Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 22
Œuvres complètes de David Ricardo, Guillaumin, (p. 278-294).
CHAPITRE XXII.
DES PRIMES À L’EXPORTATION, ET DES PROHIBITIONS À L’IMPORTATION.
Une prime accordée à l’exportation du blé tend à en abaisser le prix pour le consommateur étranger, mais n’a point d’effet permanent sur son prix dans les marchés de l’intérieur.
Supposons que, pour retirer des capitaux les profits ordinaires, il soit nécessaire que le blé se vende en Angleterre 4 l. st. le quarter ; dans ce cas, il mie pourrait être exporté dans les pays étrangers où il ne se vendrait que 3 l. 15 sh. Mais si l’on donnait 10 sh. par quarter de prime d’exportation, on pourrait le vendre, dans le marché étranger, 3 l. 10 sh., et par conséquent il en résulterait le même profit pour le cultivateur de blé, soit qu’il le vendit 3 l. 10 sh. dans le marché étranger, ou 4 l. dans le pays même.
Une prime qui ferait donc baisser le prix du blé anglais, dans un pays étranger, au-dessous de ce qu’y coûte la production du blé, aurait naturellement pour effet d’augmenter la demande de blé anglais, en diminuant celle des blés du pays. Ce surcroît de demande de blé anglais ne saurait manquer d’en faire hausser le prix en Angleterre, et de l’empêcher de baisser, sur le marché étranger, jusqu’au taux où la prime tend à le faire descendre. Mais les causes qui pourraient agir de la sorte sur le prix courant du blé en Angleterre, n’auraient pas le moindre effet sur son prix naturel, ou sur les frais réels de production. Pour récolter du blé, il n’y aurait besoin ni de plus de bras ni de plus de fonds, et par conséquent, si les profits du capital du fermier n’étaient auparavant qu’en égalité avec ceux des capitaux des autres commerçants, après la hausse des prix ils les surpasseraient considérablement. En grossissant les profits du fermier, la prime agira comme un encouragement à l’agriculture, et le capital employé en manufactures en sera retiré pour être employé sur les terres jusqu’à ce qu’on ait fait face à l’accroissement des demandes extérieures. Quand cela sera arrivé, le prix du blé tombera de nouveau, dans le marché de l’intérieur, à son prix naturel et forcé, et les profits reviendront à leur niveau accoutumé. Un approvisionnement plus abondant, agissant de même dans le marché étranger, fera aussi baisser le prix du grain dans le pays où il est exporté, et, par là, les profits du négociant qui l’exporte se trouveront réduits au taux le plus bas auquel il puisse faire ce commerce.
L’effet d’une prime d’exportation sur le blé n’est donc, en dernier résultat, ni d’en élever ni d’en abaisser le prix dans le marché intérieur, mais bien de faire baisser le prix du blé, pour le consommateur étranger, de tout le montant de la prime, dans le cas où le blé n’aurait pas été à plus bas prix dans le marché étranger que dans celui de l’intérieur ; et de le faire baisser dans une proportion moindre, dans le cas où le prix dans l’intérieur aurait été plus élevé que celui du marché étranger.
Un écrivain, en traitant, dans le cinquième volume de la Revue d’Édimbourg, des primes pour l’exportation du blé, a très-clairement fait voir quels en étaient les effets sur la demande de l’étranger et de l’intérieur. Il a aussi observé avec raison que ces primes ne pouvaient manquer d’encourager l’agriculture du pays qui exporte ; mais il parait imbu de la même erreur qui a égaré le docteur Smith, et, je crois, la plupart des autres auteurs qui ont traité de cette matière. Il suppose que, parce que c’est le prix du blé qui règle, en dernier résultat, les salaires, c’est aussi ce même prix qui doit régler celui de toutes les autres choses. Il dit que la prime, « en augmentant les profits du fermier, servira d’encouragement à l’agriculture ; en faisant monter le prix du blé pour les consommateurs nationaux, elle diminuera pendant ce temps leurs facultés d’acheter cet objet de première nécessité, et réduira ainsi leur richesse réelle. Il est cependant évident que ce dernier effet ne peut être que temporaire ; car les salaires des consommateurs industrieux ayant été auparavant réglés par la concurrence, ce même principe les ramènera encore aux mêmes proportions, en faisant hausser le prix en argent du travail, et, par ce moyen, celui des autres denrées jusqu’au niveau du prix en argent du blé. La prime d’exportation fera donc, en dernier résultat, hausser le prix en argent du blé dans le marché du pays, non pas directement, mais au moyen de l’accroissement de demande dans le marché étranger, et du renchérissement qui s’ensuit dans la prix réel du pays ; et cette hausse du prix en argent, quand une fois elle se sera étendue aux autres denrées, deviendra par conséquent permanente. »
Si j’ai cependant réussi à faire voir que le surhaussement des salaires en argent ne fait pas monter le prix des produits, mais qu’un tel surhaussement affecte toujours les profits, il doit s’ensuivre que le prix des produits ne montera pas par l’effet de la prime.
