pénétrer dans les vestibules, et de là dans le temple.

Je devais entrer dans ce détail, afin de faire concevoir toute la disposition du monument, qu’au premier abord on ne saisit pas bien sur les lieux. Il fallait, pour la reconnaître des fouilles et des mesures précises, et un plan qui réunît toutes les lignes partielles des arrachemens de constructions. J’ai cru aussi à propos d’exposer les proportions relatives des trois ordres du temple : le lecteur jugera de l’harmonie qui règne entre elles par les résultats suivans. On trouve que,

1o. Dans le temple proprement dit, à partir du socle,




Module
ou
demi-diamètre inférieur
Le fût de la colonne contient 
 9.
Le chapiteau 
 2.
Le dé 
 2.
L’architrave 
 3.
La colonne et le dé 
 13.
Et l’ordre entier 
 16.

2o . Dans l’ordre intermédiaire,

Le fût 
 12.
Le chapiteau 
 2.
Le dé 
 2.
La colonne et le dé 
 13.
L’architrave 
 2.
Et l’ordre entier 
 20[15].

3o . Dans l’ordre extérieur,

Le fût 
 11.
Le chapiteau 
 2.
Le dé 
 3.
La colonne et le dé 
 16.

On n’a pas de donnée pour savoir quelles devaient être l’architrave et la corniche de l’ordre extérieur. Il est probable qu’elles étaient chacune de deux modules, comme dans l’ordre intermédiaire. Ainsi ces deux ordres ne différaient pas par la proportion totale, mais par le fût, qui, dans celui de l’extérieur, avait un module de moins, et le dé, un module de plus. Il n’y a que la grandeur du module qui différait dans le rapport de 1, 381 m à 1, 624 m, c’est-à-dire d’un sixième environ.

Si l’on prend pour module la hauteur de l’architrave (y compris le cordon), hauteur qui est toujours égale à la moitié de l’entablement, comme j’en ai fait la remarque à Edfoû[16], on trouve que,

Dans le temple proprement dit,




Module
ou
demi-diamètre inférieur
Le fût contient, de ces modules 
 5 et 1/2.
La corniche 
 1.
La colonne et le dé 
 5.
Et l’ordre entier 
 10.

Et dans l’ordre intermédiaire,

Le fût 
 12.
Le chapiteau 
 2.
Le dé 
 2.
Le diamètre 
 1.
La colonne et le dé 
 16.
Et l’ordre entier 
 20.

C’est-à-dire que, dans ce dernier cas, le diamètre de la colonne est égal à l’architrave. Ce module de l’ordre intermédiaire est très-répété dans le temple ; le tiers en est contenu cent fois dans la longueur totale. Je ferai connaître ailleurs les résultats très-remarquables qui découlent de ces proportions régulières.

  1. Voyez pl. 91
  2. Cent quarante-trois pieds environ.
  3. Cinquante-cinq pieds.
  4. Quarante-deux pieds environ.
  5. Près de cinq pieds.
  6. Voyez pl. 94, fig. 1, aux points a a.
  7. Voyez pl. 91, 92 et 94.
  8. Il ne faut pas attacher ici à ce mot l’idée qu’on y attache communément en architecture ; je veux désigner par-là seulement les trois différentes proportions des colonnes de l’édifice.
  9. Voyez pl. 94, fig. 1, l’espace renfermé entre les lettres p et b.
  10. Trois pieds.
  11. Vingt-un pieds.
  12. Vingt pouces.
  13. Voyez pl. 94, fig. 1, au point p.
  14. Voyez pl. 93.
  15. Voyez l’explication de la pl. 94, fig. 3.
  16. Voyez chap. V, §. VIII.