Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VII

CHAPITRE SEPTIÈME.


DESCRIPTION
D’ESNÉ ET DE SES ENVIRONS
OU ELETHYLA,

Par MM. JOLLOIS et DEVILLIERS,
Ingénieurs en chef des Ponts et Chaussées


Esné[1], ville principale de la province la plus méridionale de l’Égypte, est située sur la rive gauche du Nil, entre Thèbes et la première cataracte. Suivant les observations de M. Nouet, elle est sous le 30° 14′ 41″ de longitude, et le 25° 17′ 38″ de latitude septentrionale.

À la hauteur d’Esné, la vallée du Nil a environ huit mille mètres de largeur. Au-delà de la plaine cultivable, le terrain est sablonneux, et s’élève en pente douce jusqu’aux montagnes calcaires, qui, de part et d’autre, bornent l’horizon. On aperçoit, dans la chaîne arabique, l’ouverture d’une vallée qui conduit, dit-on, à la mer Rouge. La campagne d’Esné n’est plus arrosée par les inondations ordinaires du Nil : son sol, trop exhaussé, reste souvent en friche. Au sud, à quelque distance de la ville, les bords du fleuve paraissent avoir conservé moins d’élévation et offrent une assez belle culture. Au nord se trouvent quelques jardins, dans lesquels, à force de bras, et par des arrosemens dispendieux, on entretient un peu de fraîcheur. Ces témoins irrécusables de la bonté du sol, et la campagne inculte qui les environne, présentent un contraste affligeant, et prouvent combien il aurait été facile de conserver la fertilité à toute la province, si un ancien canal, dont l’embouchure est à quelque distance au-dessus de la ville, et dont on voit les traces dans la campagne, avait été entretenu : son rétablissement serait encore d’un grand avantage ; mais l’indifférence des gens du pays est extrême. Au lieu de chercher à rendre à leur province son ancienne fertilité, ils l’abandonnent, et vont cultiver ailleurs des terres plus basses et plus fréquemment arrosées par les inondations du fleuve. Ces émigrations dépeuplent la contrée, et les moyens de remédier au mal diminuent à mesure que le mal lui-même augmente ses ravages.

Au sud, l’aspect de la ville est assez pittoresque. C’est, comme nous l’avons dit, le côté qui reçoit le plus fréquemment les eaux de l’inondation, et où la terre répond le mieux aux soins des cultivateurs. La végétation y est belle et vigoureuse. La campagne est dominée par un monticule de décombres de huit à dix mètres de hauteur, sur lequel la ville d’Esné présente ses maisons de briques, à moitié démolies. Le rivage est quelquefois bordé d’un assez grand nombre de barques, et offre le spectacle d’un port animé par un commerce actif.

Esné est bâtie sur le bord du fleuve, dont le courant en cet endroit, se portant avec rapidité contre le rivage, mine et fait ébouler la berge, ainsi que les maisons qui la surmontent. Les habitans de ces maisons, forcé de les abandonner, refluent dans l’intérieur de la ville, qu’ils encombrent, en attendant que la peste vienne enlever l’excédant de la population. Ce fléau y pénètre à peu près tous les dix ou douze ans ; il suit assez ordinairement les grandes inondations, et y fait alors d’affreux ravages[2].