Mais une hausse temporaire dans le prix du blé, occasionnée par une plus forte demande de l’étranger, ne produirait aucun effet sur le prix en argent des salaires. Le renchérissement du blé est causé par une concurrence de demande pour cet article, dont l’approvisionnement était auparavant exclusivement destiné au marché national. Par l’effet de la hausse des profits, il y a plus de capitaux employés dans l’agriculture, et l’on obtient par là un surcroît d’approvisionnement ; mais tant qu’il n’est pas obtenu, le haut prix en est absolument nécessaire pour régler la consommation sur l’approvisionnement, ce que la hausse des salaires empêcherait. Le renchérissement du blé est la suite de sa rareté, et c’est ce qui en fait diminuer la demande par les acheteurs nationaux. Si les salaires montaient, la concurrence augmenterait, et un nouveau surhaussement du prix du blé deviendrait nécessaire.
Dans cet exposé des effets produits par les primes d’exportation, nous n’avons point supposé d’événement qui fit hausser le prix naturel du blé, lequel prix règle, en dernière analyse, son prix courant ; car nous n’avons point supposé qu’il fallût un surcroît de travail pour forcer la terre à donner une quantité déterminée de produits, et il n’y a que cela qui puisse faire monter le prix naturel. Si le prix naturel du drap était de 20 sh. par verge, une grande augmentation de demandes du dehors pourrait en faire monter le prix à 25 sh., ou au delà ; mais les profits que ferait alors le fabricant de drap ne manqueraient pas d’attirer les capitaux vers cette fabrication ; et quoiqu’elle pût doubler, tripler ou quadrupler, elle finirait par être satisfaite ; et le drap baisserait de nouveau à son prix naturel de 20 sh. Il en arriverait autant pour ce qui concerne l’approvisionnement du blé. Quoique nous en exportions deux, trois ou huit cent mille quarters par an, il finirait par être produit à son prix naturel, lequel ne varie jamais, à moins qu’une différente quantité de travail ne devienne nécessaire à la production.
Il n’y a peut-être pas, dans tout l’ouvrage si justement célèbre d’Adam Smith, de conclusions plus susceptibles d’être contestées que celles qu’on lit dans le chapitre des primes d’exportation. Il parle d’abord du blé comme d’une denrée dont la production ne saurait s’accroître par l’effet d’une prime d’exportation ; il suppose invariablement que la prime n’influe que sur la quantité déjà produite, et qu’elle n’encourage point une nouvelle production. « Dans les années d’abondance, dit-il, la gratification, en occasionnant une exportation extraordinaire, tient nécessairement le prix du blé, dans le marché intérieur, au-dessus du taux auquel il descendrait naturellement…Quoique la gratification soit souvent suspendue pendant les années de cherté, la grande exportation qu’elle occasionne dans les années d’abondance doit avoir souvent pour effet d’empêcher plus ou moins que l’abondance d’une année ne soulage la disette d’une autre. Ainsi, dans les années de cherté, tout aussi bien que dans celles d’abondance, la prime d’exportation tend de même, nécessairement, à faire monter le prix en argent du blé de quelque chose plus haut qu’il n’aurait été sans cela dans le marché intérieur[1]. »
Adam Smith paraît avoir senti parfaitement que la justesse de son raisonnement dépendait uniquement de la question de savoir si « l’augmentation du prix en argent du blé, en rendant sa culture plus profitable au fermier, ne doit pas nécessairement en encourager la production.
« Je réponds, dit-il, que cela pourrait arriver si l’effet de la prime était de faire monter le prix réel du blé, ou de mettre le fermier en état d’entretenir, avec la même quantité de blé, un plus grand nombre d’ouvriers de la même manière que sont communément entretenus les autres ouvriers du voisinage, largement, médiocrement ou petitement. »
Si l’ouvrier ne consommait que du blé, et s’il n’en recevait que ce qui suffirait strictement pour sa nourriture, il pourrait y avoir quelque raison de supposer que la part de l’ouvrier ne peut en aucun cas être réduite ; mais les salaires en argent ne montent quelque fois pas, et jamais ils ne montent proportionnellement aux prix en argent du blé, parce que le blé ne forme qu’une partie de la consommation de l’ouvrier, — quoique ce soit la partie la plus importante. Si l’ouvrier dépense la moitié de son salaire en blé, et l’autre moitié en savon, en chandelle, en bois à brûler, en thé, en sucre, en habillement, etc., tous objets que l’on suppose ne pas avoir éprouvé de hausse, il est clair qu’il serait aussi bien payé avec un boisseau et demi de blé, lorsqu’il vaut 16 sch. le boisseau, qu’avec deux boisseaux, dont chacun ne vaudrait que 8 sch., ou avec 24 sch. en argent, qui équivaudraient à 16 sch., qu’il recevait auparavant. Son salaire ne monterait que de 50 pour cent, tandis que le blé hausserait de 100 pour cent, et par conséquent il y aurait un motif suffisant pour consacrer plus de capitaux à l’agriculture, si les profits des autres commerces continuaient à être les mêmes qu’auparavant.
