Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 9

Des principes de l’économie politique et de l’impôt

CHAPITRE IX.

DES IMPÔTS SUR LES PRODUITS NATURELS.


Ayant déjà, dans une partie précédente de cet ouvrage, établi, — et, j’ose le dire, d’une manière satisfaisante, — ce principe que le prix du blé dépend des frais de production qui ont été faits sur un terrain, ou, plutôt, exclusivement du capital qui ne paie pas de rente, il s’ensuit que tout ce qui peut augmenter les frais de production doit faire hausser le prix. La nécessité de défricher de mauvaises terres, ou de consacrer, en retour de produits moindres, de nouveaux capitaux à la terre déjà cultivée, doit inévitablement faire hausser la valeur échangeable des produits du sol. Les machines nouvellement découvertes et dont l’emploi épargne au cultivateur une partie des frais de production, doit nécessairement diminuer la valeur échangeable de son blé. Tout impôt sur le cultivateur, qu’il soit établi sous forme d’impôt foncier, de dîme ou de taxe sur les produits, augmente les frais de production, et doit par conséquent faire hausser le prix des produits naturels[1].

Si le prix des produits agricoles ne montait pas assez pour dédommager le cultivateur de l’impôt qu’il est tenu de payer, il quitterait probablement un genre d’industrie dans lequel ses profits se trouveraient réduits au-dessous du niveau général. Cela ferait diminuer l’approvisionnement jusqu’à ce que la demande soutenue des produits agricoles les fit hausser au point d’en rendre la culture aussi profitable que serait, en général, l’emploi des fonds dans les autres genres d’industrie.

Ce n’est que par la hausse des prix que le cultivateur pourra payer ses contributions, en continuant à retirer de son capital employé les profits ordinaires. Il ne peut prendre la valeur de ses impôts sur la rente, en forçant ainsi son propriétaire à payer l’impôt, puisqu’il ne paie pas de rente. Il ne peut le prendre sur ses profits, car il n’y aurait aucune raison pour qu’il continuât une industrie si peu lucrative, alors que toutes les autres branches du travail en donneraient de plus considérables. Il est donc indubitable qu’il pourra élever le prix de ses produits bruts d’une valeur égale à celle de l’impôt.

Ainsi donc, l’impôt sur le produit agricole n’est payé ni par le propriétaire ni par le fermier ; c’est le consommateur qui, payant ces denrées plus cher, acquitte l’impôt.

Il faut se rappeler que la rente, ou les profits des fonds de terre, est la différence qui existe entre les produits obtenus par des quantités égales de travail et de capital employées sur des terrains de qualité différente ou semblable. Il faut se rappeler aussi que la rente en argent et la rente en blé ne varient pas dans une même proportion.

Par l’effet d’un impôt sur les denrées agricoles, tel qu’une contribution foncière ou une dîme, la rente en blé changera, tandis que celle en argent restera la même.

Si, comme nous l’avons déjà supposé, la terre en culture est de trois qualités différentes, et que par l’emploi d’un capital pareil on obtienne

180 quarters de blé du terrain no 1,
170 quarters de blé du terrain no 2,
160 quarters de blé du terrain no 3 ;

le no 1 paierait, de rente, 20 quarters, qui sont la différence entre le no 3 et le no 1 ; le no 2 paierait 10 quarters, qui sont la différence entre le no 3 et le no 2 ; tandis que le no 3 ne paierait point de rente.

Le quarter de blé étant à 4 l., la rente en argent du no  1 serait de 80 l., et celle du no 2 de 40 l. Supposons maintenant qu’on mette un impôt de 8 schellings par quarter de blé, le prix en haussera alors à 4 l. 8 s. ; et si les propriétaires continuaient à toucher la même rente en blé que par le passé, la rente du no 1 serait de 88, et celle du no 2 de 44 l. Ils n’auraient tous les deux qu’une rente égale en blé ; car l’impôt serait plus fort sur le no 1 que sur le no 2, et sur le no 2 que sur le no 3, parce qu’il serait perçu sur une quantité plus grande de blé. C’est la difficulté de production sur le no 3 qui règle le prix, et il monte à 4 l. 8 s., afin que les profits du capital employé sur le no 3 puissent se trouver de niveau avec les profits de tous les autres capitaux en général.

Les produits et l’impôt sur les trois qualités de terre seront donc :

no 1 rapportant 180 quarters à 4 l. 8 s. le quarter l. 792
En déduisant la valeur de 16.3 à raison de 8 s. par quarter
sur 180 quarters l. 72
Produit net en blé 163.7 Produit net en argent l. 720
no 2 rapportant 170 quarters à 4 l. 8 s. le quarter l. 748
En déduisant la valeur de 15. par quarter sur 170 quarters l. 68
4 quarters à 4 l. 8 s., ou 8 s.
Produit net en blé 154.6 Produit net en argent l. 680
no 3 rapportant 160 quarters à 4 l. 8 s. l. 704
En déduisant la valeur de 14.5 quarters à 4 l. 8 s., ou 8 s.
par quarter sur 160 quarters l. 64
Produit net en blé 145.5 Produit net en argent l. 640

La rente en argent du no 1 serait toujours de 80 l., qui est la différence entre 640 l. et 720 l. ; et celle du no 2 serait toujours de 40 l., différence entre 640 1. et 680 l., précisément comme par le passé ; mais la rente en blé serait réduite, sur le no 1, de 20 quarters à 18, 2 ; et sur le no 2, de 10 quarters à 9, 1.

