CHAPITRE IX

LES DEUX VAUVENARGUES


Il y a deux Vauvenargues. L’un, que j’appellerai le Vauvenargues de Voltaire et qui date de 1746 ; l’autre qui se produisit, cent ans après, d’une manière que je raconterai tout à l’heure. Ces deux personnages ne différent pas, ils se complètent. Ce sont comme les deux profils du même visage. On a souvent remarqué que certaines personnes ne sont tout elles-mêmes que de face. Vues de profil, elles ne se ressemblent pour ainsi dire pas. Leur figure ne donne une impression complètement juste que si elle se présente dans sa plénitude de traits et de physionomie.

Tel est Vauvenargues. Cette âme si complexe, quoique si grande, n’a pas été comprise tout entière du premier regard. Elle nous offre le phénomène étrange d’un esprit supérieur se révélant pour ainsi dire en deux fois à la postérité.

Parlons d’abord du premier, du Vauvenargues de Voltaire.

Rien n’honore plus Voltaire que son amitié pour Vauvenargues. Cette amitié se mêlait d’un sentiment que l’auteur de Candide n’a guère connu, le respect. Voltaire avait cinquante ans, Vauvenargues en avait vingt-sept ; Voltaire était dans la pleine puissance de son génie et de sa gloire, Vauvenargues était un petit officier de province ; Voltaire était riche, Vauvenargues était pauvre ; Voltaire allait de pair avec les plus hautes puissances, Vauvenargues n’avait pas un seul protecteur. Un matin, arrive, par la poste, à l’illustre poète, au milieu d’un monceau de lettres de toutes sortes, un manuscrit signé d’un nom inconnu, et que ne lui recommandait aucune apostille importante. Il l’ouvre, il le lit, et à mesure qu’il avance dans cette lecture, je ne sais quel trouble le saisit. Du premier coup d’œil, il avait deviné un grand esprit... Mais peu à peu il se sent en face de quelque chose qui lui est supérieur à lui-même... une grande âme ! Alors, comme soudainement, éclate en lui une affection toute particulière, où s’allient à l’admiration la sollicitude d’un père et la déférence d’un fils. Il écrit à ce jeune homme, il parle à ce jeune homme, comme il n’écrit et ne parle à personne. Il se fait son homme d’affaires. Il se fait son protecteur auprès des ministres, il surveille l’impression de son livre, et, le jour de la publication, voici la lettre qu’il lui adresse : « Je sors de chez vous. Je voulais vous parler du volume que j’ai lu ce matin. Il y a un an que je dis que vous êtes un grand homme, vous avez révélé mon secret. Je m’unis avec transport à la grandeur de votre âme, à la sublimité de votre esprit, à l’humanité de votre caractère. Je vous conjure de m’aimer ! » Certes, les éloges hyperboliques ne manquent pas dans la correspondance de Voltaire ; mais comparez donc les flagorneries dont il est si prodigue, et qui se démentent par leur exagération même, avec ce cri parti de l’âme : Je vous conjure de m’aimer ! Enfin, Vauvenargues mort, Voltaire écrit sur lui deux lignes qui sont tout un portrait : « Je l’ai toujours connu le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille. »

Je ne sais pas, dans l’œuvre de Voltaire, une seule phrase qui ait ce caractère de simplicité émue. Pour la bien sentir, il faut, je crois, se la lire tout haut, j’en ai fait l’expérience, et il s’est dégagé pour moi de l’harmonie même des syllabes, je ne sais quelle impression poétique qui l’a gravée dans mon esprit comme une belle phrase musicale.

C’est sous ces traits que Vauvenargues a passé à la postérité et a vécu pendant plus d’un siècle dans nos imaginations. Il nous représente un jeune sage de la Grèce, marqué de ce signe mélancolique que portent au front les êtres destinés à mourir jeunes.


