Derniers essais de littérature et d’esthétique/Fin de l’Odyssée de M. Morris

Fin de l’Odyssée de Morris[1].

Le second volume de M. Morris amène la grande épopée romantique grecque à son parfait achèvement, et bien qu’il ne puisse jamais y avoir une traduction définitive soit de l’Iliade, soit de l’Odyssée, parce que chaque siècle prendra certainement plaisir à rendre les deux poèmes à sa manière, et conformément à ses propres canons de goût, ce n’est pas trop dire que d’affirmer que la traduction de M. Morris sera toujours une œuvre vraiment classique parmi nos traductions classiques.

Sans doute elle n’est pas dépourvue de taches.

Dans notre compte rendu du premier volume, nous nous sommes risqués à dire que M. William Morris était parfois beaucoup plus scandinave que grec, et le volume que nous avons maintenant sous les yeux ne modifie pas cette opinion.

De plus le mètre particulier, dont M. Morris a fait choix, bien qu’il soit admirablement adapté à l’expression de « l’harmonie homérique aux puissantes ailes » perd dans son écoulement, dans sa liberté, un peu de sa dignité, de son calme.

Ici, il faut reconnaître que nous sommes privés de quelque chose de réel, car il y a dans Homère une forte proportion de l’allure hautaine de Milton, et si la rapidité est une des qualités de l’hexamètre grec, la majesté est une autre de ses qualités distinctives entre les mains d’Homère.

Toutefois ce défaut, si nous pouvons appeler cela un défaut, paraît presque impossible à éviter : car pour certaines raisons métriques un mouvement majestueux dans le vers anglais est de toute nécessité un mouvement lent, et tout bien considéré, quand on a dit tout ce qu’on pouvait dire, combien l’ensemble de cette traduction est admirable !

Si nous écartons ses nobles qualités comme poème, et ne l’examinons qu’au point de vue du lettré, comme elle va droit au but, comme elle est franche et directe !

Elle est, à l’égard de l’original, d’une fidélité qu’on ne retrouve en aucune autre traduction en vers dans notre littérature, et pourtant cette fidélité n’est point celle d’un pédant en face de son texte : c’est plutôt la magnanime loyauté de poète à poète.

Lorsque parut le premier volume de M. Morris, nombre de critiques se plaignirent de ce qu’il employait de temps à autre des mots archaïques, des expressions peu usitées qui ôtaient à sa traduction sa simplicité homérique.

Toutefois ce n’est point là une critique heureuse, car si Homère est, sans contredit, simple dans sa clarté et sa largeur de visions, dans sa merveilleuse faculté de narration directe, dans sa robuste vitalité, dans la pureté et la précision de sa méthode, on ne saurait, en aucun cas, dire que son langage est simple.

Qu’était-il pour ses contemporains ?

En fait, nous n’avons aucun moyen d’en juger, mais nous savons que les Athéniens du cinquième siècle avant J.C., trouvaient chez lui bien des endroits difficiles à comprendre, et quand la période de création eut fait place à celle de la critique, quand Alexandrie commença à prendre la place d’Athènes, comme centre de la culture dans le monde hellénique, il paraît qu’on ne cessa de publier des dictionnaires et des glossaires homériques.

D’ailleurs, Athénée nous parle d’un étonnant bas-bleu de Byzance, d’une précieuse de la Propontide, qui écrivit un long poème en hexamètres, intitulé Mnémosyne, plein d’ingénieux commentaires sur les passages difficiles d’Homère, et c’est un fait évident qu’au point de vue du langage, l’expression de « simplicité homérique » aurait bien étonné un Grec d’autrefois.

Quant à la tendance qu’a M. Morris d’appuyer sur le sens étymologique des mots, trait commenté avec une sévérité assez superficielle dans un récent numéro du Macmillan’s Magazine, cela nous paraît parfaitement d’accord non seulement avec l’esprit d’Homère, mais avec l’esprit de toute poésie primitive.

