Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VII/Partie V

GÉOGRAPHIE COMPARÉE.


C’est du martyre que plusieurs milliers de chrétiens subirent à-la-fois dans les environs d’Esné, lors de la persécution ordonnée par Dioclétien, que d’Anville fait dériver le nom d’Esné ou Assena, qui veut dire la brillante.

Nous ne connaissons aucun témoignage historique qui puisse faire croire que les chrétiens aient jamais été assez puissans en Égypte pour changer les noms de villes aussi considérables qu’Esné. Il nous paraît plus probable que le nom d’Esné est l’ancienne dénomination égyptienne, qui s’est conservée comme celles de Tentyra, Ombos, Erment, et tant d’autres, tandis que toutes celles données par les Grecs ont été oubliées. Il n’est même pas douteux que toutes ces dénominations grecques n’ont jamais été employées par les gens de la campagne, qui, dans tous les pays, sont plus particulièrement, par leur isolement et la simplicité de leurs moeurs, les conservateurs des noms et des usages anciens.

D’Anville place Latopolis à Esné. Ce qui paraît surtout l’y déterminer, est la coïncidence des latitudes de Latopolis et d’Assena, données l’une par Ptolémée, et l’autre par Ebn-Younis.

Suivant eux, ces deux villes sont sous le 25e. degré.

Cependant la latitude d’Esné est, comme nous l’avons dit, de 25° 17′ 38″.

Il est donc certain qu’Ebn-Younis s’est trompé de 17′ 38″.

En n’admettant aucune erreur dans Ptolémée, la latitude d’Esné fournie par M. Nouet se trouve être à peu près la même que celle d’Hermonthis, suivant Ptolémée, puisque ces latitudes ne diffèrent que de 2′ 22″. D’un autre côté, Strabon annonce positivement que l’on adorait Jupiter à Hermonthis, tandis qu’il est certain que le temple d’Esné était, comme nous l’avons dit, dédié à la seule divinité égyptienne qui ait pu donner aux Grecs l’idée de leur Jupite Ammon, ou avec laquelle ils aient pu la confondre. Ces circonstances se réuniraient pour faire croire que la ville d’Esné est l’ancienne Hermonthis, et que Latopolis doit être située plus au sud ; mais cette opinion conduit à des conséquences trop absurdes pour qu’elle puisse se défendre. Il en résulterait, en effet, que le village d’Erment, où nous avons trouvé des ruines considérables, et qui est situé un peu au-dessus de Thèbes, ne serait pas l’emplacement de l’ancienne Hermonthis : cependant, la conformité des noms est telle, que c’est une très-forte prévention en faveur de l’opinion contraire, si même elle permet d’hésiter ; mais il ne restera aucun doute, si l’on considère que la table antonine, qui est à peu près du même temps que Ptolémée, place Hermonthis à cinquante milles, ou 73,000 mètres environ, de Tentyra, en suivant les contours du Nil, et qu’il résulte des opérations de M. Nouet, qu’il y a 63,000 mètres en ligne directe des ruines de Denderah au village d’Erment. Par cette coïncidence presque parfaite, l’erreur de Ptolémée dans la détermination d’Hermonthis devient évidente ; elle est de 17′ environ.

Si les latitudes de Ptolémée avaient été relevées astronomiquement, l’erreur qu’il a commise en déterminant celle d’Hermonthis, n’influerait en rien sur la position des villes supérieures ; mais on sait que Ptolémée calculait souvent ses longitudes et ses latitudes d’après des distances mesurées sur la terre. L’erreur dans laquelle il est tombé pour Hermonthis, a dû par conséquent se propager. En faisant dans la carte de Ptolémée, pour la position de la ville d’Hermonthis et de celles qui sont au-dessus, la correction de 17′ environ, Latopolis se trouve reportée à la latitude déterminée par M. Nouet ; et les distances données par la table antonine, Ptolémée et M. Nouet, entre Hermonthis ou Erment, et Latopolis ou Esné, coïncident assez bien pour autoriser à placer Latopolis à Esné, ainsi que l’a fait d’Anville. Il est assez extraordinaire que ces deux autorités de d’Anville, savoir, Ptolémée et Ebn-Younis, qui toutes deux l’ont induit en erreur pour la véritable latitude d’Esné, l’aient pourtant conduit à un résultat exact, en commettant deux erreurs absolument semblables.

Strabon, en faisant connaître les villes anciennes au-dessus de Thèbes, ne donne pas les distances de ces villes entre elles ; mais il les place dans un ordre qui peut servir à faire connaître leurs positions relatives. Voici ses expressions :

« Après la ville d’Apollon vient Thèbes, maintenant appelée Diospolis. Après Thèbes on trouve la ville d’Hermonthis, où l’on adore Apollon et Jupiter. On y nourrit aussi un bœuf sacré. Ensuite vient la ville des Crocodiles, où l’on rend un culte à ces animaux ; puis la ville de Vénus, et ensuite celle de Latopolis, où l’on adore Pallas et le poisson Latus. On trouve à la suite la ville de Lucine et son temple[1]. »

Il ne peut actuellement rester aucun doute sur la position de Thèbes ; l’emplacement de cette ville se fait assez connaître par l’immensité des ruines que l’on trouve à Louqsor, Karnak, Medynet-Abou et Qournah.