I modifier

Cent dix ans plus tard, naquit, à une date précise, comme un être réel, le 25 août 1856, le second Vauvenargues, et le court récit de ce fait singulier peut offrir, je crois, quelque intérêt.

L’Académie avait mis au concours, comme sujet du prix d’éloquence de 1856, l’éloge de Vauvenargues.

Parmi les manuscrits soumis à l’examen préalable d’une commission se trouva un numéro 17, dont je fus chargé de faire le rapport.

Ce discours me frappa singulièrement par la nouveauté et la hardiesse de l’idée générale.

L’auteur n’allait pas moins qu’à contredire Voltaire, et à prétendre que sa célèbre phrase était, sinon injuste, du moins absolument incomplète.

« Que Vauvenargues, disait-il, ait été le plus infortuné des hommes, rien de plus vrai, mais le plus tranquille ? non. Vauvenargues est un passionné, un impétueux, un ambitieux, non pas ambitieux d’honneurs, de places ou d’argent, mais ambitieux d’agir, ambitieux de se produire, parce qu’il se sent fait pour les plus hauts emplois. »

Cette assertion me parut si originale et si intéressante que je n’hésitai pas à demander à la commission de présenter le n° 17 à l’Académie, en premier rang, pour concourir au prix.

La chose n’alla pas de soi.

Il est bien difficile d’accepter, dit un des membres de la commission, qu’un homme aussi fin que Voltaire, et dont la finesse dans cette circonstance était encore aiguisée par une profonde sympathie, n’eût pas vu dans Vauvenargues ce que l’auteur du discours croit y voir. A quoi je répondis, en m’appuyant sur le discours même, que, si Voltaire ne l’avait pas vu, c’est que Vauvenargues le lui avait caché.

« Vauvenargues, dis-je, était une de ces âmes fières, hautes, un peu hautaines si l’on veut, qui peuvent laisser parfois échapper leur secret, mais qui ne le livrent pas. Le fond de leur âme leur appartient toujours. Si Vauvenargues a caché son ambition, c’est que cette ambition a toujours été pour lui une déception et une blessure, une blessure dont son orgueil souffrait trop pour qu’il la laissât voir. En outre, ajoutai-je, remarquez que l’auteur ne produit pas son opinion comme absolue, il ne prétend pas l’appuyer sur des preuves positives ; il la donne seulement comme une conviction, née en lui, d’une étude approfondie de l’œuvre de Vauvenargues.

Cette réponse, sans convaincre absolument la commission, lui parut suffisante pour justifier la présentation du n° 17, comme très digne de concourir au prix ; je fus chargé de le lire à l’Académie.

La séance fut assez mouvementée. La lecture finie, un des membres les plus considérés de la compagnie, M. Cousin, décida nettement que, quel que fût le mérite de ce discours, il regardait comme impossible de lui donner le prix. On ne couronne pas une hypothèse. Sans doute, l’interprétation est ingénieuse, la supposition séduisante, mais où sont les preuves ? Il n’y a là en réalité, dit-il avec un sourire un peu dédaigneux, qu’un spirituel point d’interrogation. ― Hé ! Hé ! mon cher confrère, répliqua Sainte-Beuve avec sa mine finaude et son regard narquois, il pourrait bien y avoir là plus de vrai que vous ne le supposez. » Là-dessus, M. de Salvandy demande la parole, et, avec sa chaleur un peu déclamatoire, mais sincère, avec sa générosité d’accent, il répliqua si éloquemment à M. Cousin, qu’il emporta tous les suffrages, et le prix fut donné au n° 17, à L. Gilbert.

La lecture en séance publique obtint un succès éclatant ; toute la presse ratifia le jugement de l’Académie, et M. Gilbert, inconnu le matin, avait sa place le soir parmi les jeunes écrivains chercheurs et trouveurs.

Mais voici un fait bien inattendu et bien curieux.