Un impôt sur le blé tombe donc sur les consommateurs, et fait augmenter le prix du blé, par rapport à celui des autres denrées, dans un degré proportionné à l’impôt. Et selon qu’il entre plus ou moins de matières premières dans la composition des autres marchandises, la valeur de ces dernières haussera aussi, à moins que les effets de l’impôt ne soient contre-balancés par d’autres causes. Ces marchandises se trouveraient en effet frappées d’un impôt indirect, et leur valeur hausserait à proportion de l’impôt.

Un impôt sur les produits agricoles et sur les objets de première nécessité pour l’ouvrier aurait encore un autre effet, celui de faire hausser les salaires. Par une suite des causes qui règlent la population et qui augmentent l’espèce humaine, les salaires les plus faibles ne se maintiennent jamais beaucoup au-dessus du taux que la nature et l’habitude exigent pour l’entretien des ouvriers. Cette classe d’hommes ne peut jamais supporter aucune portion considérable de l’impôt ; et par conséquent, si elle était tenue de payer 8 schellings de plus par quarter de blé, et un peu moins à proportion pour les autres denrées, elle ne pourrait pas subsister au moyen des anciens salaires. Les salaires doivent donc nécessairement hausser ; et à mesure qu’ils haussent, les profits devront baisser. Le gouvernement percevrait un impôt de 8 sh. par quarter sur tout le blé consommé dans le pays, et une partie de cet impôt serait payée directement par les consommateurs de blé ; l’autre, payée indirectement par les personnes qui emploient des ouvriers, influerait sur les profits de la même manière que si les salaires eussent haussé par la demande plus forte d’ouvriers comparée à l’offre, ou si cette hausse eût été causée par une difficulté croissante d’obtenir la nourriture et les objets nécessaires à l’entretien des travailleurs.

En tant que l’impôt frappe les consommateurs, c’est un impôt égal ; mais il est inégal en tant qu’il affecte les profits, puisqu’il ne pèse ni sur le propriétaire foncier, qui continue à recevoir les mêmes rentes en argent, ni sur le capitaliste, qui retire les mêmes intérêts de son capital. Un impôt sur le produit de la terre opérera donc de la manière suivante :

1o Il fera hausser le prix des produits de la terre d’une somme égale à celle de l’impôt, et devra par conséquent tomber sur chaque consommateur en proportion de sa consommation ;

2o Un tel impôt devra augmenter le prix de la main-d’œuvre, et faire baisser les profits.

On peut donc faire contre cet impôt les objections suivantes :

1o Cet impôt, en faisant hausser le prix de la main-d’œuvre, et en faisant baisser les profits, est un impôt inégal, en ce qu’il atteint le revenu du fermier, du marchand et du manufacturier, sans frapper le revenu du propriétaire foncier, celui du capitaliste, ni celui des personnes qui ont un revenu fixe ;

2o Entre la hausse du prix du blé et la hausse des salaires, il se passera un intervalle considérable pendant lequel l’ouvrier sera exposé à une grande gêne[2] ;

3o Tout ce qui fait hausser les salaires et baisser les profits décourage l’accumulation, et agit d’une manière semblable à la mauvaise qualité naturelle du sol ;

4o En faisant hausser le prix des produits de la terre, l’impôt fera renchérir de même toutes les marchandises dans la composition desquelles ils entrent, et par conséquent on ne pourra plus soutenir la concurrence avec les produits de l’industrie étrangère sur le marché général du monde.

Quant à la première objection, que cet impôt, en faisant hausser le prix de la main-d’œuvre et en faisant baisser les profits, est un impôt inégal, en ce qu’il atteint le revenu du fermier, du marchand et du manufacturier sans frapper le revenu du propriétaire foncier, celui du capitaliste, ni celui des personnes qui ont un revenu fixe : on peut répondre que si l’impôt est inégalement assis, c’est au gouvernement à faire disparaître cette inégalité en imposant directement les profits des fonds de terre, les rentes sur l’État, et les intérêts des capitaux placés. Par là on obtiendrait tous les effets d’un impôt sur le revenu, sans l’inconvénient d’avoir recours à l’expédient odieux d’aller fouiller dans les affaires de chacun, et d’investir des préposés de pouvoirs qui répugnent aux mœurs et aux sentiments d’un peuple libre.

Quant à la seconde objection, qu’il se passerait un intervalle considérable entre la hausse du prix du blé et la hausse des salaires, intervalle pendant lequel les classes inférieures se trouveraient dans un état de grande gêne : je réponds que, dans des circonstances différentes, les salaires suivent le prix des produits agricoles avec des degrés très-différents de célérité[3]. Quelquefois la hausse du blé n’a aucun effet sur le prix des salaires, et, dans d’autres cas, la hausse des salaires précède celle du blé ; quelquefois aussi l’effet est lent, et quelquefois, au contraire, assez rapide.