Il est très vrai que la langue est sujette à dégénérer en un système de notation presque algébrique, et le bourgeois moderne de la cité, qui prend un billet pour Blackfriars-Bridge, ne songe naturellement pas aux moines dominicains qui avaient jadis un monastère au bord de la Tamise, et qui ont transmis leur nom à cet endroit.

Mais il n’en était pas ainsi aux époques primitives.

On y avait alors une conscience très nette du sens réel des mots.

La poésie antique, en particulier, est pénétrée de ce sentiment, et on peut même dire qu’elle lui doit une bonne partie de son charme et de sa puissance poétique.

Ainsi donc ces vieux mots et ce sens ancien des mots, que nous trouvons dans l’Odyssée de M. Morris, peuvent se justifier amplement par des raisons historiques et, chose excellente, au point de vue de l’effet artistique.

Pope s’efforça de mettre Homère dans la langue ordinaire de son temps, mais à quel résultat arriva-t-il ? Nous ne le savons que trop.

Pour M. Morris, qui emploie ses archaïsmes avec le tact d’un véritable artiste, et à qui ils semblent venir d’une façon absolue, spontanément, il a réussi, par leur moyen, à donner à sa traduction cet air non pas de singularité, car Homère n’est jamais piquant, mais de romanesque primitif, cette beauté du monde naissant, que, nous autres modernes, nous trouvons si charmants et que les Grecs eux-mêmes sentaient si vivement.

Quant à citer des passages d’un mérite particulier, la traduction de M. Morris n’est point un vêtement fait de haillons cousus ensemble, avec des lambeaux de pourpre, que les critiques prendraient comme spécimens.

La valeur réelle en est dans la justesse, la cohésion absolue du tout, dans l’architecture grandiose du vers rapide et énergique, dans le fait que le but poursuivi est non seulement élevé, mais encore maintenu constamment.

Il est impossible, malgré cela, de résister à la tentation de citer la traduction donnée par M. Morris du fameux passage du vingt-troisième livre, où Odysseus esquive le piège, tendu par Pénélope, que son espérance même du retour certain de son mari rend sceptique, alors qu’il est là, devant elle.

Pour le dire en passant, c’est un exemple de la merveilleuse connaissance psychologique du cœur humain que possédait Homère. On y voit que c’est le songeur lui-même qui est le plus surpris quand son rêve devient réalité.

    Ainsi elle dit, pour mettre son mari à l’épreuve, mais
      Odysseus, peiné en son cœur,
    parla aussi à sa compagne habile dans l’art d’ouvrer :
    « O femme, tu dis une parole extrêmement cruelle pour
      moi !
    Qui donc aurait changé la place de mon lit : ce serait une
      tâche bien malaisée pour lui,
    Car, si adroit qu’il fût, à moins qu’un Dieu même vînt
      furtivement ici,
    (et un dieu pourrait, en vérité, le transporter s’il le
      voulait partout ailleurs sans peine)

    Mais il n’est aucun homme vivant, si fort qu’il soit en sa
      jeunesse,
    qui puisse le porter sans effort ailleurs, car c’est avec
      un art puissant et merveilleux
    que ce lit a été construit et façonné, et c’est moi qui l’ai
      fait, moi seul.
    Il poussait à l’écart un bosquet d’oliviers, avec un arbre
      feuillu, au terme de sa croissance
    qui prospéra et prit à la fin l’épaisseur d’une grosse
      colonne.
    Autour de lui, je bâtis ma chambre nuptiale, et j’ai parfait
      l’ouvrage
    par une enceinte de pierres exactement ajustées, et je l’ai
      couvert d’un toit.
    Et pour lui je me suis taillé des battants de porte, bien
      assujettis à leur place.
    Après quoi, j’ébranchai le tronc de l’olivier au large
      feuillage,
    puis j’équarris le tronc depuis la racine jusqu’en haut,
      avec soin et adresse,
    je le dressai avec l’airain du rabot, et je le nivelai,
    et lui donnai la forme d’une colonne de lit. Avec la tarière
      je le perçai.
    Ayant ainsi commencé, je façonnai le lit même, et l’achevai
      jusqu’au bout,
    et je l’ornai partout avec de l’or, avec de l’argent, avec
      de l’ivoire incrusté,
    et je tendis sur lui une peau de bœuf, qu’avait embellie
      la teinture de la pourpre.
    Tel est le signe que je t’ai montré, et je ne sais point,
      femme
    si mon lit est resté stable, ou si, en quelque autre endroit,
    un homme l’a placé, après avoir abattu par la base le
      tronc de l’olivier. »