Quelques mois plus tard, on découvrit en Provence toute une correspondance de Vauvenargues avec le marquis de Mirabeau, père de l’illustre orateur, et toute une masse de fragments inédits qui donnaient complètement raison à l’auteur du discours ; son hypothèse devenait une réalité. Un second Vauvenargues s’ajoutait au Vauvenargues de Voltaire. Or, qui avait fait cette découverte ? M. Gilbert lui-même. Tout autre que M. Gilbert se serait peut-être complu dans la satisfaction de son succès, mais il se sentait une dette vis-à-vis du public qui l’avait cru de confiance. Il tenait à la payer. Quelques jours donc après la séance de l’Académie, il part pour la Provence à la recherche de tout ce qui pouvait rester de Vauvenargues. Pendant plusieurs mois, il interroge les bibliothèques, il consulte les collections privées, il fouille dans les études de notaires, et, après ce long travail, il revient à Paris avec la matière de tout un volume nouveau, il en compose une édition définitive et il complète ainsi la gloire du grand homme qu’il avait deviné. C’est ce Vauvenargues vu de face dont je vais essayer de reconstituer la figure, à l’aide du discours de M. Gilbert, du volume inédit et de mes impressions personnelles.


II modifier

Vauvenargues n’était pas né marquis. Son père s’appelait le sire de Clapiers. Petit gentilhomme, mais de bonne race, un grand service public, un acte de courage éclatant le désignèrent à l’attention du souverain, qui le créa marquis, mais en le laissant pauvre. Cette pauvreté pesa toujours sur Vauvenargues, dans son enfance, comme une gêne ; dans sa jeunesse, comme un obstacle ; à la fin de sa vie, comme un supplice. Le seul cri d’amer découragement qui sortît de cette bouche stoïque fut un anathème contre la pauvreté.

Son éducation n’offre qu’un trait particulier, mais bien digne de remarque. Il n’eut, en réalité, qu’un maître : Plutarque. La lecture de Plutarque ne fut pas seulement pour lui, comme pour Rousseau, un plaisir littéraire ou moral. Non. Il revivait toutes ces illustres vies. Lui-même, nous raconte, en termes passionnés, comment il passait des nuits entières à parler à Agésilas, à Alcibiade, à Thémistocle. Il se voyait sur la place publique, à Rome, haranguant le peuple avec les Gracques, ou défendant Caton, quand on lui jetait des pierres. Un jour, les lettres de Brutus à Cicéron lui étant tombées entre les mains : « Je fus si ému, dit-il, que je ne pouvais pas les achever. Je sortis comme un homme en fureur, pour faire plusieurs fois le tour d’une longue terrasse en courant de toutes mes forces, jusqu’à ce que ma lassitude finît par une sorte de convulsion !... »

Nous voilà déjà bien loin du jeune homme tranquille de Voltaire.

A vingt-trois ans, il part pour l’armée. Sa noblesse ne lui permettait pas d’autre métier. Au bout d’un mois, il était l’idole de tous ses camarades. Mais comment le surnommait-on ? Le père ! Le père ? Pourquoi ce nom adressé à un homme si jeune ? C’est que ce jeune homme avait le don naturel de l’autorité. Quelque temps après son arrivée au camp, il dominait tous ses camarades. On ne l’admirait pas seulement pour son courage, on ne l’aimait pas seulement pour sa bonté, on le respectait, on le considérait, on le consultait. Il était né chef. Ce qui ajoutait encore à son ascendant et y mêlait je ne sais quel attrait mystérieux, c’est que, le soir venu, au lieu de prendre part aux divertissements, il se retirait sous sa tente et écrivait parfois très avant dans la nuit.