À l’époque de l’arrivée des Français, la ville d’Esné était la résidence ordinaire des pays Haçan, O’smân et Sâleh, ennemis irréconciliables de Mourâd-bey. Dans les guerres continuelles que se livraient les gouverneurs de l’Égypte, Esné a presque toujours été le refuge et l’espèce d’apanage des vaincus. La grande distance à laquelle cette ville se trouve de la capitale, rendait les exilés qu’elle renfermait peu dangereux pour les beys du Kaire, qui, ne se sentant pas le pouvoir de dicter des lois absolues à cent cinquante lieues de leur résidence, leur abandonnaient la jouissance d’une souveraineté à laquelle ils attachaient peu d’importance. Les véritables richesses des beys exilés et de leurs Mamlouks n’étaient pas de nature à pouvoir leur être facilement enlevées ; leur courage, et le despotisme qu’ils exerçaient sur le peuple, en étaient la source intarissable : ils savaient bientôt se rendre maître du lieu de leur exil, et arrachaient à force d’exactions, le fruit du travail pénible des malheureux cultivateurs. Mais, leur luxe et leur prodigalité étant excessifs, tout ce qu’ils avaient acquis par la violence passait rapidement entre les mains industrieuses des habitans de la ville, qui fournissaient à leurs plaisirs. La campagne était désolée, et la ville avait acquis une sorte de magnificence et une population nombreuse. Esné offre plus de luxe et une industrie plus recherchée que les autres villes de la haute Égypte. Il s’y fabrique une grande quantité d’etoffes de coton bleu très-fines, et de schals appelés melâyeh[3], dont on fait un grand usage en Égypte. Il y existe une vingtaine de fabriques d’huile de khans, et cinq ou six poteries. Les Barâbras y vendent beaucoup de paniers et de petits ouvrages en feuilles de palmier peintes de différentes couleurs. Enfin la caravane de Semnar[4] y apporte tous les objets de son commerce, qui consiste particulièrement en gomme arabique, en plus d’autruche, et en dents d’éléphant. Il existe à Esné environ trois cents familles qobtes qui contribuent beaucoup à son commerce et à son industrie.

La ville a la forme d’un ovale. Sa plus grande longueur est de neuf cents mètres du sud au nord, et sa largeur est de quatre cents mètres. La partie méridionale est composée de maisons à moitié démolies et de l’aspect le plus misérable. C’est le quartier qu’habitent les cultivateurs, qui sont dans la plus affreuse misère, ou du moins ont grand intérêt à le faire supposer. Dans le milieu de la ville se trouvent les plus belles maisons, et particulièrement celle d’Haçan-bey. La grande place est décorée d’édifices assez réguliers ; ils sont construits en briques de différentes couleurs, disposées en compartimens qui forment des dessins agréables. On y remarque aussi un beau minaret. Dans l’intérieur de la ville, beaucoup de maisons sont surmontées de colombiers carrés en forme de pyramide tronquée dans la partie supérieure. Ces colombiers, que l’on enduit de chaux pour détruire les insectes, sont d’une blancheur éclatante, qui contraste singulièrement avec la couleur noire des maisons.

À l’extrémité septentrionale de la ville, se trouve un jardin qui appartenait à Haçan-bey ; il avait été adopté par les Français, qui en avaient fait le lieu ordinaire de leurs réunions et le but de leurs promenades. Ce jardin, planté d’une manière bien conforme au goût des Orientaux, était presque impraticable ; mais nous l’eûmes bientôt approprié à nos usages, et il prit alors le nom de jardin français, qu’il conservera peut-être long-temps.

Pendant notre séjour à Esné, les principaux cheykhs de la ville nous donnèrent dans ce jardin un repas, que sa singularité, et la franche gaieté qui y régnait, ne nous permettent pas d’oublier : il nous a rappelé très-exactement les descriptions qui nous sont parvenues de ces sortes de fêtes chez les peuples les plus anciens de l’Orient, et nous a mis à portée de juger combien les Égyptiens sont de fidèles conservateurs des usages de l’antiquité.

Tous les officiers de la garnison et les principaux habitans de la ville furent convoqués dans le jardin français. La grande allée, dans toute sa longueur, était couverte de tapis sur lesquels le dîner fut servi. Autour de ces tapis s’assirent à terre, et pêle-mêle, les Français et les musulmans ; et quelque peu instruits que fussent les Égyptiens de la langue française et les Français de la langue arabe, la conversation ne languit dans aucune partie de la table. Le repas consistait en plusieurs moutons entiers bouillis et farcis de riz, en en une multitude de petits plats de sucreries, qui, par leur exiguité, contrastaient avec les mets principaux. Les domestiques, chargés de faire le service, se placèrent de distance en distance, debout, et une jambe de chaque côté de la table : leurs costumes n’étaient point élégans, mais ils travaillaient avec ardeur. Ils se servaient autant de leur doigts que de leurs mauvais couteaux et déchiraient plutôt qu’ils ne découpaient les quartiers de viande : ils les offraient ensuite avec tant d’insistances, qu’il était difficile de les refuser. Le café pris, les convives se levèrent, et les serviteurs du premier rang les remplacèrent immédiatement ; à ceux-ci succédèrent leurs subalternes : les places furent ainsi occupées quatre fois par de nouveaux convives, avant que la table pût être entièrement dégarnie de toutes les viandes dont elle était couverte. Une très-belle citerne, qu’Haçan-bey avait fait bâtir près de son jardin, fournit en abondance les seuls rafraîchissements qui pussent nous être offerts.