Mais une telle hausse des salaires engagerait en même temps les manufacturiers à retirer leurs capitaux des manufactures, pour les consacrer à l’agriculture ; car tandis que le fermier augmenterait le prix de ses denrées de 100 pour cent, les salaires de ses ouvriers n’ayant haussé que de 50 pour 100, le manufacturier se verrait aussi dans la nécessité de payer 50 pour cent de plus à ses ouvriers, n’ayant en même temps aucune compensation, pour ce surcroît de dépense, dans le renchérissement de ses produits. Les capitaux se porteraient donc, des manufactures vers l’agriculture, jusqu’à ce que l’approvisionnement du blé fît de nouveau descendre les prix à 8 sch. Le boisseau, et fît baisser les salaires à 16 sch. par semaine. Alors le manufacturier obtiendrait les mêmes profits que le fermier, et les capitaux, dans chaque emploi, se trouveraient balancés. Voilà, dans le fait, la manière dont la culture du blé acquiert toujours plus d’étendue, et fournit aux besoins croissants du marché. Les fonds pour l’entretien des ouvriers augmentent, et les salaires haussent. L’état d’aisance de l’ouvrier l’engage à se marier, la population s’accroît, et la demande de blé en élève le prix relativement aux autres choses. Plus de capitaux sont employés profitablement dans l’agriculture et continuent à y affluer, tant que l’approvisionnement n’égale pas la demande ; car alors le prix baisse de nouveau, et les profits de l’agriculteur et du manufacturier reviennent au même niveau.
Il n’est d’aucune importance pour la question qui nous occupe, que les salaires restent stationnaires après le renchérissement du blé, ou qu’ils montent modérément ou excessivement ; car le manufacturier aussi bien que le fermier paient des salaires, et ils doivent à cet égard être également affectés par la hausse du prix du blé. Mais leurs profits respectifs sont atteints d’une manière inégale, puisque le fermier vend ses denrées plus cher, tandis que le manufacturier donne ses produits au même prix qu’auparavant. C’est pourtant l’inégalité des profits qui engage les capitalistes à détourner leurs capitaux d’un emploi vers un autre ; il y aura par conséquent une plus forte production de blé, et une moindre d’objets manufacturés. Les objets manufacturés ne monteraient pas de prix en raison de la moindre quantité qui en serait fabriquée ; car on en obtiendrait un approvisionnement de l’étranger, en échange du blé exporté.
Lorsqu’une prime fait monter le prix du blé, ce prix peut être ou ne pas être élevé, relativement à celui des autres marchandises. Dans le cas où le prix relatif du blé hausse, il est hors de doute que le fermier fera de plus torts profits, et qu’il y aura un appât pour le déplacement des capitaux, tant que le prix du blé ne tombera pas de nouveau par l’effet d’un approvisionnement abondant. Si la prime ne fait point hausser le prix du blé relativement à celui des autres marchandises, quel tort cela peut-il faire au consommateur national, à part l’inconvénient de payer l’impôt ? Si le manufacturier paie son blé plus cher, il en est indemnisé par le plus haut prix auquel il vend les produits avec lesquels il achète en définitive le blé dont il a besoin.
L’erreur d’Adam Smith provient de la même source que celle de l’auteur de l’article de la Revue d’Édimbourg, car ils croient tous deux que « le prix en argent du blé règle celui de tous les autres produits nationaux[2]. » « Il détermine, dit Adam Smith, le prix en argent du travail, qui doit toujours nécessairement être tel qu’il mette l’ouvrier en état d’acheter une quantité de blé suffisante pour l’entretien de sa personne et de sa famille, selon que le maître qui le met en œuvre se trouve obligé par l’état progressif, stationnaire ou décroissant de la société, de lui fournir cet entretien abondant, médiocre ou chétif…
« En déterminant le prix en argent de toutes les autres parties du produit brut de la terre, il détermine celui des matières premières de toutes les manufactures. En déterminant le prix en argent du travail, il détermine celui de la main-d’œuvre et de toutes les applications de l’industrie ; et en déterminant l’un et l’autre de ces prix, il détermine le prix total de l’ouvrage manufacturé. Il faut donc nécessairement que le prix en argent du travail, et de toute chose qui est le produit de la terre ou du travail, monte ou baisse en proportion du prix en argent du blé. »
J’ai déjà essayé de réfuter cette opinion d’Adam Smith. En considérant la hausse du prix des choses comme une conséquence nécessaire du renchérissement du blé, il raisonne comme s’il n’existait pas d’autre fonds qui pût fournir à ce surcroît de dépense. Il a entièrement négligé les profits qui créent ce fonds par leur diminution sans élever le prix des produits. Si cette opinion du docteur Smith était fondée, les profits ne pourraient jamais tomber réellement, quelle que fût l’accumulation des capitaux. Si, lorsque les salaires haussent, le fermier pouvait renchérir son blé, et si le marchand de drap, le chapelier, le cordonnier, et tout autre fabricant pouvaient également augmenter le prix de leurs marchandises en proportion du surhaussement des salaires, le prix de tous les produits de ces différents commerçants pourrait bien hausser, si on l’estimait en argent ; mais relativement, il resterait le même. Chacun de ces fabricants pourrait acheter la même quantité de marchandises aux autres fabricants ; et puisque ce sont les marchandises, et non l’argent, qui constituent la richesse, le reste leur importerait fort peu. Tout le renchérissement des matières premières et des marchandises ne ferait de tort qu’aux seules personnes dont les fonds consisteraient en or ou en argent, ou dont le revenu annuel serait payé dans une quantité fixe de ces métaux, sous la forme de lingots ou de numéraire.