La guerre le soumit à une terrible épreuve. Il faisait partie de cette effroyable retraite de Prague, qui s’accomplit au milieu de mille périls, à travers les montagnes, les glaces, les avalanches. Une nuit, étant en observation sur le bord d’un fleuve gelé, frissonnant sous le manteau de frimas qui le couvre, il se met à penser aux riches de ce monde, endormis à cette heure dans leurs lits luxueux. Quel sentiment lui inspire cette pensée ? L’envie ? Le regret ? Non. Une mâle joie. Il se sent plus heureux qu’eux, parce qu’il se sent supérieur à eux. Il ne dit pas à la douleur, comme le stoïcien : « Tu ne me feras pas convenir que tu sois un mal. » Il lui dit : « Tu es un bien ! » Il l’aime ! il l’aime comme on aime un ennemi redoutable, avec lequel on se réjouit de se mesurer et qu’on est fier de vaincre. Voilà un héroïsme de vaillance qui nous emmène bien loin encore du Vauvenargues de Voltaire. La campagne finie, il revient à Aix, perdu de santé, à demi ruiné et réduit à l’inaction, comme tous les officiers de noblesse. Heureusement, si son épée lui manque, sa plume lui reste, et il se jette ardemment dans une voie nouvelle.

Il recueille, il formule toutes les pensées qui l’avaient hanté pendant cette guerre, et ses pages manuscrites, propagées parmi la jeunesse d’Aix y jettent un tel mouvement d’idées, obtiennent un tel succès que son père, quelque peu enorgueilli de sa récente noblesse, s’en effarouche et s’en offense. Un marquis de Vauvenargues devenant un petit écrivailleur, c’est déroger ! Et il se met nettement en travers de la vocation littéraire de son fils. Par bonheur, vivait alors, à Aix, un autre marquis, de plus vieille race que le sire de Clapiers, le marquis de Mirabeau, le célèbre père du grand Mirabeau. Compagnon d’armes de Vauvenargues, son ami intime, son confident, il se prend d’enthousiasme pour ses œuvres, et, à son tour, il se met bravement en travers du veto paternel. Il déclare qu’il vaut mieux déroger à son titre qu’à son génie, et pousse ardemment Vauvenargues, non seulement dans la carrière littéraire, mais à Paris. « N’enfouissez pas ici, lui écrit-il, les plus beaux dons du monde ! Des gens du goût le plus sûr, à qui j’ai montré ce que vous écrivez, en ajoutant que vous n’aviez pas vingt-cinq ans, se sont écriés : « Quels hommes produit cette Provence ! » Si vous ne vous reconnaissez pas le plus grand génie, je vous connais mieux que vous. »

Vauvenargues part : il arrive à Paris, il voit Voltaire, il se mêle à toute la société littéraire. Quelle figure y fait-il ? Quelle place y prend-il ?

Les mémoires de Marmontel nous offrent là-dessus un renseignement précieux. C’est le récit d’une conversation, à laquelle il a assisté, entre Vauvenargues et Voltaire.

« C’était, dit-il, de la part de Voltaire une abondance intarissable de faits intéressants et de trait de lumière. C’était, de la part de Vauvenargues, une éloquence pleine de charme et de force, une virile liberté de penser, qui n’avait rien de commun avec les vaines adulations du monde. Pour connaître Vauvenargues, ajoute-t-il, il ne suffisait pas de le lire, il fallait l’entendre. Il tenait nos âmes dans sa main. » Ce mot si expressif ne jette-t-il pas un jour singulier sur la puissance d’ascendant de Vauvenargues ? Ne nous reporte-t-il pas à son influence sur ses camarades de régiment ? Sur les jeunes gens de noblesse de la ville d’Aix ? Marmontel ajoute : « J’ai toujours regretté que l’auteur de Zaïre n’ait pas légué à la postérité le souvenir vivant de ces conversations, n’ait pas fait pour Vauvenargues ce que Xénophon et Platon ont fait pour Socrate. » Platon ! Xénophon ! Socrate ! Socrate, le précepteur d’Athènes ! Socrate qui régna pendant quarante ans sur ce peuple, rien qu’en se promenant dans la rue et en causant. Rapprocher le nom de Vauvenargues d’un tel nom ! Quelle action avait donc la parole de ce jeune homme ?

