Derniers essais de littérature et d’esthétique/Une des Bibles du Monde

Une des Bibles du Monde[1].

Le Kalévala est un de ces poèmes que M. William Morris appela un jour les « Bibles du Monde. »

Il se range comme épopée nationale, à côté des poèmes homériques, des Niebelungen, du Shahnameth, et du Mahabharata.

L’admirable traduction que vient d’en publier M. John Martin Crawford sera certainement bien accueillie de tous les lettrés, de tous les amis de la poésie primitive.

M. Crawford, dans sa très intéressante préface, revendique pour les Finlandais le mérite d’avoir commencé, avant toute autre nation européenne, à recueillir et conserver leur antique folklore.

Au dix-septième siècle, nous rencontrons des hommes au goût littéraire tels que Palmsköld, qui travaillèrent à rassembler et interpréter les différents chants des habitants des landes marécageuses du Nord.

Mais le Kalévala proprement dit fut réuni par deux grands érudits finlandais de notre siècle même : Zacharias Topélius et Elias Lönnrot.

Tous deux étaient des médecins praticiens, et leur profession les mettait en contact fréquent avec les gens du peuple.

Topélius, qui réunit quatre-vingts fragments épiques du Kalévala, passa les onze dernières années de sa vie au lit, où le retenait une maladie incurable. Mais ce malheur ne refroidit point son enthousiasme.

M. Crawford nous apprend qu’il avait coutume de grouper les colporteurs finlandais auprès de son lit et de les inviter à chanter leurs poésies épiques, qu’il transcrivait à mesure qu’elles étaient récitées, et quand il entendait parler d’un ménestrel finlandais réputé, il faisait tout son possible pour faire venir chez lui le chanteur et recueillir de lui de nouveaux fragments de l’épopée nationale.

Lönnrot parcourut tout le pays à cheval, en traîneau attelé de rennes, en canot, recueillant vieux poèmes et chants chez les chasseurs, les pêcheurs, les bergers.

Chacun lui donnait son concours, et il eut la bonne fortune de trouver un vieux paysan, un des plus vieux parmi les runolainen de la province russe de Wuokinlem, qui surpassait de beaucoup tous les autres chanteurs du pays, et il obtint de lui l’une des rimes les plus splendides du poème.

Et certainement, le Kalévala, tel que nous le possédons, est un des grands poèmes du monde.

Il ne serait peut-être pas tout à fait exact de le présenter comme une épopée.

Il lui manque l’unité centrale du vrai poème épique dans le sens que nous donnons à ce mot.

On y trouve bien des héros, outre Wainamoinen.

C’est à proprement parler un recueil de chants populaires et de ballades.

Son antiquité ne donne aucune prise au doute : il est païen d’un bout à l’autre, même la légende de la vierge Mariatta, à qui le soleil indique l’endroit « où est caché son bébé d’or »,

    Là-bas est ton enfant d’or,
    Là repose endormi ton saint enfant,
    caché jusqu’à la ceinture dans l’eau,
    caché dans les joncs et les roseaux,

est nettement antérieure au christianisme, selon tous les savants.

Les Dieux sont surtout des dieux de l’air, de l’eau, de la forêt.

Le plus grand est le dieu du ciel, Ukks, qui est « le père des Brises », « le Pâtre des agneaux-nuages ». L’éclair est son glaive, l’arc-en-ciel son arc ; son jupon lance des étincelles de feu, ses bas sont bleus, et ses souliers de couleur cramoisie.

Les filles du Soleil et de la Lune sont assises sur les bords écarlates des nuages et tissent les rayons de lumière en une toile brillante.

Untar préside aux brouillards et aux brumes, et les passe à travers un tamis d’argent avant de les envoyer sur la terre.

Ahto, le dieu de la vague, habite « avec son épouse au cœur froid et cruel » Wellamo, au fond de la mer dans l’abîme des Rochers aux Saumons, et possède le trésor sans prix du Sampo, le talisman du succès.

Quand les branches des chênes primitifs cachèrent aux régions du Nord la lumière du soleil, Pikku-Mies (Pygmée) émergea de la mer entièrement vêtu de cuivre, avec une hachette de cuivre à la ceinture, et étant parvenu à une stature gigantesque, il abattit en trois coups de sa hachette l’immense chêne.