Au-dessus de Thèbes, Strabon place Hermonthis, Crocodilopolis, Aphroditopolis et Latopolis.

Esné est située à peu de distance au-dessus de l’emplacement de Thèbes.

La position de la ville d’Esné, les constructions égyptiennes, grecques, romaines et arabes que l’on retrouve le long du fleuve ; l’élévation de la butte de décombres sur laquelle la ville est bâtie, et plusieurs autres indices, ne permettent pas de douter que, de tout temps, cette ville n’ait été une des capitales de la haute Égypte ; elle renferme un des plus beaux temples égyptiens, un de ceux qui portent le caractère le mieux constaté d’une haute antiquité : cette ville doit donc avoir été connue de Strabon, et doit être alors une de celles que nous avons nommées.

Strabon n’entre dans aucun détail qui puisse nous déterminer à placer à Esné une de ces villes plutôt que les autres ; mais ce qu’il dit ne contrarie pas l’opinion de d’Anville, et viendrait plutôt à l’appui de ce que nous avons conclu de l’examen comparé de Ptolémée, de la table antonine, et des observations de M. Nouet.

Les ruines que nous avons trouvées sur la rive droite du Nil, en face d’Esné, démontreraient encore, par leur situation, qu’elles appartiennent à la ville de Contra-Lato, nommée par l’Itinéraire, et qu’Esné est l’ancienne Latopolis ; car, dans cette partie de la haute Égypte, on ne trouve que ces ruines et celles d’Esné qui soient assez directement opposées sur les rives du fleuve pour convenir aux situations respectives de ces deux villes anciennes.

Quelque concluantes que soient les raisons que nous avons apportées pour démontrer qu’Esné est l’ancienne Latopolis, nous ne négligerons pas de rendre cette opinion encore bien plus vraisemblable, en recherchant et fixant les positions qui conviennent aux villes placées, par les géographes anciens, entre Latopolis et Thèbes. Ces villes sont Aphroditopolis et Crocodilopolis, dont Strabon fait mention ; Asphynis, dont parle la Notice de l’Empire, comme étant voisine d’Hermonthis ; et Tuphium citée par Ptolémée.

D’Anville a fort justement observé que la ville d’Asphynis trouvait naturellement sa place au village d’Asfoun, dont le nom est le même, à la terminaison grecque près, et qui est situé à trois lieues au nord d’Esné. Le P. Sicard dit avoir trouvé à Asfoun les restes d’un temple : nous n’y avons vu que des monceaux de décombres ; mais ils sont si considérables, qu’ils ne peuvent provenir que des ruines d’une ville ancienne ; et il est probable que les monumens vus par le P. Sicard y sont enfouis. Strabon ne fait aucune mention d’Asphynis, quoiqu’il paraisse avoir très-bien connu la nomenclature des villes de la haute Égypte. On doit donc croire que cette ville est une de celles que Strabon a fait connaître sous un autre nom. Le mot Asphynis n’est point grec : c’est évidemment le nom égyptien Asfoun, auquel les Grecs ont donné une terminaison conforme aux désinences des mots de leur langue. Ils ne s’en seront pas tenus là : ils auront donné à Asfoun un nom entièrement grec ; et c’est celui d’Aphroditopolis, que Strabon a rapporté. Asfoun est évidemment le même mot que Esfoung, qui, en arabe, signifie éponge ; il peut aussi dériver de Souf, qui, en hébreu, a une signification analogue à Esfoung en arabe, et à Aphrodite en grec, et veut dire production des eaux[2]. La langue hébraïque est celle qui se rapproche le plus de l’ancien égyptien ; et même, sans faire dériver Asfoun de Souf, on peut très-bien croire que ces deux mots ont une origine commune dans la langue égyptienne. D’Anville[3], par un raisonnement à peu près semblable, démontre que l’île de Suphange el-Bahari[4] est l’ancienne île d’Aphroditis[5]. Nous conclurons aussi qu’Aphroditopolis nommée par Strabon est la même ville qu’Asphynis dont on voit les ruines au village d’Asfoun.