Supposons l’usage des monnaies entièrement abandonné, et tout commerce borné à des échanges. Je demanderai si, dans un cas semblable, la valeur échangeable du blé monterait par rapport aux autres produits ? Si l’on répond affirmativement, il n’est donc pas vrai que ce soit la valeur du blé qui règle la valeur des autres produits ; car, pour pouvoir en régler la valeur, il faudrait que le blé ne changeât pas de valeur relative par rapport à ces produits. Si l’on répond négativement, il faudra alors soutenir que le blé, qu’on le récolte sur un sol fertile ou ingrat, avec beaucoup ou peu de travail, à l’aide de machines ou sans leur secours, s’échangera toujours contre une quantité égale de tous les autres produits.
Je dois cependant avouer que, quoique la teneur générale des doctrines d’Adam Smith se rapporte à l’opinion que je viens de citer, il paraît pourtant, dans le passage suivant de son livre, avoir eu une idée exacte de la nature de la valeur. « La proportion entre la valeur de l’or et de l’argent, et la valeur des marchandises d’une autre espèce quelconque, dépend dans tous les cas, dit-il, de la proportion qu’il y a entre la quantité de travail nécessaire pour amener au marché une quantité déterminée d’or et d’argent, et celle qui est nécessaire pour y faire arriver une quantité déterminée de toute autre sorte de marchandises. » N’avoue-t-il pas ici pleinement que, si une quantité de travail plus considérable devient indispensable pour faire arriver au marché une certaine marchandise, pendant qu’une autre peut y arriver sans augmentation de frais, la première haussera de valeur relative ? S’il fallait autant de travail pour porter du drap et de l’or au marché, la valeur relative de chacun de ces objets ne varierait pas ; mais s’il fallait plus de travail pour faire arriver au marché du blé ou des souliers, le blé et les souliers ne monteraient-ils pas relativement au drap et à l’or monnayé ?
Adam Smith regarde aussi les primes comme ayant pour effet de causer une dégradation dans la valeur de l’argent. « Une dégradation de la valeur de l’argent, dit-il, qui est l’effet de la fécondité des mines, et qui se fait sentir également ou presque également dans la totalité, ou peu s’en faut, du monde commerçant, est de très-peu d’importance pour un pays en particulier. La hausse qui en résulte dans tous les prix en argent ne rend pas plus riches ceux qui les reçoivent, mais du moins elle ne les rend pas plus pauvres. Un service en argenterie devient réellement à meilleur marché ; mais toutes les autres choses, généralement, restent exactement comme elles étaient auparavant, quant à leur valeur réelle. » Cette observation est on ne peut pas plus correcte.
« Mais cette dégradation de la valeur de l’argent, qui, étant le résultat ou de la situation particulière d’un pays, ou de ses institutions politiques, n’a lieu que pour ce pays seulement, entraîne des conséquences tout autres ; et bien loin qu’elle tende à rendre personne plus riche, elle tend à rendre chacun plus pauvre. La hausse du prix en argent de toutes les denrées et marchandises, qui, dans ce cas, est un fait particulier à ce pays, tend à y décourager plus ou moins toute espèce d’industrie au dedans, et à mettre les nations étrangères à portée de livrer presque toutes les diverses sortes de marchandises pour moins d’argent que ne le pourraient faire les ouvriers du pays, et, par là, de les supplanter, non-seulement dans les marchés étrangers, mais même dans leur propre marché intérieur. »
J’ai essayé de faire voir ailleurs qu’une diminution partielle de la valeur de l’argent, capable d’affecter à la fois les produits de l’agriculture et ceux des manufactures, ne peut jamais être permanente. Dire, dans ce sens, que l’argent éprouve une dépréciation partielle, c’est comme si l’on disait que tous les produits ont renchéri ; mais tant qu’on aura la liberté de les acheter avec de l’or et de l’argent dans le marché le moins cher, on les exportera en échange des produits des autres pays qui sont à meilleur marché, et la diminution de la quantité de ces métaux augmentera leur valeur dans l’intérieur ; les marchandises reprendront leur niveau ordinaire, et celles qui conviennent aux marchés étrangers seront exportées comme par le passé.
Ce n’est donc pas là, je pense, une raison qu’on puisse alléguer contre les prime.
Si donc la prime faisait hausser le prix du blé comparativement aux autres choses, le fermier y trouverait du profit, et il y aurait plus de terres mises en culture ; mais si la prime ne changeait pas la valeur du blé relativement aux autres choses, dans ce cas, la prime ne pourrait avoir d’autre inconvénient que celui consistant à la payer, et cet inconvénient, je suis loin de chercher à en dissimuler les effets ou à en diminuer l’importance.