Les habitans d’Esné sont naturellement doux. Nous avons habité cette ville pendant près de deux mois consécutifs ; nous y sommes revenus à différentes époques, et c’est la ville d’Égypte dont nous conservons le souvenir le plus agréable[5]

Une partie de la brave 21me demi-brigade légère, après avoir vaincu et dispersé les Mamlouks, jouissait àEsné de la paix qu’elle avait conquise, et beaucoup de ses soldats trouvaient autant de plaisir que de profit à y exercer leurs anciens métiers. De tous côtés s’élevaient des établissemens français : les habitans d’Esné les voyaient avec plaisir, et en profitaient; les jeunes Égyptiens se mettaient en apprentissage chez les ouvriers français : les usages, les costumes, le langage, se mêlaient de manière à faire croire qu’ils se seraient bientôt confondus.

Le lieu ordinaire du débarquement, ou ce que l’on appelle le port d’Esné, est à peu de distance de la maison d’Haçan-bey, vers le milieu de la ville. En mettant pied à terre, on voit à sa droite une longue suite de maisons bâties sans uniformité ; elles sont protégées contre le fleuve par les restes d’un ancien quai, que l’on aperçoit encore au milieu des décombres. À gauche du port, le Nil est bordé de maisons, dont quelques pans ont été entièrement emportés par le fleuve. Dans cette espèce de tranchée, faite par le Nil, on aperçoit des restes de constructions de différens âges, élevées les unes sur les autres : les matériaux que, de tout temps, on a employés à la construction des maisons particulières, n’étaient pas assez précieux pour être recueillis ; les débris d’une maison servaient de fondation à celle qui lui succédait, et le sol de la ville s’exhaussait rapidement. Au milieu des décombres qui bordent le fleuve de ce côté, on voit aussi des restes de l’ancien quai, qui devait être fort étendu ; il paraît avoir été élevé successivement, et à des époques éloignées les une des autres. On y reconnaît les travaux des anciens Égyptiens, ceux des Romains et des Arabes. Depuis long-temps il n’y a été fait aucune réparation ; les habitans d’Esné ne connaissent actuellement d’autres moyens pour se défendre contre les envahissemens du fleuve, que de jeter sur la rive menacée les débris des maisons ruinées.

Au fond de la petite place qui est devant le port, on trouve à gauche une rue de dix à douze mètres de largeur, et de cinquante à soixante mètres de longueur, qui se dirige parallèlement au Nil. En face de cette rue est la maison d’Haçan-bey, où étaient réunis les principaux établissemens de la garnison française. La rue tourne ensuite à angle droit vers l’ouest, s’élargit successivement, et conduit à la grande place, qui est à quatre-vingt mètres de la maison d’Haçan-bey. La grande place a une forme rectangulaire de quatre-vingt mètres de longueur, du nord au sud, sur quarante mètres de largeur. Les côtés de l’est, du sud et du nord, présentent des bâtimens modernes d’une construction assez régulière ; le côté du nord est surtout remarquable, parce qu’il est presque entièrement formé de la façade d’un okel très-bien construit : cet okel est composé d’une grande cour, environnée d’une galerie qui donne issue à tous les magasins ; au-dessus est une galerie semblable qui conduit aux logemens des marchands et des voyageurs[6]. Le côté occidental de la place est composé de maisons en très-mauvais état et peu élevées : leur délabrement permet d’apercevoir une partie de la corniche d’un temple qui, sans cette circonstance, serait peut-être resté long-temps inconnu aux voyageurs modernes, car ses abords sont à peu près impraticables. On ne peut, en effet, pénétrer dans ce monument que par une ruelle fort étroite, que l’on trouve à l’angle sud-ouest de la place, et qui est même presque totalement encombrée par les immondices apportées des maisons voisines : les habitans de ces maisons n’ont heureusement pas pris la peine de transporter ces immondices jusqu’à l’extrémité du portique, ils les ont déposées dans la partie qui s’est d’abord présentée à eux ; et la moitié du monument a été protégée par le rempart infect qu’ils ont eux-mêmes élevé. C’est cet obstacle qu’il nous fallut franchir, après nous être assurés que ce passage était le seul qui pût nous conduire dans l’intérieur du monument.