Il me semble que ceux qui soutiennent que c’est le prix des objets de première nécessité qui règle le prix de la main-d’œuvre, eu égard toujours à l’état particulier des progrès de la nation, admettent trop facilement qu’une hausse ou une baisse dans le prix des objets de première nécessité n’est suivie que lentement d’une pareille hausse ou baisse des salaires. Le haut prix des vivres peut provenir de causes très-différentes, et peut par conséquent produire des effets très-différents aussi. Il peut venir :

1o D’un défaut d’approvisionnement ;

2o D’une demande graduellement croissante, qui peut à la longue occasionner une augmentation des frais de production ;

3o D’une baisse dans la valeur de la monnaie ;

4o Des impôts sur les objets de première nécessité.

Ceux qui ont cherché à connaître l’influence de la cherté des objets de première nécessité sur les salaires, n’ont pas su distinguer suffisamment ces quatre causes les unes des autres : nous allons les examiner successivement.

Une mauvaise récolte fera renchérir les denrées alimentaires, et leur cherté est la seule chose qui puisse proportionner la consommation à l’approvisionnement. Si tous les acheteurs de blé étaient riches, le prix du blé pourrait hausser indéfiniment ; mais le résultat subsisterait, et le blé deviendrait à la fin si cher, que les personnes qui seraient moins riches se verraient dans la nécessité d’en retrancher de leur consommation ordinaire une certaine partie ; car il n’y aurait aucun autre moyen de faire descendre la demande au niveau de l’approvisionnement, que de diminuer la consommation. Dans de telles circonstances, rien n’est plus absurde que de vouloir, par des moyens violents, régler le prix en argent des salaires sur celui des subsistances, ainsi que cela se pratique souvent par une fausse application des lois concernant les pauvres. De pareils règlements n’améliorent en rien la condition des masses, car leur effet est de faire hausser encore davantage le prix du blé, et l’ouvrier est enfin obligé de réduire sa consommation au niveau de l’approvisionnement diminué. Dans le cours naturel des choses, une disette produite par de mauvaises récoltes n’occasionnerait pas de hausse dans les salaires, si on ne la provoquait par d’aussi pernicieux règlements. La hausse des salaires n’est que nominale pour celui qui les reçoit ; elle augmente la concurrence entre les vendeurs de blé, et, en dernier résultat, elle ne fait qu’élever les profits des cultivateurs et des marchands de blé. Le salaire du travailleur ne se règle, en effet, que par la proportion qui existe entre l’approvisionnement et la demande des choses de première nécessité, et l’offre et la demande de bras, — la monnaie n’étant que le moyen ou la mesure qui sert à exprimer la valeur de ce salaire. Dans le cas posé, la détresse du travailleur est inévitable, et aucun gouvernement ne peut y remédier autrement que par l’importation d’une plus grande somme de subsistances.

Quand la cherté du blé est due à une plus forte demande, elle est toujours précédée par la hausse des salaires ; car la demande ne peut augmenter qu’autant que le peuple possède plus de moyens de payer ce dont il a envie. L’accumulation des capitaux produit naturellement une concurrence plus active parmi les personnes qui emploient des ouvriers, et par conséquent fait hausser le prix de la main-d’œuvre. Les salaires, ainsi augmentés, ne sont pas dépensés uniquement en nourriture ; ils fournissent d’abord au travailleur les moyens d’augmenter ses autres jouissances. Cependant ce changement heureux dans sa condition le porte à se marier, et le met en état de le faire ; et alors le besoin de plus de nourriture pour soutenir sa famille, le force naturellement à renoncer à la jouissance des autres objets auxquels il employait auparavant une grande partie de ses salaires.

Le blé hausse donc parce que la demande en est plus forte, parce qu’il y a dans la nation des individus qui ont plus de moyens pour le payer ; et les profits du cultivateur hausseront au-dessus du niveau ordinaire des profits, tant que la quantité nécessaire de capital n’aura pas été consacrée à augmenter la production du blé. Mais quand ce fait aura eu lieu, le blé reviendra à son ancien prix ou restera constamment plus cher, selon la qualité des terrains qui auront servi à produire la quantité additionnelle. Si ces terrains ont une fertilité égale à celle des terres qu’on a cultivées les dernières, et si leur culture n’a pas exigé plus de travail, le prix reviendra à l’ancien taux ; mais si les terrains qui ont fourni le surcroît d’approvisionnement sont moins fertiles, le blé se maintiendra constamment plus cher qu’il n’était auparavant. Dans le premier cas, la hausse des salaires venait de la plus grande demande de bras, et comme elle favorisait les mariages, et fournissait à l’entretien des enfants, elle augmentait, en effet, le nombre des travailleurs. Mais aussitôt que le nombre des bras sera en rapport avec la quantité de travail, les salaires reviendront à leur ancien taux, si le blé descend à son ancien prix : les salaires se maintiendront, au contraire, au-dessus de leur ancien taux, dans le cas où des récoltes plus abondantes de blé auront été produites sur des terres d’une moins bonne qualité que celles qui avaient été cultivées les dernières.