« Il semble, dit le docteur Smith, que nos propriétaires ruraux, en imposant sur l’importation des blés étrangers de gros droits qui, dans les temps d’une abondance moyenne, équivalent à une prohibition, et en établissant les primes d’exportation, aient pris exemple sur la conduite de nos manufacturiers. Par ces moyens, les uns comme les autres ont cherché à faire monter la valeur de leurs produits. Peut-être n’ont-ils pas fait attention à la grande et essentielle différence établie par la nature entre le blé et presque toutes les autres sortes de marchandises. Lorsqu’au moyen d’un monopole dans le marché intérieur, ou d’une prime accordée à l’exportation, on met nos fabricants de toiles ou de lainages à même de vendre leurs marchandises à un prix un peu meilleur que celui auquel ils les auraient données sans cela, on élève non-seulement le prix nominal, mais le prix réel de leurs marchandises ; on les rend équivalentes à plus de travail et à plus de subsistances ; on augmente non-seulement le profit nominal de ces fabricants, mais leur profit réel, leur richesse et leur revenu réels… On encourage réellement ces manufactures… Mais quand, à l’aide de mesures semblables, vous faites hausser le prix nominal du blé et son prix en argent, vous n’élevez pas sa valeur réelle, le revenu réel de nos fermiers ni de nos propriétaires ruraux ; vous n’encouragez pas la production du blé…. La nature des choses a imprimé au blé une valeur réelle, qui ne saurait changer par l’effet d’une simple variation de son prix en argent…. Dans le monde entier, cette valeur sera égale à la quantité de bras qu’elle peut faire subsister. »
J’ai déjà tâché de faire voir que le prix courant du blé doit, en raison de l’augmentation de la demande par l’effet d’une prime d’exportation, excéder son prix naturel jusqu’à ce que l’on obtienne le surcroît d’approvisionnement ; et, dans ce cas, il doit revenir à son prix naturel. Mais le prix naturel du blé n’est pas aussi stable que celui des autres marchandises, parce que, dès que la demande de blé augmente considérablement, il faut livrer à la culture des terres d’une qualité inférieure, qui, pour produire une quantité déterminée de blé, exigeront plus de travail, ce qui fera hausser le prix du blé. L’effet d’une prime permanente sur l’exportation du blé serait donc de le faire tendre constamment à la hausse ; ce qui, comme je l’ai fait voir ailleurs, ne manque jamais de faire hausser la rente[3]. Les propriétaires ruraux ont donc un intérêt non-seulement temporaire, mais permanent, aux prohibitions d’importation du blé, et aux primes accordées à son exportation ; mais les manufacturiers n’ont point d’intérêt permanent aux primes d’exportation de leurs produits manufacturés : leur intérêt, à cet égard, n’est que temporaire.
Des primes accordées à l’exportation des objets manufacturés ne peuvent manquer, ainsi que le docteur Smith le dit, de faire hausser le prix courant des objets manufacturés ; mais elles ne feront pas monter le prix naturel de ces objets. Le travail de deux cents hommes produira une quantité de marchandises double de celle que cent hommes pouvaient fabriquer auparavant ; et par conséquent, aussitôt que la somme nécessaire de capital aura été consacrée à fournir la quantité requise d’objets fabriqués, ils reviendront leur prix naturel. Ce n’est donc que pendant cet intervalle qui suit la hausse du prix courant des denrées, et qui précède l’accroissement de la production, que les manufacturiers peuvent faire de gros profits ; car aussitôt que les prix seront descendus, leurs profits devront baisser au niveau des autres profits.
Loin donc d’accorder à Adam Smith que les propriétaires ruraux n’ont pas un intérêt aussi grand à la prohibition de l’importation du blé, que les industriels en ont à la prohibition des produits manufacturés, je soutiens, au contraire, que les propriétaires ruraux y ont un intérêt bien plus fort ; les avantages qu’ils tirent de cette prohibition étant permanents, tandis que le manufacturier n’en profite que pour un temps donné. Le docteur Smith observe que la nature a établi une grande et essentielle différence entre le blé et les autres marchandises ; mais la conséquence qu’il faut en tirer est précisément l’opposé de celle qu’en tire Adam Smith ; car c’est précisément cette différence qui crée la rente, et qui fait que les propriétaires ruraux trouvent un intérêt à la hausse du prix naturel du blé. Au lieu d’avoir mis en parallèle les intérêts du manufacturier avec ceux du propriétaire foncier le docteur Smith aurait dû comparer les intérêts du premier avec ceux du fermier, qui sont très-distincts des intérêts du propriétaire. Le manufacturier n’a pas d’intérêt à la hausse du prix naturel de ses produits, pas plus que le fermier n’en a à la hausse du prix naturel du blé ou de tout autre produit immédiat du sol, quoique l’un et l’autre soient intéressés à ce que le prix courant de leurs produits s’élève au-dessus de leur prix naturel. Le propriétaire foncier, au contraire, a l’intérêt le plus marqué à la hausse du prix naturel du blé, puisque le surhaussement de la rente est la suite inévitable de la difficulté qu’il y a à produire des denrées de première nécessité, difficulté qui peut seule faire hausser leur prix naturel. Or, puisque des primes d’exportation et des prohibitions à l’importation du blé en augmentent la demande, et forcent à livrer à la culture des terrains plus ingrats, elles occasionnent nécessairement une augmentation des frais de production.
Le seul effet qu’occasionne une prime accordée à l’exportation des objets manufacturés ou à celle du blé, est de porter une portion de capital vers un emploi qu’on n’aurait pas cherche sans cela. Il en résulte une distribution nuisible du capital national ; c’est un leurre qui séduit le manufacturier, et qui l’engage à commencer ou à continuer un genre de commerce comparativement moins profitable. C’est le plus mauvais des impôts ; car il ne rend pas aux étrangers tout ce qu’il ôte aux nationaux, la balance en perte étant supportée par une distribution moins avantageuse du capital national. Si, par exemple, le prix du blé en Angleterre était de 4 l. st., tandis qu’il serait en France de 3 l. 15 sh., une prime de 10 sh. finirait par le réduire en France à 3 l. 10 sh. en le maintenant en Angleterre au prix de 4 l. L’Angleterre paierait un impôt de 10 sh. sur chaque quarter de blé qu’elle exporterait, et la France ne gagnerait que 5 sh. sur chaque quarter qu’elle importerait d’Angleterre. Voilà donc une valeur de 5 sh. par quarter absolument perdue pour la société, en raison d’une mauvaise distribution de son capital, qui tend à diminuer la masse totale, non pas probablement du blé, mais bien de quelque autre objet de nécessité ou d’agrément.