Ptolémée, à qui nous devons la connaissance de Tuphium, ne parle point de Crocodilopolis ; et Strabon, en nommant Crocodilopolis, ne parle point de Tuphium ; mais ils placent ces deux villes à peu près à la même hauteur. Il est donc probable que la même ville a été désignée par Ptolémée sous le nom de Tuphium, et par Strabon sous celui de Crocodilopolis. D’Esné à Asfoun et d’Asfoun à Erment, nous n’avons aperçu sur la rive gauche du fleuve aucun autre vestige de villes anciennes qui pût correspondre à cette position de Tuphium ou de Crocodilopolis ; mais sur la rive droite, entre Erment et Asfoun, nous avons trouvé les restes d’un temple égyptien, dans les décorations duquel on voit représentés beaucoup de crocodiles. Ce lieu, que les gens du pays appellent Taud, et qui est marqué sous ce nom dans la carte de d’Anville, est, selon lui, le Tuphium de Ptolémée. Cette position convient en effet assez bien, et les décorations du temple annoncent que le crocodile y était en grande vénération. Cela deviendrait certain, si, ce qui n’a pas lieu, le nom de Taud avait quelque rapport avec celui de crocodile en arabe ou en hébreu ; mais il est possible que le nom égyptien de la ville n’ait pas eu avec le culte du crocodile l’analogie que les Grecs ont établie en la nommant Crocodilopolis.

De ce qui précède, il résulte que toutes les positions dont nous avons parlé se trouvent très-convenablement fixées ; savoir, Hermonthis à Erment, Crocodilopolis ou Tuphium à Taud, Aphroditopolis ou Asphynis a Asfoun, Contra-Lato aux ruines qui sont en face d’Esné, et Latopolis à Esné.

  1. Μετὰ δὲ τὴν Ἀπόλλωνος πόλιν, αἱ Θῆϐαι· ϰἀλεῖται δὲ νῦν Διός πόλις… Μετὰ δὲ Θῆβας Ἑρμονθὶς πόλις, ἐν ᾖ ὃ τε Ἀπόλλων τιμᾶται, ϰαὶ ὁ Ζεὺς· τρέφεται δὲ ϰαὶ ἐνταῦθα βοῦς. Ἔπειτα Κροϰοδείλων πόλις, τιμῶσα τὸ θηρίον· εἶτα Ἀφροδίτης πόλος, ϰαὶ μετὰ ταῦτα Λατόπολις, τιμῶσα Ἀθηνᾶν ϰαὶ τὸν Λάτον· εἶτα Εἰληθυίας πόλις, ϰαὶ ἱερὸν ἐν.

    Post Apollinis urbem sunt Thebæ, quæ nunc Diospolis vocatur…… Post Thebas et Hernonthis civitas, in quâ Apollo et Jupiter coluntur : hìc etiam bos alitur. Deindè est Crocodilorum urbs, quæ eam belluam colit. Hinc Veneris urbs, et postea Latopolis, quæ Palladem et Latum colit. Postea Lucinæ civitas, et ejus templum (Strabonis Rerum geographicarum libri XVII, cum Gulielmi Xylandri versione à Casaubono recognitâ ; Lutetiæ Parisiorum typis regiis, 1620, in-fol. ; lib. XVII, p. 815 et 817).

  2. Le nom hébreu d’Yam-Souf a été donné à la mer Rouge à cause de ses productions marines, qui sont très-remarquables : ce sont les coraux, que l’on y trouve en grande abondance.
  3. Voyez la Description du golfe arabique, page 22.
  4. Soufing el-bahary.
  5. M. Bruce, dans son Voyage de la haute Égypte, fait mention d’un pays appelé Woodan, situé un peu au nord d’Atfieli, sur la même rive orientale du fleuve, et en face de plusieurs îles. Plus bas il dit que le nom entier de ce pays est Suf el- Woodan ; enfin, plus loin, il sépare ces deux noms et en fait deux villages, en rapportant que, sur la rive occidentale du Nil, il y a une pyramide placée entre Suf et Woodan. M. Bruce dit ensuite qu’à l’occident de ce village il existe des ruines, et il ajoute : « Je pense que c’étaient les restes d’Aphroditopolis, dont le nome s’étendait à l’est. »

    On trouvera dans la carte de cette province de la haute Égypte, au nord d’Atfyhyeh, plusieurs des villages cités par M. Bruce ; entre autres, Nezeleh, une île remarquable, et deux villages sur la rive orientale du Nil, dont l’un est désigné sous le nom d’el-Sof, et l’autre sous celui d’Oûdy. Entre ces deux villages, et un peu plus à l’occident, sont indiquées des ruines. Il est évident que ce sont là les ruines et les deux villages désignés par M. Bruce.

    La position d’Aphroditopolis nous paraît beaucoup plus convenablement déterminée par M. Bruce que par M. d’Anville, qui ne connaissait pas les ruines d’el-Sof, et qui a été obligé de reporter ces ruines à la première ville remarquable, c’est-à-dire à Atfyhyeh. L’Itinéraire d’Antonin, en partant de Babylone, place Scenas Mandras à douze milles, et vingt milles plus loin Aphroditopolis. Cette distance convient parfaitement à la position d’el-Sof par rapport au vieux Kaire. Le village de Sof ou Suph, dont le nom se trouve encore ici correspondre à celui d’Aphroditopolis, vient à l’appui de notre opinion sur Asphynis et Asfoun.