Les prix élevés ne sont nullement incompatibles avec un approvisionnement plus abondant ; et les prix, même, sont élevés, non parce qu’une denrée est peu abondante, mais parce qu’elle a exigé plus de frais de production. Il arrive en général que quand un encouragement a été donné à la population, l’effet qui en résulte va au delà de ce que les circonstances exigent ; la population peut augmenter, et augmente réellement en général, à un point tel, que, malgré l’accroissement du travail à accomplir, elle se trouve plus forte par rapport aux fonds destinés à l’entretien des travailleurs qu’elle ne l’était avant l’augmentation du capital. Dans ce cas il y aura réaction, les salaires baisseront au-dessous de leur niveau naturel, et s’y tiendront jusqu’à ce que la proportion ordinaire entre l’offre et la demande soit rétablie. Dans ce cas, la hausse du prix est précédée d’une hausse des salaires, et par conséquent elle n’a aucun effet fâcheux pour l’ouvrier.

Une dépréciation de la monnaie par suite d’une plus grande abondance des métaux précieux tirés des mines, ou par l’abus des privilèges accordés aux banques, est une autre des causes qui font hausser le prix des denrées alimentaires, mais qui ne changent en rien la quantité de leur production. Cela ne change rien non plus au nombre ni à la demande des travailleurs ; car il n’y a ni augmentation ni diminution de capital. La quantité des denrées de première nécessité qui revient au travailleur, est en raison de la demande et de l’approvisionnement de ces denrées comparés avec la demande et l’offre des bras, la monnaie n’étant que l’agent qui sert à en exprimer la quantité ; et comme l’offre et la demande n’éprouvent aucune variation, les salaires resteront les mêmes. L’ouvrier recevra en monnaie de plus forts salaires, mais ne pourra se procurer absolument que la même quantité de denrées.

Ceux qui ne conviennent pas de ce principe devraient nous expliquer pourquoi une plus grande somme de monnaie n’aurait pas pour effet de hausser les salaires d’un nombre invariable d’ouvriers comme elle le fait pour les souliers, les chapeaux et le blé, lorsque la quantité de ces articles n’a pas augmenté. Le prix courant relatif des souliers et des chapeaux se règle d’après la demande et l’offre des chapeaux comparées avec la demande et l’offre des souliers, et la monnaie n’est que l’expression de leur valeur. Si les souliers doublent de prix, les chapeaux doubleront de même, en conservant leur même valeur comparative. Pareillement si le blé et toutes les denrées nécessaires au travailleur doublent de prix, la main-d’œuvre vaudra aussi le double, et tant que rien n’interrompra la demande et l’offre ordinaires des denrées de première nécessité et de la main-d’œuvre, on ne voit pas pourquoi elles ne conserveraient pas leur valeur relative.

Ni la dépréciation de la monnaie, ni un impôt sur les produits agricoles, quoique tous deux fassent hausser les prix, n’influent nécessairement sur la quantité de ces produits, ni sur le nombre des individus qui ont les moyens de les acheter et la volonté de les consommer. Il est très-aisé de voir pourquoi, lorsque le capital d’un pays s’accroît d’une manière irrégulière, les salaires haussent tandis que le prix du blé reste stationnaire, ou baisse dans une moindre proportion, et cela pendant un espace considérable de temps : c’est parce que le travail est une marchandise qu’on ne peut augmenter ou diminuer à volonté. Si dans le marché il y a trop peu de chapeaux pour satisfaire à la demande, leur prix montera, mais ce ne sera que pour peu de temps ; car dans le cours d’un an, en consacrant un plus fort capital à cette fabrication, on peut augmenter la fourniture des chapeaux, de telle sorte que leur prix courant n’excède pas longtemps leur prix naturel. Mais il n’en est point de même des hommes ; on ne peut pas en augmenter le nombre dans un ou deux ans, aussitôt qu’il y a une augmentation de capital ; pas plus qu’on ne peut en diminuer le nombre lorsque le capital va en décroissant ; par conséquent le nombre des bras n’augmentant ou ne diminuant que lentement, pendant que les fonds destinés à l’entretien des travailleurs s’accroissent ou diminuent rapidement, il faut nécessairement qu’il y ait un intervalle de temps considérable avant que le prix de la main-d’œuvre soit exactement en rapport avec le prix du blé et des articles de première nécessité Mais dans le cas de la dépréciation de la monnaie ou dans celui d’un impôt sur le blé, il n’y a nécessairement ni excès, ni insuffisance des travailleurs, et par conséquent il ne peut y avoir de cause pour que l’ouvrier éprouve une diminution de salaire.

Un impôt sur le blé n’en diminue pas nécessairement la quantité ; il ne fait qu’en augmenter le prix en monnaie. Un pareil impôt ne diminue pas nécessairement la demande de bras comparée à l’offre ; pourquoi donc diminuerait-il la part qui est payée au travailleur ? Supposons que cet impôt diminue en effet la part du travailleur, ou, en d’autres termes, qu’il ne fasse pas hausser ses profits évalués en monnaie, en proportion de la hausse que l’impôt a produite dans le prix du blé que consomme le travailleur ; dans ce cas l’approvisionnement ou l’offre de blé n’excéderait-elle pas la demande ? le blé ne baisserait-il pas de prix ? et conséquemment le travailleur n’obtiendrait-il pas sa part ordinaire ? Dans un tel cas, on détournerait à la vérité les capitaux de leur emploi dans l’agriculture ; car si le prix des produits ne haussait pas de tout le montant de l’impôt, les profits du cultivateur deviendraient moindres que le taux général des profits, et les capitaux iraient chercher un emploi plus avantageux[4].