Deux traits significatifs vont nous faire faire un pas de plus dans l’explication de ce mystère.

L’amour des lettres, le désir de s’y faire un nom, n’amenèrent pas seuls Vauvenargues à Paris. Il y arrive en solliciteur : simple capitaine, il venait demander un grade plus élevé dont il se croyait digne. Son amour de la guerre allait-il donc jusqu’à la passion ? Oui, sous une certaine forme et dans une certaine mesure. Lui-même nous apprend qu’il n’avait pas le goût du métier ; les détails de la vie militaire l’ennuient : « Je crois, dit-il, que j’aurais bien fait les grandes choses. Je dédaigne les petites. » Une de ses maximes va plus loin encore : Ma seule crainte, dit-il, est de raser trop timidement la terre. Quand on est né pour la gloire, il faut suivre hardiment son essor. Les grands emplois font les grands talents. »

Où donc l’emporte son essor ? Au plus haut rang. Jusqu’à la chimère ! Il ne rêve pas moins, nous en avons la preuve écrite de sa main, que le titre de général en chef. Concevoir le plan d’une grande bataille ! Gouverner une grande bataille ! Gagner une grande bataille ! Une bataille qui décide du sort de son pays ! Voilà ce qui hante l’esprit de ce tranquille Vauvenargues.

Poursuivons. Repoussé dédaigneusement par le ministre et réduit par sa santé déplorable à quitter le service militaire, il ne peut se résoudre à l’inaction, il se tourne vers la diplomatie ; il écrit directement au roi pour demander un poste aux affaires étrangères. Il ne craint pas l’alléguer « son habileté à manier les esprits, son art de tout pénétrer et de rester impénétrable. » Oh ! ce n’est pas un modeste ! Mais Voltaire n’a-t-il pas écrit au ministre Ancelot : « Sachez votre Vauvenargues comme vous savez votre Démosthène. » Les hommes dont on parle de cette sorte ont autre chose à faire que d’être modestes ; ils ont à se produire, non par orgueil, mais dans l’intérêt même de leur pays. Repoussé de la diplomatie comme de la guerre, Vauvenargues tombe d’abord dans un découragement irrité, et il se venge par cette fière maxime :

« Si un homme est né avec l’âme haute, s’il est laborieux, sans bassesse, d’un esprit profond et caché, j’ose dire qu’il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui ne craignent rien tant que les hommes qu’ils ne pourraient pas dominer. »

Voilà le Vauvenargues que nous révèle l’étude nouvelle de sa biographie.

Voyons celui que nous fait connaître la lecture de ses œuvres complètes.

III modifier

Ce qui me frappe le plus dans l’œuvre de Vauvenargues, c’est la différence profonde qui le sépare des autres moralistes.

Les maximes de La Rochefoucauld sont un chef-d’œuvre d’esprit et de style ; mais, à voir la façon dont elles ont été faites, il est bien difficile de prendre ce livre si sérieux... au sérieux. Un grand seigneur, qui se trouve être un grand écrivain, fourbit le matin, dans son cabinet, de petits dards acérés, voire un peu empoisonnés ; il les apporte le soir à de belles dames, qui les aiguisent et les affinent encore avec lui, les cisèlent, les agrémentent, et de ce pessimisme en collaboration sort un traité de morale de salon, qui trouble plus qu’il n’éclaire.

Bien autrement sérieux sont les Caractères de La Bruyère, mais là encore on se trouve en face d’un livre purement livresque ; l’auteur reste toujours un auteur. Il voit, il observe, il note, il décrit ; son coup d’œil est perçant, sa plume est merveilleuse, mais où est l’âme ? Où est la vie ? Où est l’homme ?

L’œuvre de Vauvenargues est l’homme même, l’homme tout entier.

Choisissons quelques-unes de ses maximes.

