Derniers essais de littérature et d’esthétique/Essais par M. Brander Matthews

Essais, par M. Brander Matthews[1].

« Si vous tenez à ce que votre livre soit apprécié favorablement, faites vous une bonne réclame dans votre préface. »

Telle est la règle d’or formulée pour servir de guide aux auteurs par M. Brander Matthews dans un amusant essai sur l’art d’écrire une préface et mettant sa théorie en pratique, il annonce son volume comme « le plus intéressant et le plus instinctif de la décade. »

Amusant, il l’est certainement par endroits.

L’Essai sur le poker, par exemple, est écrit avec beaucoup de verve et d’agrément.

M. Proctor blâmait le poker par une raison assez triviale.

C’était pour lui une manière de mensonge, et autre raison plus sérieuse, il offrait des occasions très favorables pour tricher.

A vrai dire, la seule existence de ce jeu, en dehors des tapis-francs était, selon lui, « un des phénomènes les plus monstrueux de la civilisation américaine. »

M. Brander Matthews répond à ces graves accusations que bluffer se réduit à la « Suppressio veri » et que cet acte exige du joueur une forte dose de courage physique.

Quant à l’acte de tricher, il soutient que le poker n’offre pas plus d’occasions pour l’exercice de cet art que le Whist ou l’Écarté, tout en admettant que l’attitude à prendre en face d’un adversaire dont la veine est indûment persistante, est celle de l’Allemand d’Amérique qui trouvant quatre as dans son jeu, était naturellement disposé à parier, quand il lui vint une idée soudaine :

— Qui a distribué les cartes ? demanda-t-il.

— Jakey Einstein, lui répondit-on.

— Jakey Einstein ! répéta-t-il en abattant son jeu. Alors je passe.

L’histoire de ce jeu paraîtra fort intéressante à tout amateur des cartes.

Ainsi que la plupart des produits franchement nationaux de l’Amérique, il semble avoir été importé de l’étranger, et on peut en suivre l’origine jusqu’à un jeu italien du quinzième siècle.

L’Euchre fut probablement acclimaté sur le Mississipi par les voyageurs canadiens.

C’est une forme du jeu français de triomphe.

Un citoyen du Kentucky, désirant dire à ses fils quelques mots d’avis pour leur conduite future dans la vie, les convoqua autour de son lit de mort et leur parla ainsi :

— Mes gars, quand vous descendrez le fleuve jusqu’à la Nouvelle-Orléans, méfiez-vous d’un certain jeu appelé le Yucker, où le valet est plus fort que l’as. Ce n’est pas chrétien.

Et cet avis donné, il s’allongea et mourut en paix.

Et c’était à l’Euchre que jouaient ces deux gentlemen, à bord d’un bateau sur le Mississipi, quand un spectateur, scandalisé de la fréquence avec laquelle un des joueurs tournait le valet, prit la liberté d’avertir l’autre joueur que le gagnant prenait les cartes de dessous.

Ce à quoi le perdant, sûr de savoir se défendre, répondit d’un ton bourru :

— Bah ! je suppose bien qu’il le fait. C’est son tour de donner.

Le chapitre sur l’Antiquité des mots pour rire avec sa proposition d’une exposition internationale de plaisanteries, est des plus remarquables.

Une exposition de ce genre, comme le remarque M. Matthews, aurait du moins pour effet de détruire tout ce qui reste d’autorité au bon vieux dicton d’après lequel il n’existe au monde que trente-huit bonnes plaisanteries et que trente-sept ne peuvent être dites devant des dames et la section rétrospective serait d’un grand secours pour tout folkloriste digne de ce nom.

Car la plupart des bonnes histoires de notre temps appartiennent en réalité au folklore, sont des mythes survivants, des échos du passé.

Les deux proverbes américains bien connus : « Nous avons eu un enfer de temps » et « que l’autre marche » sont l’un et l’autre suivis jusqu’à leur origine par M. Matthews.

Le premier se retrouve dans les lettres de Walpole, le second dans une histoire que le Pogge raconte à un habitant de Pérouse qui s’en allait, l’air mélancolique, parce qu’il ne pouvait pas payer ses dettes : « Va ! Stulte, lui fut-il conseillé, laissez l’inquiétude à vos créanciers. »

Même la brillante riposte faite par M. Evart quand on lui dit que Washington avait une fois lancé un dollar au delà du Pont Naturel en Virginie : « En ces temps-là un dollar allait bien plus loin que de nos jours » paraît descendre en ligne directe d’une spirituelle remarque de Foote, quoique dans ce cas, nous préférions le fils au père.

L’Essai sur le français tel que le parlent ceux qui ne parlent pas français est aussi écrit d’une façon très fine d’ailleurs. Sur tous les sujets, excepté en littérature, M. Matthews mérite d’être lu.

En littérature et sur les sujets littéraires, il est certainement tout à fait piteux.