M. Buchanan paraît avoir senti le vice du raisonnement du docteur Smith, au sujet des primes, et il fait sur le dernier passage de cet auteur, que j’ai cité plus haut, des réflexions très-judicieuses. « En soutenant, dit M. Buchanan, que la nature a conféré au blé une valeur réelle que les simples variations de son prix en argent ne sauraient faire varier, le docteur Smith confond la valeur d’utilité avec la valeur échangeable du blé. Un boisseau de blé ne peut pas nourrir plus de monde pendant la disette que pendant les époques d’abondance ; mais un boisseau de blé s’échangera contre une plus grande quantité d’objets de luxe ou d’utilité, quand il est rare, que lorsqu’il est abondant ; et les propriétaires fonciers, qui ont un surplus de subsistances à leur disposition, deviendront par conséquent plus riches dans des temps de disette, et ils échangeront ce surplus contre une plus grande somme de jouissances. C’est donc à tort que l’on prétend que si la prime occasionne une exportation forcée de blé, elle ne produira pas de même une hausse réelle de son prix. » L’ensemble du raisonnement de M. Buchanan, sur cet effet particulier des primes, me paraît parfaitement clair et concluant.
Cependant M. Buchanan, pas plus que le docteur Smith et l’auteur de l’article de la Revue d’Édimbourg, ne me paraissent avoir des idées exactes sur l’influence que le renchérissement de la main-d’œuvre doit avoir sur les objets manufacturés. D’après la manière de voir qui lui est particulière, et que j’ai déjà rapportée ailleurs, M. Buchanan pense que le prix du travail n’a aucun rapport avec le prix du blé, et par conséquent il croit que la valeur réelle du blé pourrait monter et monte en effet sans influer sur le prix du travail. Pour le cas, cependant, où le prix du travail se ressentirait de cette hausse, il soutient, avec Adam Smith et l’auteur de l’article de la Revue d’Édimbourg, que le prix des objets manufactures devrait monter en même temps ; hors ce cas, je ne conçois pas comment il pourrait distinguer une telle hausse du blé d’avec une baisse dans la valeur de l’argent, ou comment il pourrait arriver un résultat différent de celui du docteur Smith.
Dans une note, à la page 276[4] du premier volume de la richesse des Nations, M. Buchanan s’exprime ainsi : « Mais le prix du blé ne règle pas le prix en argent de tous les autres produits bruts de la terre. Il ne règle ni le prix des métaux ni celui de beaucoup d’autres matières utiles, telles que la houille, le bois, les pierres, etc. ; et comme il ne règle pas le prix du travail, il ne règle pas non plus celui des objets manufacturés ; en sorte que la prime, en tant qu’elle élève le prix du blé, forme incontestablement un avantage réel pour le fermier. Ce n’est donc pas sous ce rapport que l’on peut en contester l’utilité. Il est hors de doute que ces primes offrent un encouragement à l’agriculture, par la hausse qu’elles opèrent dans le prix du blé. La question se réduit donc à savoir s’il convient d’encourager l’agriculture par un tel moyen. » Les primes sont avantageuses au fermier, en ce qu’elles ne font point hausser le prix du travail ; car, si elles produisaient un tel effet, elles feraient hausser le prix de toutes les autres choses à proportion, et ne présenteraient alors aucun encouragement à l’agriculture.
Il faut cependant convenir que la tendance d’une prime accordée à l’exportation d’une marchandise quelconque, est de faire baisser un peu la valeur de l’argent. Tout ce qui facilite l’exportation tend à augmenter la quantité de l’argent dans le pays qui exporte ; et au contraire, tout ce qui s’oppose à l’exportation tend à diminuer la quantité de l’argent, L’effet général de l’impôt est de diminuer l’exportation par la hausse qu’il occasionne dans les prix des produits imposés, et de s’opposer par conséquent à l’introduction de l’argent. Nous avons expliqué cela plus en détail dans nos observations générales sur l’impôt.
Le docteur Smith a parfaitement développé les effets nuisibles du système mercantile, qui n’avait pour but que de faire hausser le prix des marchandises dans le pays, en repoussant la concurrence des produits étrangers ; mais ce système n’était pas plus funeste aux cultivateurs qu’aux autres classes de la société. En forçant les capitaux à prendre une direction qu’ils n’auraient pas autrement suivie, ce système diminuait la somme totale des produits. Le prix, qui se maintenait constamment plus haut, n’était pas dû à la rareté des produits, mais à la seule difficulté de la production ; et par conséquent, quoique les possesseurs de ces produits les vendissent plus cher, cependant, considérant la quantité de capital qu’il leur avait fallu employer pour les obtenir, ils n’en tiraient réellement pas de plus gros profits[5].