Pour ce qui regarde donc l’impôt sur les produits agricoles, qui est l’objet en question, il me parait qu’entre la hausse du prix de ces produits et celle des salaires, il ne saurait y avoir un intervalle pendant lequel le travailleur se trouve en détresse ; et je pense par conséquent que la classe ouvrière ne souffrirait pas plus de cet impôt que de tout autre ; la seule chose à craindre serait que l’impôt n’entamât les fonds destinés à l’entretien des ouvriers, ce qui pourrait suspendre ou diminuer la demande de bras.

Quant à la troisième objection contre les impôts sur les produits agricoles, objection fondée sur ce que la hausse des salaires et la diminution des profits s’opposent a l’accumulation du capital, comme le ferait un sol ingrat, j’ai déjà essayé de prouver, dans une autre partie de cet ouvrage, que les économies peuvent tout aussi bien se faire sur la dépense que sur la production, et par une baisse dans la valeur des denrées aussi bien que par une hausse dans le taux des profits. En élevant mes profits de 1,000 l. à 1,200 l., pendant que les prix restent les mêmes, j’ai le moyen d’augmenter mon capital par des épargnes ; mais je l’augmenterais bien mieux si mes profits restant les mêmes que par le passé, le prix des denrées baissait au point qu’il me suffit de 800 l. pour payer ce qui me coûtait auparavant 1,000.

L’impôt, sous quelque forme qu’il soit assis, n’offre le choix qu’entre plusieurs maux. S’il ne porte pas sur les profits, il frappe la dépense ; et pourvu que le poids en soit également réparti, et qu’il ne s’oppose point à la reproduction, il importe peu qu’il soit assis sur les profits ou sur la dépense. Des impôts sur la production ou sur les profits du capital, — qu’ils soient assis immédiatement sur les profits, ou bien qu’assis sur la terre ou sur ses produits, ils les affectent indirectement, — ont sur tout autre impôt cet avantage, qu’aucune classe de la société ne peut s’y soustraire, et que chacune y contribue selon ses facultés.

Un avare peut se soustraire aux impôts sur les dépenses ; avec un revenu de 10,000 l. par an, il peut n’en dépenser que 300 l. ; mais il ne saurait échapper aux impôts directs ou indirects sur les profits ; il y contribuera en cédant une partie de ses produits ou une partie de leur valeur ; ou bien, par suite de l’augmentation du prix des objets essentiellement nécessaires à la production, il ne pourra plus grossir son capital dans la même proportion que par le passé. Il conservera un revenu de même valeur, mais il ne pourra pas disposer d’un aussi grand nombre de bras, ni d’une quantité pareille de matériaux propres à employer ces bras.

Si un pays se trouve isolé de tous les autres, n’ayant point de commerce avec ses voisins, il n’aura le moyen de rejeter aucune portion de ses impôts sur les autres nations. Une partie de ses produits territoriaux et industriels sera consacrée au service de l’État, et à moins que les impôts ne pèsent d’une manière inégale sur la classe qui épargne et qui accumule, il importera fort peu, selon moi, qu’ils soient levés sur les profits, sur les produits du sol ou sur ceux des manufactures. Si mon revenu annuel est de 1,000 l., et que je sois tenu de payer 100 l. d’impôts, il m’importera peu de prendre cette somme sur mon revenu, qui se trouvera ainsi réduit à 900 l., ou de payer 100 l. de plus les produits de l’agriculture ou les marchandises manufacturées que je consommerai. Si 100 l. constituent ma quote-part de la dépense publique, la bonté d’un impôt consistera à me faire payer ces 100 l. ni plus ni moins, ce qui ne peut s’effectuer d’une manière aussi sûre qu’au moyen des impôts sur les salaires, les profits et les produits de l’agriculture.

La quatrième et dernière objection dont il me reste à parler, consiste à dire qu’en faisant hausser le prix des produits bruts de la terre, celui de toutes les marchandises dans la composition desquelles ils entrent, haussera également, et que par conséquent nous ne pourrons pas soutenir la concurrence des manufactures étrangères dans les divers marchés.

En premier lieu, le blé et toutes les denrées de l’intérieur ne peuvent hausser de prix d’une manière un peu sensible sans une plus grande affluence des métaux précieux ; car la même quantité d’argent ne peut pas servir à la circulation de la même quantité de marchandises, quand elles sont chères, et quand elles sont à bon marché, et l’on ne peut jamais acheter les métaux précieux avec des marchandises chères. Quand il faut plus d’or, c’est en donnant en échange plus de marchandises, et non en en donnant moins, qu’on achète ce métal ; et on ne saurait suppléer au numéraire par le papier-monnaie, car ce n’est point ce papier qui règle la valeur de l’or, considéré comme marchandise, c’est au contraire l’or qui règle la valeur du papier. À moins donc qu’on ne puisse faire baisser la valeur de l’or, l’on ne saurait ajouter du papier-monnaie à la circulation sans qu’il soit déprécié.

