Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/42

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 187-190).


CHAPITRE XLII.


Comment les prisonniers furent traités pendant le voyage.


Nous étions environ à deux milles du rivage quand cette affaire eut lieu : les nôtres se hâtèrent de retourner à l’endroit où ils avaient passé la nuit. Le soleil était déjà couché quand nous y arrivâmes : chacun conduisit ses prisonniers à sa cabane. Quant aux blessés, ils les tuèrent à terre, les assommèrent, les coupèrent en morceaux et firent rôtir leur chair. Parmi ceux qui furent mangés cette nuit-là, il y avait deux Mamelouks qui étaient chrétiens ; l’un était fils d’un capitaine portugais, nommé George Ferrero, et d’une femme sauvage ; le second se nommait Jérôme. Il avait été fait prisonnier par un sauvage qui demeurait dans la même cabane que moi, et qui se nommait Parwaa ; il passa la nuit à le faire rôtir à un pas de moi. Ce Jérôme, Dieu veuille avoir son âme, était parent de Diego de Praga.

La même nuit, je me hâtai de me rendre à la cabane où étaient les deux frères, car ils avaient été mes amis à Brikioka avant ma captivité. Ils me demandèrent s’ils seraient mangés : je ne pus rien leur répondre, sinon que cela dépendait de la volonté de Dieu et de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et que, puisqu’ils m’avaient protégés jusqu’ici, eux-mêmes pouvaient espérer d’obtenir la même faveur par leurs prières.

Ils me demandèrent ce qu’était devenu leur cousin Jérôme. Je leur répondis que les Indiens étaient en train de le faire rôtir, et que j’avais déjà vu dévorer le jeune Ferrero. Ils se mirent alors à pleurer ; et je tâchai de les consoler, leur représentant qu’il y avait déjà huit mois, comme ils le savaient bien, que j’avais été fait prisonnier, et que cependant je vivais encore ; que Dieu ferait la même chose pour eux ; et qu’ils devaient être bien moins effrayés que moi, qui, né dans un pays lointain, n’étais pas accoutumé aux mœurs barbares, tandis qu’ils étaient nés dans cette contrée et y avaient passé leur vie. Mais ils me répondirent que je ne faisais plus attention à la souffrance, parce que j’y étais accoutumé.

Pendant que je cherchais à les consoler, un sauvage s’approcha de moi et m’ordonna de rentrer dans ma cabane, me demandant ce que j’avais tant à leur dire. En les quittant, je les exhortai encore à se soumettre à la volonté divine : ils me répondirent que puisqu’il fallait toujours mourir une fois, ils s’y soumettraient de bonne grâce ; et que ce qui les consolait c’était de m’avoir avec eux. Je sortis alors, et je me mis à parcourir le camp pour voir les prisonniers : personne ne faisait attention à moi. Il m’aurait été facile de m’échapper, car nous n’étions qu’à dix milles de Brikioka ; mais je ne le fis pas à cause des prisonniers, dont quatre étaient encore en vie : je pensais en effet que, dans leur colère, les sauvages les massacreraient. Je pris donc la résolution de me reposer sur la Providence, et de rester avec eux pour les consoler. Les sauvages me traitaient très-bien parce que je leur avais prédit par hasard qu’ils rencontreraient l’ennemi ; et ils disaient que j’étais un meilleur prophète que leur tamaraka.