Les manufacturiers eux-mêmes, en leur qualité de consommateurs, auraient payé ces produits plus cher, et par conséquent il n’est pas exact de dire que « le surhaussement de prix occasionné, par les règlements des maîtrises et par de forts droits sur l’importation des produits étrangers, est partout, et en dernier résultat, payé par les propriétaires, les fermiers et les ouvriers du pays. »
Il est d’autant plus nécessaire d’insister sur ce point, que les propriétaires fonciers allèguent à présent l’autorité d’Adam Smith pour prouver qu’il faut mettre de pareils et de forts droits sur l’introduction des blés étrangers. C’est ainsi que les frais de production, et, par conséquent, le prix de plusieurs objets manufacturés, ayant augmenté pour les consommateurs par suite d’une faute de législation, on a, sous prétexte de justice, exigé de la nation qu’elle consentît à endurer de nouvelles extorsions. Parce que nous payons tous plus cher le linge, la mousseline et les tissus de coton, on croit qu’il est juste que nous payions le blé également plus cher. Parce que, dans la distribution générale du travail sur notre globe, nous avons empêché que le travail, chez nous, fournit la plus grande quantité possible de produits manufacturés, on voudrait nous en punir encore en diminuant les facultés productives du travail employé à la création des fruits de la terre. Il serait bien plus sage d’avouer les fautes qu’un faux calcul nous a fait commettre, en commençant dès ce moment à revenir graduellement aux principes salutaires d’un commerce libre entre tous les peuples[6].
« J’ai déjà eu occasion, observe M. Say, de remarquer, en parlant de ce qu’on nomme improprement balance du commerce, que s’il convient mieux, au négociant du pays, d’envoyer des métaux précieux à l’étranger, plutôt que toute autre marchandise, il est aussi de l’intérêt de l’État que ce négociant en envoie ; car l’État ne gagne et ne perd que par le canal de ses citoyens ; et, par rapport à l’étranger, ce qui convient le mieux aux citoyens, convient le mieux à l’État : ainsi, quand on met des entraves à l’exportation que les particuliers seraient tentés de faire de métaux précieux, on ne fait autre chose que les forcer à remplacer cet envoi par un autre moins profitable pour eux et pour l’État.
« Qu’on fasse bien attention que je dis seulement, dans ce qui a rapport au commerce avec l’étranger ; car les gains que font les négociants sur leurs compatriotes, comme ceux qu’ils font dans le commerce exclusif des colonies, ne sont pas, en totalité, des gains pour l’État. Dans le commerce entre compatriotes, il n’y a de gain pour tout le monde que la valeur d’une utilité produite[7]. » Liv. I, chap. 22, § I.
Je ne comprends pas cette différence entre les profits du commerce intérieur et ceux du commerce étranger. L’objet de tout commerce est d’augmenter la production. Si, pour acheter une pipe de vin, je peux exporter des lingots qui ont été achetés moyennant le produit du travail de cent jours, et que le gouvernement, en défendant l’exportation des lingots, me force à acheter mon vin au moyen d’une denrée qui me coûte la valeur produite par le travail de cent cinq jours, je perds le fruit de ces cinq jours de travail, et l’État le perd aussi bien que moi. Mais si ces transactions avaient lieu entre particuliers, dans différentes provinces d’un même pays, les individus et l’État en tireraient les mêmes avantages si les acheteurs étaient libres dans le choix des marchandises qu’ils donneraient en paiement ; et les mêmes désavantages, si le gouvernement forçait les particuliers à acheter avec des marchandises qui offriraient moins d’avantages. Si un fabricant peut, avec le même capital, travailler une plus grande quantité de fer là où le charbon abonde, que là où il est rare, le pays gagnera dans le premier cas. Mais si nulle part dans le pays le charbon ne se trouvait en abondance, et qu’il importât cette quantité additionnelle de fer en donnant en échange un produit créé au moyen du même capital et du même travail, il enrichirait également le pays de toute cette quantité additionnelle de fer qu’il y introduirait.
Dans le sixième chapitre de cet ouvrage, j’ai tâché de faire voir que tout commerce étranger ou intérieur est utile, parce qu’il augmente la quantité des produits, et non parce qu’il en augmente la valeur. Nous le posséderons pas une valeur plus forte, soit que nous fassions un commerce intérieur et étranger profitable, soit que, par les entraves des lois prohibitives, nous soyons obligés de nous contenter du commerce le moins avantageux. Les profits et la valeur produite seront les mêmes. Les avantages reviennent toujours, en dernier résultat, à ceux que M. Say paraît n’accorder qu’au commerce intérieur. Dans ces deux cas, il n’y a d’autre gain que celui de la valeur d’une utilité produite[8].
- ↑ Dans un autre endroit il s’exprime de la manière suivante : « Quelque extension que la prime puisse occasionner dans les ventes à l’étranger, dans une année quelconque, cette extension se fait toujours entièrement aux dépens du marché intérieur, attendu que chaque boisseau de blé que la prime fait exporter, serait resté dans le marché intérieur, où il aurait augmenté d’autant la con-sommation et fait baisser le prix de la denrée. Il faut observer que la prime sur le blé, comme toute autre prime pour l’exportation, établit sur la nation deux impôts différents : le premier est l’impôt auquel il faut qu’il contribue pour défrayer la prime, et le second est l’impôt qui résulte du prix renchéri de la denrée dans le marché intérieur ; impôt qui, pour cette espèce particulière de marchandise, se paie par toute la masse du peuple, toute la masse devant nécessairement acheter du blé. Par conséquent, à l’égard de cette marchandise en particulier, le second impôt est de beaucoup le plus lourd des deux… Par conséquent, par chaque 5 schellings pour lesquels le peuple contribue au paie-ment du premier de ces deux impôts, il faut qu’il contribue pour 6 livres sterling et 4 schellings à l’acquittement du second… Par conséquent, l’exportation extraordinaire de blé, occasionnée par la prime, non-seulement resserre chaque année le marché et la consommation intérieure de tout ce dont elle étend le marché et la consommation chez l’étranger, mais encore par les entraves à la population et à l’industrie du pays, sa tendance, en dernier résultat, est de gêner et de comprimer l’extension graduelle du marché intérieur, et par là de diminuer à la longue, bien loin de l’augmenter, la consommation totale et le débit du blé. » (Note de l’Auteur.).