Pour sentir que la valeur de l’or ne saurait baisser, il suffit de réfléchir que sa valeur, comme marchandise, dépendra de la quantité de marchandises qu’on est dans la nécessité de donner en échange aux étrangers pour avoir de l’or. Quand l’or est à bon marché, les denrées sont chères ; quand l’or est cher, les denrées sont à bon marché et baissent de prix. Et, comme on ne voit pas de motif qui puisse engager les étrangers à nous vendre leur or à meil­leur marché que d’ordinaire, il ne paraît guère probable qu’il puisse y avoir une importation d’or étranger. Or, sans cette importation, l’or ne peut augmenter de quantité ni baisser de valeur, et le prix général des marchandises ne saurait éprouver de hausse[5].

L’effet d’un impôt sur les produits naturels serait probablement de faire hausser de prix toutes les marchandises dans la composition desquelles ces matières entrent, mais dans une proportion bien moindre que la valeur de l’impôt ; tandis que les autres marchandises dont les produits immédiats de l’agriculture ne font point partie, tels que les objets fabriqués avec des métaux ou avec des minéraux, baisseraient de prix, et par ce moyen la même quantité de monnaie suffirait aux besoins de la circulation.

Un impôt qui ferait hausser le prix de tous les produits nationaux, ne découragerait l’exportation que pendant un espace de temps assez court. Si, par l’effet de cet impôt, ils renchérissaient dans le pays, on ne pourrait à la vérité les exporter dans le moment même avec profits, parce que les produits nationaux se trouveraient grevés d’un impôt dont ils seraient exempts dans l’étranger. Cet impôt aurait le même effet qu’une altération dans la valeur des monnaies qui ne serait point commune à tous les pays, mais bornée à un seul. Si l’Angleterre était ce pays, elle pourrait être dans l’impossibilité de vendre, mais elle pourrait toujours acheter, parce que les objets d’importation n’auraient point haussé de prix. Dans le cas supposé, on ne pourrait exporter en échange des marchandises étrangères, que du numéraire ; mais un tel commerce ne saurait durer longtemps : on ne peut épuiser le numéraire d’un pays ; car, après qu’une certaine quantité en est sortie, celle qui reste hausse de valeur, et il s’ensuit une telle baisse dans le prix des denrées, qu’elles peuvent de nouveau être exportées avec profit. Aussitôt que le numéraire aura haussé de prix, on aura cessé de l’exporter en échange pour des marchandises du dehors, et on exportera au contraire les mêmes marchandises qui avaient d’abord haussé de prix, par la hausse des produits immédiats de l’agriculture qui entraient dans leur composition, et que l’exportation du numéraire avait ensuite fait baisser de nouveau.

Mais l’on pourrait objecter que le numéraire augmentant ainsi de valeur, augmenterait également par rapport aux marchandises nationales et étrangères, et que par conséquent il n’y aurait plus rien qui pût engager à importer des marchandises du dehors. Supposons, par exemple, que les marchandises importées coûtent à l’étranger 100 l., et qu’elles rapportent dans le pays 120 l. : l’importation cessera aussitôt que, par l’augmentation de la valeur du numéraire, elles ne rapporteront plus que 100 l., ce qui cependant ne peut jamais arriver. Ce qui nous engage à faire venir une marchandise de l’étranger, c’est de savoir qu’elle s’y vend à meilleur marché, c’est la comparaison de son prix naturel au dehors avec son prix naturel dans le pays. Si un pays exporte des chapeaux, et importe du drap, il n’agit ainsi que parce qu’il peut obtenir plus de drap en faisant plus de chapeaux et les échangeant contre du drap, que s’il fabriquait le drap lui-même. Si la hausse des matières premières rendait la fabrication des chapeaux plus chère, elle occasionnerait aussi plus de frais dans la fabrication du drap ; et si les deux articles étaient faits dans le pays, ils hausseraient l’un et l’autre : cependant l’un des deux articles étant une marchandise importée, ne renchérirait ni ne baisserait de prix quand la monnaie hausserait de valeur ; car, en ne baissant pas de prix, le drap reprendrait la valeur relative naturelle qu’il avait par rapport à la marchandise exportée. La hausse des matières premières fait monter le prix des chapeaux de 30 sh. à 33 sh., ou de 10 pour cent : la même cause, si nous fabriquions du drap, le ferait hausser de 20 à 22 schellings par aune. Cette hausse ne détruit pas la relation entre le drap et les chapeaux ; car un chapeau vaudrait encore, comme il valait par le passé, une aune et demie de drap. Mais si nous importons du drap, le prix en restera constamment à 20 schellings l’aune, malgré la première baisse survenue tout d’abord dans la valeur de la monnaie et la hausse qui l’a suivie ; tandis que les chapeaux, qui avaient haussé de 30 sch. à 33 sch., retomberont de 33 sch. à 30 sch., taux auquel le rapport entre le prix du drap et des chapeaux se trouvera rétabli.