« Wirokannas » est le prêtre à la robe verte, de la forêt, et Tapio, qui porte un vêtement en mousse d’arbre, et un haut chapeau en feuilles de pin, est le « Dieu gracieux des grands bois ».

Otso, l’ours, est « la Patte de miel des montagnes, l’ami des forêts, à la robe de fourrure ».

En toute chose visible ou invisible, il y a un dieu, une divinité présente.

Il y a trois mondes, et tous peuplés de divinités.

Quant au poème lui-même, il est en vers trochaïques de huit syllabes, avec allitération et écho dans le cours du vers. C’est le mètre dans lequel Longfellow a écrit Hiawatha.

L’un de ses traits caractéristiques est une admirable passion pour la nature, et pour la beauté des objets de la nature.

Lemenkainen dit à Tapio :

    « Dieu des forêts, à la barbe noire,
    avec ton chapeau et ton vêtement d’hermine,
    habille les arbres des fibres les plus fines,
    couvre les bosquets des tissus les plus riches,
    donne aux sapins le luisant de l’argent,
    revêts d’or les baumes élancés,

    donne aux bouleaux leur ceinture cuivrée
    et aux pins leur contour d’argent,
    donne aux bouleaux des fleurs d’or,
    couvre leurs troncs d’un réseau d’argent.
    Tel était leur costume au temps d’autrefois,
    quand les jours et les nuits avaient plus d’éclat,
    quand les sapins brillaient comme la lumière du soleil,
    et les bouleaux comme les rayons de la lune.
    Que le miel embaume toute la forêt,
    qui s’étend dans les vallons et sur les montagnes ;
    que des parfums rares se répandent sur les bords des prés,
    que l’huile coule à flot des terres basses. »

Tous les métiers, tous les travaux d’art sont écrits, comme dans Homère, avec un minutieux détail :

    Alors le forgeron Ilmarinen,
    l’éternel artiste-forgeron,
    dans la fournaise, forgea un aigle
    avec le feu de l’antique savoir.
    Pour cet oiseau géant de magie
    il forgea des grilles de fer.
    Il lui fit le bec d’acier et de cuivre.
    Il s’asseoit lui-même sur l’aigle,
    sur le dos, entre les os des ailes,
    et parle en ces termes à sa créature.
    Il donne son ordre à l’oiseau de feu :
    « Puissant aigle, oiseau de beauté,
    dirige ton vol du côté où je t’enverrai,
    vers le fleuve Tuoni, noir comme le charbon,
    vers les profondeurs bleues du fleuve de la Mort.
    Saisis le puissant poisson de Mana.
    Empare-toi pour moi de ce monstre aquatique

Et la construction d’une barque par Wainamoinen est un des grands

épisodes du poème :

    Wainamoinen, vieux et habile,
    l’éternel faiseur de merveilles,
    construit son vaisseau avec enchantement,
    construit son bateau par art et magie.
    Avec la charpente que fournit le chêne,
    il en fait la quille et les flancs et le fond.
    Il chante une chanson et la charpente est jointe.
    Il en chante une seconde, et les flancs sont assemblés.
    Il chante une troisième fois, et les taquets de nages sont fixes
    rames et côtés et gouvernail façonnés,
    les côtés et les flancs unis ensemble.
    Maintenant il fait un pont au vaisseau magique.
    Il peint le bateau en bleu et écarlate,
    il orne avec de l’or le gaillard d’avant,
    il couvre la proue avec de l’argent fondu.
    Il lance à l’eau son magnifique vaisseau qui glisse
    sur les rouleaux faits de sapin.
    Maintenant il dresse les mâts en bois de pin,
    sur chaque mât les voiles de toile
    voiles bleues, et blanches et écarlates,
    tissées en un tissu le plus fin.

Tous les traits caractéristiques d’une antique et splendide civilisation se reflètent dans ce merveilleux poème, et l’admirable traduction de M. Crawford devrait rendre les merveilleux héros de Suomi aussi familiers, sinon plus chers à notre peuple, que les héros de la grande épopée ionienne.


  1. Pall Mall Gazette, 12 février 1889.