    Thus she spake to prove her husband ; but Odysseus,
      grieved at heart,
    Spake thus unto his bedmate well-skilled in gainful art :

    « O woman, thou sayest a word exceeding grievous to me !
    Who hath otherwhere shifted my bedstead ? Full hard
      for him should it be,
    For deft as he were, unless soothly a very God come
      here,
    who easily, if he willed it, might shift it otherwhere.
    But no mortal man is living, how strong so e’er in his
      youth,
    who shall lightly hale it elsewhere, since a mighty wonder
      forsooth
    is wrought in that fashioned bedstead, and I wrought
      it, and I alone.
    In the close grew a thicket of olive, a long-leaved tree
      full-grown,
    that flourished and grew goodly as big as a pillar about,
    So round it I built my bride-room, till I did the work
      right out
    with ashlar stone close-fitting ; and I roofed it overhead,
    and thereto joined doors I made me, well fitting in their
      stead.
    Then I lopped away the boughs of the long-leafed olive-tree,
    and shearing the bole from the root up full well and cunningly,
    I planed it about with the brass, and set the rule thereto,
    and shaping thereof a bed-post, with the wimble I bored
      it through.
    So beginning, I wrought out the bedstead, and finished
      it utterly,
    and with gold enwrought it about, and with silver and
      ivory,
    and stretched on it a thong of oxhide, with the purple
      made bright.
    Thus then the sign I have shown thee ; nor, woman, know
      I aright
    If my bed yet bideth steadfast, or if to another place
    Some man hath moved it, and smitten the olive-bole
      from its base. »

Ces douze derniers livres de l’Odyssée n’ont point le merveilleux du roman, de l’aventure et de la couleur que nous trouvons dans la première partie de l’épopée.

Il n’y a rien que nous puissions comparer avec l’exquise idylle de Nausicaa, ou avec l’humour titanique de l’épisode qui se passe dans la caverne du Cyclope.

Pénélope n’a point l’aspect mystérieux de Circé, et le chant des sirènes semblera peut-être plus mélodieux que le sifflement des flèches lancées par Odysseus debout sur le seuil de son palais.

Mais ces derniers livres n’ont point d’égaux pour la pure intensité de passion, pour la concentration de l’intérêt intellectuel, pour la maestria de construction dramatique.

En vérité, ils montrent très clairement de quelle manière l’épopée donna naissance au drame dans le développement de l’art grec.

Le plan tout entier du récit, le retour du héros sous un déguisement, la scène où il se fait reconnaître par son fils, la vengeance terrible qu’il tire de ses ennemis, et la scène où il est enfin reconnu par sa femme, nous rappellent l’intrigue de mainte pièce grecque, et nous expliquent ce qu’entendait le grand poète athénien, en disant que ses drames n’étaient que des miettes de la table d’Homère.

En traduisant, en vers anglais, ce splendide poème, M. Morris a rendu à notre littérature un service qu’on ne saurait estimer trop haut, et on a plaisir à penser que même si les classiques venaient à être entièrement exclus de nos systèmes d’éducation, le jeune Anglais serait encore en état de connaître quelque chose des charmants récits d’Homère, de saisir un écho de sa grandiose mélodie et d’errer avec le prudent Odysseus « autour des rives de la vieille légende ».


  1. Pall Mall Gazette. 24 novembre 1887.