Pour simplifier l’objet de cette recherche, j’ai supposé jusqu’ici qu’une hausse dans la valeur des matières premières affecte dans une proportion égale toutes les marchandises nationales, en sorte que si l’une éprouve une hausse de 10 pour cent, toutes les autres haussent également de 10 pour cent. Mais comme la valeur des marchandises se compose de quantités très-différentes de matières premières et de main-d’œuvre, et comme la hausse des produits naturels n’influerait pas sur quelques marchandises, celles, par exemple, qui sont fabriquées avec des métaux, il est évident que la plus grande variété se manifesterait dans les effets produits sur la valeur des marchandises par un impôt sur les produits agricoles. Selon que ces effets seraient plus ou moins sensibles, ils favoriseraient ou gêneraient l’exportation de certaines marchandises, et auraient certainement les mêmes inconvénients qu’un impôt sur les marchandises, en détruisant la relation naturelle entre la valeur de chacune. Ainsi le prix naturel d’un chapeau, au lieu d’être égal à celui d’une aune et demie de drap, pourrait ne plus valoir qu’une aune et un quart, ou bien il pourrait valoir une aune et trois quarts de drap, ce qui donnerait peut-être une autre direction au commerce étranger. Mais, probablement, aucun de ces inconvénients ne dérangerait la valeur des objets exportés ou importés ; ils ne feraient qu’empêcher la meilleure distribution possible du capital dans le monde entier, distribution qui n’est jamais si bien réglée que lorsqu’on laisse chaque marchandise atteindre librement son prix naturel.

On voit donc que, quoique la hausse dans le prix de la plupart des marchandises nationale puisse pendant un certain temps entraver les exportations en général, et quoiqu’elle puisse même empêcher l’exportation d’un petit nombre de marchandises, cette hausse ne dérangerait pourtant pas d’une manière notable le commerce étranger, et ne nous placerait pas dans une position désavantageuse pour ce qui regarde la concurrence dans les marchés étrangers.

