Derniers essais de littérature et d’esthétique/Le Socialisme poétique

Le Socialisme poétique[1].


M. Stopford Brooke disait, il y a quelque temps, que le Socialisme et l’esprit socialiste donneraient à nos poètes des sujets plus nobles et plus élevés à chanter, élargiraient leurs sympathies, agrandiraient l’horizon de leur vision, et toucheraient, du feu et de l’ardeur d’une foi nouvelle, des lèvres qui, sans cela, resteraient silencieuses, des cœurs qui, sans cet évangile nouveau, resteraient froids.

Que gagne l’Art aux événements contemporains ?

C’est toujours un problème attrayant, et un problème malaisé à résoudre.

Toutefois, il est certain que le Socialisme se met en marche bien équipé.

Il a ses poètes et ses peintres, ses conférenciers artistiques, ses caricaturistes malicieux, ses orateurs puissants, et ses écrivains habiles.

S’il échoue, ce ne sera point faute d’expression.

S’il réussit, son triomphe ne sera pas un triomphe de la simple force brutale.

La première chose qui frappe, quand on jette les yeux sur la liste de ceux qui ont fourni leur appoint aux Chants du Travail de M. Edward Carpenter, c’est la curieuse variété de leurs professions respectives. Ce sont les grandes différences de position sociale qui existent entre eux. C’est cette étrange mêlée d’hommes qu’a réunis un moment une passion commune.

L’éditeur est un « conférencier scientifique ».

A sa suite, viennent un drapier, un porteur, puis deux ex-maîtres d’Eton, deux bottiers, et ceux-ci à leur tour font place à un ex-Lord-Maire de Dublin, à un relieur, à un photographe, à un ouvrier sur acier, à une femme-auteur.

Dans une même page, nous trouvons un journaliste, un dessinateur, un professeur de musique ; dans une autre, un employé de l’état, un mécanicien-ajusteur, un étudiant en médecine, un ébéniste et un ministre de l’Église d’Écosse.

Certes ce n’est point un mouvement banal qui peut réunir en une étroite fraternité des hommes de tendances aussi différentes, et si nous mentionnons parmi les poètes M. William Morris, et disons que M. Walter Crane a dessiné la couverture et le frontispice du livre, nous ne pouvons ne pas sentir, comme nous l’avons déjà dit, que le socialisme se met en marche bien équipé.

Quant aux chants eux-mêmes, certains d’entre eux, pour citer la préface de l’éditeur : « sont purement révolutionnaires ; d’autres ont un ton chrétien. Il y en a qu’on pourrait qualifier de simplement matériels dans leurs tendances tandis que d’autres ont un caractère hautement idéal et visionnaire ».

Voilà qui, en somme, promet beaucoup.

Cela montre que le Socialisme n’entend pas se laisser ligoter par un credo dur et ferme, ni se mouler dans une formule de fer.

Il accueille bien des natures multiformes.

Il n’en repousse aucune, il a de la place pour toutes.

Il possède l’attrait d’une merveilleuse personnalité.

Il s’adresse au cœur de l’un, au cerveau de l’autre, il attire celui-ci par sa haine de l’injustice, son voisin par sa foi en l’avenir, un troisième, peut-être par son amour de l’art, ou par son culte ardent pour un passé mort et enterré.

Et de cela, tout est bien. Car rendre les hommes socialistes n’est rien, mais humaniser le socialisme est une grande chose.

Ils ne sont pas d’une très haute valeur littéraire, ces poèmes qui ont été si adroitement mis en musique.

Ils sont faits pour être chantés, non pour être lus.

Ils sont rudes, directs, vigoureux.

Les airs sont entraînants et familiers, et on peut dire que la première cohue venue les gazouillerait aisément.

Les transpositions qu’on a faites sont très amusantes :

« C’était dans Trafalgar-Square » est mis sur l’air de : « C’était dans la baie de Trafalgar ».

« Debout, peuple ! » chanson très révolutionnaire, par M. John Gregory,

bottier, et qui a pour refrain :

Debout, peuple, ou descendez dans votre tombe !
      Les lâches seront toujours esclaves,

doit se chanter sur l’air de Rule Britannia.

Le vieil air du Vicaire de Bray accompagnera la nouvelle Ballade de Loi et de l’Ordre, qui néanmoins, n’est point du tout une ballade, et, sur celui de Voici pour la timide fillette de quinze ans, la démocratie de l’avenir lancera de sa voix tonnante une des compositions lyriques les plus fortes et les plus touchantes de M. T. D. Sullivan.

Il est clair que les Socialistes entendent faire marcher l’éducation musicale du peuple du même pas que son éducation dans la science politique, et sur ce point, comme sur tous les autres, ils semblent complètement exempts de toute préoccupation étroite, de tout préjugé conventionnel.

Mendelsohn est imité par Moody et Sankey : [2] La Garde sur le Rhin figure côte à côte avec la Marseillaise.

Lillibulero est un chœur de Norma ; John Brown et un air de la Neuvième Symphonie de Beethoven leur sont tous également agréables.

Ils chantent l’hymne national dans la version de Shelley.

La voix du labeur de M. William Morris, à la cadence fluide de « Vous, rives et landes de Bonny Doon ». Victor Hugo parle quelque part du cri terrible « du tigre populaire » mais, il est évident, d’après le livre de M. Carpenter, que si jamais la Révolution éclatait en Angleterre, ce ne serait point en un rugissement inarticulé, mais plutôt en de charmantes chansons, en de gracieux couplets.

On gagnerait certainement au change.

Néron jouait du violon pendant que Rome brûlait, du moins à ce que disent des historiens inexacts, mais c’est pour bâtir une cité éternelle que les Socialistes de nos jours se sont occupés de faire de la musique et ils ont une entière confiance dans les instincts artistiques du peuple.

    Ils disent que le peuple est brutal,
         qu’en lui sont mort les instincts de beauté.
    Si c’était vrai, honte à ceux qui le condamnent
         à la lutte désespérée pour le pain !
    Mais ils mentent en leur gorge, quand ils parlent ainsi
        Car le peuple a le cœur tendre,
    et une source profonde de beauté se cache
        sous la fièvre et la douleur aiguë de sa vie.

Voilà une stance prise dans une des poésies de ce volume, et le sentiment exprimé en ces mots domine partout.

La Réforme gagna beaucoup de terrain en employant les airs populaires de cantiques.

Les Socialistes paraissent décidés à conquérir la faveur du peuple par des moyens analogues. Mais ils feront bien d’être modestes dans leur attente.

Les murs de Thèbes s’élevèrent au son de la musique, et Thèbes fut une cité vraiment bien sotte.


  1. Pall Mall Gazette, 15 février 1889.
  2. Moody, prédicateur et poète américain, que l’organiste Sankey accompagnait dans ses tournées.