Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/41

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 179-185).


CHAPITRE XLI.


Les Indiens se mettent en campagne et m’emmènent avec eux — Ce qui arriva pendant la marche.


Quatre jours après, les canots qui devaient prendre part à l’expédition commencèrent à se rassembler dans le village où j’étais. Le principal roi, Konyan Bebe, arriva aussi avec les siens. Mon maitre m’annonça qu’il voulait m’emmener. Je le priai de me laisser au village, et il y aurait consenti ; mais Konyan Bebe lui ordonna de m’emmener.

Je fis semblant de partir avec regret, car autrement ils auraient pu craindre que je ne cherchasse à leur échapper aussitôt que nous serions sur le territoire ennemi, et ils m’auraient gardé avec plus de soin ; mais, s’ils m’avaient laissé au village, je me serais enfui à bord du vaisseau français.

Nous partîmes donc avec trente-huit canots qui contenaient chacun vingt-huit personnes. Les prophéties de leurs dieux, leurs rêves et d’autres fadaises auxquelles ils ajoutent foi, leur promettaient le meilleur succès. Leur plan était de débarquer près de Brikioka, du côté où ils m’avaient fait prisonnier ; de se cacher dans les bois, et de s’emparer de tous ceux qui tomberaient entre leurs mains.

Ce fut vers le 14 août 1554, que nous partîmes pour cette guerre. C’est à cette époque de l’année, comme je l’ai dit plus haut, qu’une certaine espèce de poisson, que les Portugais appellent doynges, les Espagnols (liesses lizas), et les sauvages bratti[1], quitte l’eau salée pour aller déposer son frai dans l’eau douce. Les sauvages nomment cette époque de l’année Zeitpirakaen : ils la choisissent ordinairement pour leurs expéditions, parce qu’alors ces poissons leur servent de nourriture. En allant ils avancent lentement, mais en retournant ils vont le plus vite qu’ils peuvent.

J’espérais que les Indiens, alliés des Portugais, étaient aussi en marche ; car, comme me l’avait dit l’équipage du vaisseau, ils avaient l’intention de faire une excursion à la même époque.

Ils me demandaient souvent, pendant la route, si je pensais qu’ils feraient des prisonniers ; et, pour ne pas les irriter, je leur disais que oui. Je leurs prédis aussi que nous rencontrerions l’ennemi. Une nuit, que nous étions campés dans un endroit nommé Uwattibi, nous primes beaucoup de ces poissons bratti, qui sont aussi grands que des saumons. Le vent était trés-fort ; et en causant avec les sauvages, il m’arriva de dire que ce vent soufflait sur bien des morts. Ils s’imaginérent aussitôt qu’un parti de leur nation, qui avait remonté une rivière, nommée Paraïbe, avait déjà attaqué l’ennemi, et avait perdu quelques-uns des siens ; ce qui, par la suite, se trouva être vrai.

Quand ils furent à une journée de distance de l’endroit où ils comptaient débarquer, ils se cachèrent dans les bois près d’une île qu’ils nomment Meyenbipe, et les Portugais Sam-Sebastian.

Dès que la nuit fut venu, leur chef, Konyan Bébe, parcourut le camp, et les harangua en disant : Que, maintenant qu’ils étaient près du pays ennemi, il fallait que chacun eût soin de se rappeler les songes qu’il aurait. Pour montrer qu’ils avaient bonne espérance, ils dansèrent autour de leur idole jusqu’à une heure très-avancée. Mon maître, en se couchant, me recommanda aussi de faire attention à mes rêves. Je lui répondis que je n’y croyais pas, et que c’étaient des mensonges. Alors il me dit : « Tâche au moins d’obtenir de ton Dieu que nous fassions des prisonniers. »

Au point du jour, les chefs se réunirent autour d’un grand plat de poisson bouilli ; et, en le mangeant, chacun racontait ses rêves. Ils dansèrent avec leurs idoles ; enfin ils se décidèrent à faire, le jour même, une descente sur le territoire ennemi, dans un endroit nommé Boywassu, où ils voulaient attendre la nuit.

En partant de l’endroit où nous avions passé la nuit, ils me demandèrent de nouveau ce qui allait arriver. Je dis au hasard : Quand nous approcherons de Boywassu, nous rencontrerons l’ennemi. Mais j’avais l’intention de m’échapper aussitôt que nous aurions débarqué, car cet endroit n’était qu’à six milles du lieu où ils m’avaient pris.

En effet, quand nous approchâmes de la terre, nous vîmes des canots qui venaient au-devant de nous. Ils s’écriérent alors : « Voilà nos ennemis les Tuppins-kins ; » et ils essayèrent de se cacher derrière un rocher pour les surprendre au passage ; mais ceux-ci les aperçurent et firent force de rames pour regagner leur pays. Les nôtres se hâtèrent de leur donner la chasse, et les atteignirent au bout de quatre. heures. Les canots étaient au nombre de cinq : je connaissais presque tous ceux qui les montaient. Il y avait parmi eux six Mamelouks chrétiens, dont deux frères, nommés Diego de Praga et Domingo de Praga. Ils se défendirent vaillamment, l’un avec un fusil, l’autre avec un arc ; et ils résistèrent avec une seule embarcation à trente et quelques canots des nôtres qui les attaquèrent ; cependant, quand leurs munitions furent épuisées, les Tuppins-Inbas tombèrent sur eux et en tuèrent une partie. Les deux frères échappèrent sains et saufs ; mais deux Mamelouks furent grièvement blessés, ainsi qu’un assez grand nombre de Tuppins-Ikins et une femme.

  1. Ce poisson doit être le chabot.