Derniers essais de littérature et d’esthétique/Le Virgile de Sir Charles Bowen

Le Virgile de Sir Charles Bowen[1].

La traduction, par Sir Charles Bowen, des Églogues et des six premiers livres de l’Énéide n’est guère l’œuvre d’un poète, mais malgré tout, c’est une traduction fort agréable, car on y trouve réunies la belle sincérité et l’érudition d’un savant, et le style plein de grâce d’un lettré, deux qualités indispensables à quiconque entreprend de rendre en anglais les pastorales pittoresques de la vie provinciale italienne, ou la majesté et le fini de l’épopée de la Rome impériale.

Dryden était un véritable poète, mais pour une raison ou une autre, il n’a point réussi à saisir le vrai esprit virgilien.

Ses propres qualités devinrent des défauts lorsqu’il assuma la tâche de traducteur.

Il est trop robuste, trop viril, trop fort. Il ne saisit point l’étrange et subtile douceur de Virgile et ne garde que de faibles traces de sa mélodie exquise.

D’autre part, le Professeur Conington fut un admirable et laborieux érudit, mais il était dépourvu de tact littéraire et de flair artistique au point de croire que la majesté de Virgile pouvait être rendue par la manière carillonnante de Marmion, et bien qu’Énée tienne beaucoup plus du chevalier médiéval que du coureur de brousse, il s’en faut de beaucoup que la traduction de M. Morris lui-même soit parfaite.

Certes, quand on la compare à la mauvaise ballade du Professeur Conington, c’est de l’or à côté du cuivre.

Si on la regarde simplement comme un poème, elle offre de nobles et durables traits de beauté, de mélodie et de force ; mais elle ne nous fait guère comprendre comment l’Énéide est l’épopée littéraire d’un siècle littéraire.

Elle tient plus d’Homère que de Virgile, et le lecteur ordinaire ne se douterait guère, d’après le rythme égal et entraînant de ses vers, à l’allure si vive, que Virgile était un artiste ayant conscience de lui-même, le poète-lauréat d’une cour cultivée.

L’Énéide est, par rapport à l’Iliade, à peu près ce que sont les Idylles du Roi à côté des vieux romans celtiques d’Arthur.

Elle est de même pleine de modernismes bien tournés, de charmants échos littéraires, de tableaux agréables et délicats.

De même que Lord Tennyson aime l’Angleterre, Virgile aimait Rome : les grands spectacles de l’histoire et la pourpre de l’empire sont également chers aux deux poètes, mais ni l’un ni l’autre n’a la grandiose simplicité, ou la large humanité des chanteurs primitifs, et comme héros, Énée est manqué non moins qu’Arthur.

La traduction de Sir Charles Bowen ne rend guère ce qui fait la qualité propre du style de Virgile, et çà et là par une inversion maladroite, elle nous rappelle qu’elle est une traduction.

Néanmoins, à tout prendre, elle est extrêmement agréable à lire et si elle ne reflète pas parfaitement Virgile, du moins elle nous apporte bien des souvenirs charmants de lui.

Le mètre qu’a choisi M. Charles Bowen est une forme de l’hexamètre anglais, avec le dissyllabe final contracté en un pied d’une seule syllabe.

Certes il est marqué par l’accent, et non par la quantité, et bien qu’il lui manque cet élément de force soutenue que constitue la terminaison dissyllabique du vers latin, et qu’il ait, dès lors, une tendance à former des couplets, la facilité à rimer qui résulte de ce changement n’est pas un mince avantage.

Il semble que la rime soit absolument nécessaire à tout mètre anglais qui cherche à obtenir la rapidité du mouvement, et il n’y a pas dans notre langue assez de doubles rimes pour permettre de conserver ce pied final de deux syllabes.

Comme exemple du procédé de Sir Charles Bowen, nous choisirions sa traduction du fameux passage de la cinquième églogue sur la mort de Daphnis.