L’Essai sur l’Éthique du plagiat, avec son pénible effort pour réhabiliter M. Rider Haggard, et les sottes remarques sur l’admirable article de Poë, au sujet de « M. Longfellow et autres plagiaires » est extrêmement terne et banal, et dans le laborieux parallèle qu’il établit entre M. Frédéric Locker et M. Austin Dobson, l’auteur de Plume et Encre montre qu’il est absolument dépourvu de toute vraie faculté critique, de toute finesse de tact pour discerner entre les vers courants de société et l’œuvre exquise d’un très-parfait artiste en poésie.

Nous ne trouvons point mauvais que M. Matthews compare M. Locker et M. Du Maurier, M. Dobson ou M. Randolph Caldecott, et M. Edwin Abbey.

Ces sortes de comparaisons, si elles sont très sottes, ne font aucun mal.

En fait, elles ne signifient rien, et selon toute apparence, on ne veut pas qu’elles aient une portée.

D’autre part, nous sommes réellement tenus de protester contre les efforts de M. Matthews pour confondre la poésie de Piccadilly avec la poésie du Parnasse.

Nous dire, par exemple que le vers de M. Dobson « n’a point la clarté condensée, ni la vigueur incisive de M. Locker » est vraiment trop mauvais, même pour de la critique transatlantique.

Pour peu qu’on se pique de se connaître en littérature on se gardera de rapprocher ces deux noms.

M. Locker a écrit quelques agréables vers de société, quelques bagatelles rimées à mettre en musique, admirablement bien faites pour les albums de dames et les magazines.

Mais citer pêle-mêle Herrick, Suckling et M. Austin Dobson, c’est chose absurde.

Herrick n’est point un poète.

D’autre part, M. Dobson, a produit des pièces absolument classiques dans leur exquise beauté de forme.

Rien qui ait plus de perfection artistique en son genre que les Vers à une jeune Grecque n’a été écrit de notre temps.

Ce petit poème restera dans les mémoires, aussi longtemps qu’y restera Thyrsis et Thyrsis ne sera jamais oublié.

Tous deux ont ce caractère de distinction qui est si rare en ces jours de violence, d’exagération et de rhétorique.

Certes, quand on avance comme le fait M. Matthews que les pièces de M. Dobson appartiennent à « la littérature forte », on dit une chose ridicule.

Elles ne visent point à la force et elles ne la réalisent point.

Elles ont d’autres qualités, et dans leur sphère délicatement circonscrite, elles n’ont point de rivales contemporaines ; il n’en est même aucune qui se place au second rang après elles.

Mais M. Matthews ne s’effraye de rien et s’évertue à traîner M. Locker en dehors de Piccadilly, où il était tout à fait dans son élément, et à le planter sur le Parnasse, où il n’a pas le droit de prendre place, où il ne réclamerait point une place.

Il loue son œuvre avec le zèle étourdi d’un commissaire-priseur éloquent.

Ces vers d’une grande banalité, et même d’une légère vulgarité, sur un Crâne humain :

    Il a peut-être contenu (pour émettre au hasard quelques
      idées),
    ton cerveau, o Eliza Fry ! ou celui de Baron Byron ;
    l’esprit de Nell Gwynne, ou du docteur Watts.
    Deux bardes qu’on cite. Deux sirènes philanthropes.
    Mais, j’espère, cela s’entend bien,
    qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme, qu’ils aient
      été adorés ou détestés,

    l’être qui posséda ce crâne ne fut pas tout à fait aussi bon,
    ni tout à fait aussi mauvais que bien des gens l’ont affirmé.

Ces vers-là lui paraissent « avoir de la gaîté et de l’éclat » « être pleins d’un humour agréable, » et il faut « y relever deux choses en particulier : l’individualité et la franchise de l’expression. »

Individualité, franchise d’expression ! Nous nous demandons quel est pour M. Matthews le sens de ces mots.

M. Locker n’a pas de chance avec son lourdaud d’admirateur américain.

Comme il doit rougir en lisant ce panégyrique pesant !

Il faut dire que M. Matthews lui-même a du moins un accès de remords d’avoir tenté de mettre l’œuvre de M. Locker à côté de l’œuvre de M. Dobson, mais comme il arrive après les accès de remords, cela n’aboutit à rien.

Dès la page suivante, nous l’entendons se plaindre de ce que le vers de M. Dobson n’a point la « clarté condensée » et la « vigueur incisive » de celui de M. Locker.

M. Matthews devait s’en tenir à ses ingénieux articles de journaux sur l’Euchre, le Poker, le mauvais français et les plaisanteries d’antan.

Sur ces sujets-là, il sait « écrire des choses drôles » selon sa propre expression.

Il écrit aussi « des choses drôles » sur la littérature, mais la drôlerie n’est pas tout à fait aussi amusante.


  1. Pall Mall Gazette, 27 février 1889, à propos de Plume et encre