  1. M. Ricardo donne à quelques-unes de ses propositions une généralité de laquelle il est impossible de demeurer d’accord. Par exemple, il dit que le profit des terres, ordinairement représenté par le fermage, se règle toujours sur la dernière qualité des terres ; que celles-ci ne paient absolument aucun fermage, parce que leur produit ne fait qu’indemniser le cultivateur des avances et des frais de culture, et il en tire la conséquence que le moindre impôt sur les terres ou sur leur produit immédiat, doit élever le prix de ce produit, ou faire abandonner la culture des terres qui ne paient point de profit foncier à leur propriétaire. Mais les choses ne se passent pas rigoureusement ainsi. Toute terre cultivée paie toujours un fermage, quelque faible qu’il soit. Un propriétaire, ne fût-ce que par mauvaise humeur, ne laisserait pas cultiver sa terre, si elle ne lui rapportait absolument rien. On voit dans les montagnes des Alpes et du Jura une foule de mauvais pâturages sur lesquels il n’y a aucun capital répandu, qui tous rapportent un loyer à leurs propriétaires. S’il y a quelques terres cultivées qui ne rapportent absolument rien à leur propriétaire pour son droit de propriété, elles sont en si petite quantité, que sur un grand pays elles exercent probablement peu d’influence sur la quantité et le prix des produits généraux. Il faudrait qu’un nouvel impôt sur les produits des terres fût considérable au point de faire abandonner des terres actuellement en culture, pour qu’il fît augmenter le prix des blés. Si un tel impôt n’augmente pas sensiblement l’étendue des terrains en friche, on ne voit pas pourquoi le prix des blés augmenterait, puisque l’approvisionnement serait le même. Le gouvernement ou le clergé lèveraient des dîmes en nature, que le prix du blé resterait encore le même, puisque la même quantité de ce produit irait sur le marché, serait jetée dans la circulation par les collecteurs à défaut des cultivateurs. Tout impôt de ce genre, à moins qu’il ne soit exagéré, ne peut donc que diminuer les profits du propriétaire et ceux du cultivateur, sans faire renchérir le produit des terres. — J.-B. Say.
  2. Ce phénomène des transitions douloureuses que réserve aux ouvriers notre système industriel, est peut-être le plus grand problème de l’économie politique actuelle. Nous en avons étudié l’importance et la menaçante gravité dans l’Introduction. A. F.
  3. Ce sont précisément ces degrés très-différents de célérité, qui sollicitent l’attention du penseur, de l’économiste. Cette célérité qui suffit à l’auteur, dont la plume glisse sur ces redoutables problèmes, se traduit en une effrayante et longue agonie pour les classes sur lesquelles retombent les crises financières. Une heure, un jour, une année ne sont rien pour des théories scientifiques dont le domaine est l’infini, dans le temps, dans l’espace ; mais ils suffisent pour décider de l’agonie d’une famille, et de la ruine d’une industrie. À la longue, sans doute, l’équilibre entre les salaires et les subsistances tend à se rétablir, et, à prendre l’histoire de l’industrie par catégories de siècles, on verra croître parallèlement le niveau des salaires et celui des prix ; mais combien de transitions cruelles, cachées sous cette vaste enveloppe des siècles, viennent démentir l’assertion de Ricardo, combien de convulsions ont démontré la lenteur avec laquelle s’opère la hausse des salaires, et la rapidité avec laquelle, au contraire, ils s’abaissent dans les années de disette. Les faits ? abondent pour certifier ce douloureux martyrologe. Ainsi, pour chercher nos exemples dans la terre classique des crises industrielles, on a toujours vu, en Angleterre, les époques de grande cherté correspondre avec celles des salaires réduits et insuffisants. En 1804, le prix du blé étant de 44 sh. 10 s., le salaire des agriculteurs s’éleva à 8 sh. En 1817, les prix ayant atteint 100 sh. 5 d., les salaires s’arrêtaient à 12 sh. : — posant ainsi un accroissement de 260 % dans les prix, en face d’un accroissement de 33 % seulement dans les salaires. Adam Smith avait entrevu ce jeu fatal des salaires et des subsistances, et les événements l’ont mis]hors de doute avec une impitoyable rigueur. Il n’a manqué à Ricardo, pour rester convaincu de l’erreur où il s’est laissé entraîner, que d’assister au drame lugubre qui se joua en 1839-40-41, dans les districts manufacturiers de l’Angleterre. Il eût pu voir la réserve de la Banque descendre de 9,362,000 1. à 3,500,000 l., le nombre des faillites s’élever en quatre ans de 800 à 1,500, la taxe des pauvres grandir à Oldham de 159 %, à Bolton, de 304 %, enfin, le pays se dépeupler par l’émigration, la mort et les prisons. Quelques mois suffirent pour répandre ces calamités sur la puissante Albion, et il lui fallut cinq ans d’efforts, de sacrifices pour réparer ses forces, reprendre son aplomb et se remettre en marche avec son énergique mot d’ordre : All right ? Que deviennent, en présence de tous ces faits, les degrés très-différents de célérité que Ricardo affirme ici pour les combattre un peu plus loin ? A. F.
  4. Peut-être M. Ricardo ne tient-il pas assez de compte de la difficulté que les capitaux ont, dans beaucoup de cas, pour changer d’emploi. Un très-grand nombre d’entrepreneurs d’industrie (et par cette expression j’entends ceux qui emploient soit dans l’agriculture, soit dans les manufactures, soit dans le commerce, des capitaux qui appartiennent soit à eux-mêmes, soit aux autres) ; un grand nombre d’entrepreneurs d’industrie sont obligés de faire marcher leurs capitaux avec eux, c’est-à-dire de les laisser dans l’emploi où ils restent eux-mêmes. L’agriculture d’un canton a beau devenir moins avantageuse à ceux qui l’exercent que ne le serait toute autre profession, ils n’en restent pas moins agriculteurs, parce que telles sont leurs habitudes, tels sont leur expérience et leurs talents. On en peut dire autant d’un manufacturier. Or, si cet homme reste manufacturier ou cultivateur, il laisse dans son genre d’industrie les capitaux qui marchent nécessairement avec lui, c’est-à-dire ceux qui lui appartiennent, et même les capitaux d’emprunt. Relativement à ceux-ci, il en paie bien toujours l’intérêt, mais il n’y fait point de profit par delà les intérêts ; il peut, même en tirer moins de profit qu’il n’en paie d’intérêts, sans cependant interrompre durant de nombreuses années une entreprise qui, à capital égal, à mérite égal dans son entrepreneur, rapporte moins que beaucoup d’autres entreprises. — J.-B. Say.
  5. La raison pour laquelle les impôts sur les produits immédiats de l’agriculture ne font pas renchérir les objets d’exportation ne paraît pas être celle qui est assignée ici par l’auteur. Il prétend que, pour que ces denrées fussent plus chères, qu’elles se payassent de plus d’argent, il faudrait qu’il y eût, en raison de cela, plus d’argent introduit, ce qui est inadmissible. Mais elles peuvent être plus chères sans que l’argent perde de sa valeur générale. Quand la récolte est mauvaise, et que le prix du blé vient à doubler, on le paie le double en écus, quoique le nombre des écus soit demeuré le même dans le pays ; de même qu’on le paie d’une double quantité de sucre, de toile, de savon, de toute autre marchandise. C’est-à-dire que si le blé vaut 6 l. st. le quarter, le fabricant de drap, par exemple, est obligé de vendre quatre aunes de son drap, qui vaut 30 sch., pour obtenir l’argent qui achètera un quarter de blé, tandis qu’il ne serait obligé d’en donner que deux aunes pour le même quarter, si le quarter était à 3 liv. st. On ne peut pas dire qu’il faut que la quantité de drap ait doublé dans le pays, pour qu’on en donne ainsi le double en échange d’une mesure de blé. De même il n’est pas nécessaire que le numéraire augmente en quantité pour qu’une denrée se vende plus cher.

    Il y a une cherté propre, une cherté réelle indépendamment de la valeur relative des choses, et cette cherté propre est en raison des frais de production (Voyez le Traité d’Économie politique, liv. II, chap. 4.) — J.-B. Say.