    Toutes les nymphes allèrent pleurant Daphnis cruellement
      mis à mort :
    Vous en fûtes témoins, bosquets et flots des rivières, de
      cette douleur,
    Quand la mère, jetant un cri, étreignit le triste corps de
      son fils,

    accusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté, les
      étoiles du ciel.
    En ces jours sombres, personne ne conduisit ses bœufs
      repus
    ô Daphnis, pour les désaltérer aux eaux du frais ruisseau.
      L’étalon
    ne goûta plus aux ondes rapides, ne brouta plus un brin
      d’herbe dans la prairie.
    Comme les lions de Carthage rugirent de désespoir sur
      la tombe,
    Daphnis, les échos des monts sauvages et de la forêt le
      proclament :
    Daphnis fut le premier, qui nous enseigna à conduire avec
      la rêne du chariot
    les tigres de l’Arménie, à exercer le chœur pour Iacchus,
    qui nous apprit à enlacer de feuillage mobile l’épieu
      flexible.
    Ainsi que l’arbre a sa vigne pour parure, la vigne ses
      grappes,
    le troupeau cornu son taureau, une fertile plaine son blé,
    ainsi tu étais la beauté des tiens, et puisque le destin t’a
      ravi à nous,
    Palès elle-même et Apollon ont fui de nos prés et de nos
      ruisseaux
    Accusant de cruauté les Grands Dieux, de cruauté les
      étoiles du ciel

rend très heureusement ce vers : « Atque deos aique astra vocat crudelia mater. » Et il en est de même de « ainsi tu étais la beauté des tiens » pour : Tu decus omne tuis.

Voici encore un bon passage du quatrième livre de l’Énéide :

    Et la nuit était venue. Les membres fatigués étaient repliés
      sur le sol pour le sommeil.

Le silence régnait sur les forêts et les vagues farouches ;
      aux profondeurs du firmament,
    à mi-chemin de leur course, roulaient les étoiles. Nul
      bruit n’émouvait les campagnes.
    Toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux au plumage
      de brillantes couleurs
    qui hantent les lacs limpides, ou le désordre des broussailles
      épineuses,
    s’abandonnaient au paisible sommeil dans le silence de
      la nuit ; Tout,
    Excepté la Reine, désolée. Pas un instant, elle ne cède au
      repos,
    Elle n’accueille point la nuit tranquille sur ses paupières
      ou en sa poitrine lasses.

et un autre fragment du sixième livre mérite d’être cité :

    « Jamais un jeune homme descendu de la race troyenne
      n’éveillera de nouveau de tels espoirs
    en ses ancêtres du Latium, jamais un adolescent
    N’inspirera plus noble orgueil dans l’antique terre de Romulus.
    Ah ! quel amour filial ! quelle foi digne des premiers temps,
      quel bras
    sans rival dans le combat, invulnérable, alors que l’ennemi
      se présente
    et se dresse sur sa route, lorsqu’il fond à pied sur les
      rangs adverses,
    ou quand il plonge l’éperon dans le flanc couvert d’écume
      de son coursier,
    Enfant du deuil d’un peuple, si tu peux tromper les âpres
      décrets
    du destin, et briser pour un temps ses barrières,
    Il t’est réservé d’être Marcellus. Je t’en prie, apporte-moi
    des lis à poignées que je puisse épandre en abondance
    des fleurs sur mon fils,

    épandre au moins sur l’ombre de l’enfant qui naîtra, ces
     présents
    que je rende au mort ce suprême, ce vain office. »
                                                Il se tut

« Il t’est réservé d’être Marcellus » n’a guère la simplicité d’émotion du : Tu Marcellus eris, mais « Enfant du deuil d’un peuple » est un gracieux équivalent de : Ileu, miserande puer.

Il faut le dire, il y a bien du sentiment dans toute la traduction, et la tendance du mètre à se tourner en couplets, et dont nous avons déjà parlé, est atténuée jusqu’à un certain point dans le passage cité plus haut et emprunté aux Églogues, par l’usage incidentel du triplet, ainsi que, dans certains endroits, par l’emploi de rimes croisées, et non point successives.

Sir Charles Bowen doit être félicité du succès de sa traduction.

Elle se recommande à la fois par le style et la fidélité.

Le mètre, qu’il a choisi, nous semble mieux fait pour la majesté soutenue de l’Énéide que pour l’accent pastoral des Églogues.

Il est capable de nous rendre un peu de l’énergie de la lyre, mais il n’est guère fait pour saisir la douceur de la flûte.

Malgré tout, à bien des points de vue, c’est une traduction pleine de charme, et nous nous empressons de lui souhaiter la bienvenue, comme à une contribution très estimable à la littérature des échos.


  1. Pall Mall Gazette, 30 novembre 1887.