  1. La province d’Esné est bornée à l’est et à l’ouest par les deux chaînes de montagnes qui forment la vallée du Nil. Elle a pour limites naturelles, au sud la cataracte, et au nord Gibeleyn, où les deux montagnes se rapprochent tellement du fleuve, que l’on ne peut passer qu’en faisant un détour dans le désert.
  2. Pendant la dernière année de notre séjour en Égypte, en 1801, tout le Sa’yd en a cruellement souffert : des villages entiers ont été dépeuplés.
  3. Ce vêtement est un de ceux qui sont le plus nécessaires aux habitans de l’Égypte, surtout à ceux qui sont exposés à voyager : c’est en même temps leur lit, leur manteau et leur tente. En arrivant dans les villes, ils s’en parent d’une manière assez grotesque, en s’en enveloppant le cou. La première récompense à donner à un domestique dont on est satisfait, est de le revêtir du mmelâyeh.
  4. Cette caravane était reçue dans le désert par le cheykh de Daraou, village au-dessus d’Esné, qui était chargé de veiller aux intérêts du gouvernement de l’Égypte, afin qu’aucune marchandise ne pût entrer en contrebande. Il l’escortait jusqu’à Esné, où elle payait les droits d’usage sur les marchandises, et prenait des passavants pour toute l’Égypte. On trouvera tous les détails que l’on peut désirer sur cette caravane, dans le mémoire que M. Lapanouse a publié dans le quatrième volume des Mémoires sur l’Égypte, imprimés chez Didot.
  5. Partis du Kaire le 29 ventôse de l’an 7 (19 mars 1799) avec MM. Girard, ingénieur en chef des ponts et chaussées ; du Bois-Aymé et Duchanoy, ingénieurs ordinaires ; Descotils, Rozière et Depuis, ingénieurs des mines, et Castex, sculpteur, nous formions une commission chargée par le général en chef de prendre sur la haute Égypte tous les renseignemens que l’on pouvait désirer, tant sur le commerce, l’agriculture et les arts, que sur l’histoire naturelle et les antiquités de cette contrée. Une des parties les plus importantes de la mission des ingénieurs des ponts et chaussées, était d’examiner le régime du Nil depuis la première cataracte, et d’étudier le système d’irrigation de la haute Égypte (voyez le Mémoire de M. Girard, ingénieur en chef, sur le commerce et l’agriculture de la haute Égypte).

    Notre marche fut souvent ralentie par les opérations de l’armée, qui n’avait point encore achevé la conquête de la haute Égypte. Néanmoins, à force de persévérance, et en nous mettant sous la protection des détachemens envoyés à la poursuite des Mamlouks, nous parvînmes jusqu’à l’île de Philæ, et nous parcourûmes plusieurs fois les deux rives du fleuve.

    Nos compagnons de voyage nous quittèrent successivement, soit pour remplir des missions particulières, soit pour porter au Kaire le fruit de leurs travaux et de leurs recherches. Quant à nous, ayant trouvé dans l’étude des monumens de la haute Égypte une source inépuisable d’observations intéressantes, nous avions fixé notre séjour dans cette contrée. Nous profitions de toutes les occasions qui se présentaient de faire de nouveaux voyages ; souvent même nous nous établissions sur les ruines des villes anciennes. C’est ainsi que, dans un premier voyage, nous sommes restés à Thèbes vingt-cinq jours de suite.

    Nous étions à Esné lorsque nous fûmes rencontrés par nos collègues réunis en deux commissions chargées par le général en chef de visiter la haute Égypte. Nous revîmes avec eux tous les monumens que nous avions déjà relevés, et un nouveau séjour sur les ruines de Thèbes nous fournit tous les renseignements que nous pouvions désirer sur les antiquités de cette ville célèbre, qui renferme à elle seule plus de monumens que le reste de l’Égypte.

  6. C’est à peu près la distribution de tous les okels de l’Égypte. La simplicité des plans et de la distribution de ces bâtimens est très-remarquable : on n’y trouve point le désordre et l’irrégularité qui existent dans les plans des maisons modernes de l’Égypte.