- ↑ C’est aussi l’opinion de M. Say. Liv. III, chap. 8
- ↑ Voyez le chapitre de la Rente
- ↑ Édition anglaise.
- ↑ M. Say pense que l’avantage des manufacturiers nationaux est plus que temporaire. « Un gouvernement, dit-il ; qui défend absolument l’introduction de certaines marchandises étrangères, établit un monopole en faveur de ceux qui produisent cette marchandise dans l’intérieur ; contre ceux qui la consomment ; c’est-à-dire que ceux de l’intérieur qui la produisent, ayant le privilège exclusif de la vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel, et que les consommateurs de l’intérieur, ne pouvant l’acheter que d’eux, sont obligés de la payer plus cher. » Lib. I, chap. 17.
Mais comment peuvent-ils maintenir constamment leurs produits au-dessus de leur prix naturel, lorsque chacun de leurs concitoyens à la possibilité de se livrer au même genre d’industrie ? Ils sont protégés contre la concurrence des étrangers, mais non contre celle des nationaux. Le mal réel que ressent un pays par l’effet de ces monopoles, s’il est permis de leur donner ce nom, vient, non de ce qu’ils font hausser le prix courant de ces produits, mais bien de ce qu’ils en font hausser le prix réel et naturel. En augmentant les frais de production, ils sont cause qu’une portion de l’industrie du pays est employée d’une manière moins productive (Note de l’Auteur.)
M. Ricardo me paraît avoir ici ; raison contre moi. En effet, quand le gouvernement prohibe un produit étranger, il ne saurait élever dans l’intérieur les bénéfices qu’on fait sur sa production au-dessus du taux commun des profits ; car alors les producteurs de l’intérieur, en se livrant à ce genre de production, en ramèneraient bientôt, par leur concurrence, les profits au niveau de tous les autres. Je dois donc, pour expliquer ma pensée, dire que je regarde le taux naturel d’une marchandise, comme étant le prix le plus bas auquel on peut se la procurer par la voie du commerce, ou par toute autre industrie. Si l’industrie commerciale peut la donner à meilleur marché que les manufactures, et si le gouvernement force à la produire par les manufactures, il force dès lors à préférer une manière plus dispendieuse. C’est un tort qu’il fait à ceux qui la consomment, mais ce n’est pas au profit de ceux qui la produisent. C’est sous ce point de vue que la critique de M. Ricardo est fondée ; mais la mesure que je combats n’en est que plus mauvaise : elle augmente la difficulté naturelle qui s’oppose à la satisfaction de nos besoins, et c’est sans profit pour personne. — J.-B. Say.
- ↑ Il suffirait de la liberté du commerce pour protéger un pays comme la Grande Bretagne, abondamment pourvu des différents produits de l’industrie humaine, des marchandises propres à satisfaire les besoins de toute société, contre le retour de la disette. Les nations de la terre ne sont pas fatalement condamnées à tirer constamment au sort celle qui, parmi toutes, devra s’éteindre dans la famine. À prendre le globe dans son ensemble, les subsistances y abondent toujours : et pour jouir à jamais d’un riche approvisionnement, nous n’avons qu’à renoncer à nos prohibitions, à nos restrictions, et à cesser de lutter contre les vues bienfaisantes de la Providence. (Article sur la législation et, le commerce des céréales Supplément a l’encyclopédie britannique.)
- ↑ Les passages suivants ne sont-ils pas en contradiction avec celui que je viens de citer ?
« Outre qu’en tous pays le commerce intérieur, quoique moins aperçu, parce qu’il est en toutes sortes de mains, est le plus considérable, c’est aussi le plus avantageux. Les envois et les retours de ce commerce sont nécessairement les produits du pays. » Traité d’Économie politique, liv. I, chap. 9.
« Le gouvernement anglais n’a pas fait atttention que les ventes les plus profitables sont celles qu’une nation se fait à elle-même, parce qu’elles ne peuvent avoir lieu qu’autant qu’il y a, par cette nation, deux valeurs produites : la valeur qu’on vend et celle avec laquelle on achète. » Ibid., liv. I, chap. 7.
Dans le xxvie siècle chapitre de cet ouvrage, je me propose d’examiner la solidité de cette doctrine. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Outre les gains qu’on peut faire par le moyen d’une utilité, et par suite d’une valeur produite, on peut faire son profit des pertes d’un autre homme. Lorsque cet autre homme est un compatriote, la nation ne perd ni ne gagne par ce bénéfice porté d’une poche dans l’autre ; lorsque cet autre homme est d’un autre pays, la nation dont le premier fait partie gagne ce que l’autre nation perd. Je ne prétends pas justifier ce gain ; je me borne à établir le fait. — J.-B. Say