« La fortune exige des soins ; il faut être souple, cabaler, n’offenser personne, et encore, après cela, on n’est sûr de rien ; tandis que, sans aucun de ces artifices, un ouvrage fait de génie emporte de soi-même tous les suffrages, et l’on peut aller à la gloire par son seul mérite. »

En voici qui sont d’admirables cris de sursum corda : « A une grande âme le combat plaît, même sans la victoire. »

« La fortune peut se jouer des efforts des hommes courageux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. »

« Un grand malheur peut avoir ses charmes. Les rigueurs du sort élèvent un esprit ferme et l’obligent à ramasser toutes ses forces qu’il n’employait pas. »

Après ces larges coups d’ailes, voici quelques conseils de conduite, que certaines personnes, je le crains bien, ne trouveront pas très pratiques.

« Même si votre fortune est médiocre, faites généreusement et sans compter tout le bien qui tente vos cœurs. »

Quelle expression géniale que ce mot « qui tente vos cœurs ! »

L’amour n’a joué qu’un rôle secondaire dans la vie de Vauvenargues ; où en trouver cependant une plus délicate définition que celle-ci ?

« Quand un jeune homme ingénu aime pour la première fois, tous ceux qui le connaissent se ressentent de son bonheur ; il tend la main à ceux qui ont voulu lui nuire, il donne, il pardonne, il réconcilie : son amour devient pour lui toutes les vertus. »

Cette dernière ligne ne semble-t-elle pas l’écho de ce vers d’un des plus beaux sonnets de Michel-Ange : « L’amour est l’aile que Dieu donne à l’homme pour monter jusqu’à lui. »

C’est que Vauvenargues n’était pas seulement moraliste, il était poète.

En voici une preuve bien frappante. Tout le monde connaît ces deux pensées : « Les premiers jours du printemps ont moins de grâce que la vertu naissante d’un jeune homme. »

Et encore :

« Les rayons de l’aurore sont moins doux que les premiers regards de la gloire. »

Eh bien, le croirait-on ? Voltaire voulait les biffer comme trop poétiques. Qu’aurait-il donc dit de celles-ci, publiées depuis lui ?... « La vue d’un animal malade, le gémissement d’un cerf poursuivi dans les bois par les chasseurs, l’aspect d’un arbre penché vers la terre et traînant ses rameaux dans la poussière, les ruines méprisées d’un vieux bâtiment, la pâleur d’une fleur qui tombe et qui se flétrit, enfin, toutes les images du malheur des hommes réveillent la pitié d’une âme tendre, contristent le cœur et plongent l’esprit dans une rêverie attendrissante. »

Ne croit-on pas lire un passage de Lamartine ?

Enfin, une dernière citation, empruntée à la correspondance découverte par L. Gilbert, nous montrera que l’activité fiévreuse de Vauvenargues, que son ambition s’appelle dévouement, esprit de sacrifice, désir de s’immoler.

Il a trente ans, il touche à sa fin. Il loge à Paris, dans une chambre absolument misérable d’un petit hôtel de la rue du Paon. Sa pauvreté confine à la misère. Il est atteint d’une maladie de poitrine incurable. Il crache le sang ; ses yeux sont à demi perdus, par suite de la petite vérole. Tout à coup, il apprend que la Provence est envahie par les Impériaux. Il se soulève sur son lit de torture. Il prend la plume et écrit à son ami le marquis de Saint-Vincens :

« J’ai besoin de votre amitié, mon cher Saint-Vincens. Quoi ?... Toute la Provence est armée et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu ! Le mauvais état de mes yeux et de ma santé ne me justifie pas assez. Je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Mandez-moi, je vous prie, s’il reste encore de l’emploi dans vos troupes nouvellement levées, et si je serais sûr d’être employé en me rendant en Provence. Je vous remets, mon cher ami, la disposition de tout ce qui me regarde. Offrez mes services, pour quelque emploi que ce soit, et n’attendez pas ma réponse pour agir. Je me tiendrai heureux et honoré de ce que vous ferez pour moi et en mon nom. »

Quelques mois après, il était mort.